(1962) Articles divers (1957-1962) « Demain l’Europe sans frontières ?[préface] (1958) » pp. -

Demain l’Europe sans frontières ?[préface] (1958)g

L’homme ne vit pas de pain seulement, mais ne vit pas longtemps sans pain. Ainsi de l’Europe. Pour unir les 332 millions d’habitants qu’elle compte à l’ouest du rideau de fer — en attendant les 98 millions retenus à l’est dans l’orbite russe — la seule réussite dans douze ans d’institutions économiques ne peut évidemment suffire ; mais leur échec serait bientôt mortel.

Or le Marché commun des Six, la zone de libre-échange des Dix-Sept, et leur future intégration dans le cadre d’une Grande Europe associée aux nations africaines ne supposent pas seulement une politique à long terme, mais aussi et peut-être d’abord une préparation proprement intellectuelle, par quoi j’entends un vaste effort de libre réflexion et d’imagination de la part des économistes, et une prise de conscience économique dans le grand public.

L’étude des réalités de base et des problèmes présents de l’économie, incroyablement négligée par l’École, doit devenir partie intégrante de la culture d’un honnête homme au xxe siècle, si l’on veut que la démocratie fonctionne. L’honnête homme vote, et sa voix détermine l’économie de son pays, que ce soit d’une manière directe comme en Suisse, ou plus souvent par députés interposés ; mais il sait trop rarement ce qu’il fait, dans ce domaine tout au moins.

D’autre part, les travaux des experts et des économistes professionnels restent généralement inaccessibles au grand public, même s’ils sont édités en librairie ; leurs auteurs ne prévoient d’être lus que par leurs étudiants et leurs collègues.

Entre un public ignorant mais qui vote, des experts liés par leur mission, et des savants privés d’une large audience, peu ou point d’échanges efficaces.

Il faudrait réfléchir librement sur les problèmes économiques, et il faudrait y réfléchir en groupe, car ces problèmes sont trop complexes pour le plus génial des chercheurs, s’il reste seul. Mais qui le fait ? Les experts des gouvernements ne sont pas libres. Les chercheurs libres ne sont pas groupés.

C’est pourquoi le Centre européen de la culture a jugé utile de réunir en séminaire une vingtaine d’économistes, à la fois réputés et indépendants, pour leur poser une question populaire et d’une simplicité presque choquante, une question qu’il jugeait présente et vraiment agissante dans l’opinion : Que se passerait-il si… les frontières économiques étaient supprimées en Europe ?

Telle était la règle du jeu. Nous ne demandions pas comment faire pour obtenir l’union économique, mais supposant le problème résolu, nous désirions savoir, comme l’électeur moyen, ce qui se passerait alors, selon toute vraisemblance.

Que la répugnance professionnelle de nos séminaristes à « jouer » ainsi — répugnance sensible dans celles des études qu’on va lire qui s’attachent aux résultats acquis plus encore qu’aux résultats prévisibles — soit garante du sérieux avec lequel ils ont essayé néanmoins de répondre à notre question.

Nous nous étions efforcés de les persuader dès l’abord qu’il importait de réduire certaines objections de principe, ou mieux certaines craintes vagues mais courantes. Car le grand public — précédé par beaucoup d’intellectuels et suivi par beaucoup de députés — n’hésite pas, lui, à jouer le jeu de « ce qui se passerait si… » Seulement, il a tendance à jouer perdant, à préjuger de catastrophes dont rien ne prouve qu’elles se produiraient. Il ne croit guère qu’à des fantômes, tandis que les experts croient aux chiffres, et que les militants de l’Europe fédérée croient aux bienfaits automatiques de l’union, sans avoir toujours calculé son prix.

Nos économistes se sont réunis deux fois, à six mois de distance, et leurs débats ont été chauds. Tout parti pris de militant leur eût paru indigne d’une attitude proprement scientifique. Pourtant, un optimisme européen bien tempéré se dégage de leurs études, dont le plan fut arrêté en commun, la rédaction strictement individuelle, et la mise au point réciproque.

Que pouvons-nous attendre de ces études ? Nous nous sommes refusés à leur donner après coup le tour journalistique qui leur eût peut-être assuré un succès populaire sans lendemain, au détriment de leur véritable utilité. Elles ont déjà servi de base à plusieurs brochures de large diffusion18, à des articles et à des émissions de radio. Mais c’est leur publication en recueil qui leur donnera leur vraie valeur, chacune d’elles appuyant, nuançant ou parfois corrigeant les autres.

Aux économistes, industriels et commerçants, elles apporteront des analyses d’une rare objectivité. Que se passerait-il si… ? — Rien ou presque rien de ce que vous redoutiez, mais beaucoup de bonnes choses qu’il vous reste à vouloir — avec au moins autant de lucidité que les totalitaires en apportent à vouloir un monde inhumain.

Au grand public, ces études donneront une idée précise de la complexité des problèmes qui se posent, mais aussi des espoirs autorisés, et dans bien des cas, assurés.

Étrange Europe, qui a tout pour elle si elle s’unit mais qui a tant de peine à s’accepter, à saisir ses chances de grandeur, à guérir de son pessimisme et de ses crampes nationalistes… Puisse cet ouvrage contribuer à ranimer un peu de cette confiance en elle-même qui suffirait sans doute à la rendre capable d’exercer à nouveau sa vocation mondiale.