(1969) Articles divers (1963-1969) « Aspects fédéralistes dans les plans et projets d’union européenne du Moyen Âge à nos jours (1963) » pp. 61-72

Aspects fédéralistes dans les plans et projets d’union européenne du Moyen Âge à nos jours (1963)h

Au seuil des activités d’enseignement que cet Institut commence aujourd’hui, après une longue période de recherches, d’expériences pratiques et de publications dans le cadre du Centre européen de la culture, il ne sera sans doute pas inutile de situer notre projet, d’en préciser les coordonnées, et d’exposer ensuite le thème général de nos travaux pendant le semestre qui s’ouvre. Permettez-moi donc, avant d’en venir à l’objet particulier de mon cours, de consacrer quelques moments à cette introduction plus générale.

S’il paraît opportun d’entreprendre aujourd’hui, ou plutôt de poursuivre et d’élargir partout où cela se peut, et donc aussi à Genève, des études européennes, c’est parce que la question de l’union de l’Europe se trouve posée à cette génération, et parce qu’elle met en jeu bien autre chose que des intérêts matériels. Il serait donc vain de se dissimuler que l’une des raisons d’être de cet Institut, sans doute la principale, tient à la conjoncture présente, aux circonstances de notre temps. Ce fait détermine le caractère particulier de notre Institut, comme d’ailleurs des quelque vingt-cinq autres instituts d’études européennes qui sont à l’œuvre, depuis plusieurs années, dans d’autres villes du continent. Très près de l’actualité, en raison même de leur objet, qui se compose, se définit et se modifie sous nos yeux, ces instituts tiennent cependant à garder, par rapport au déroulement des faits et à l’action politique militante, la distance nécessaire à la réflexion critique et à la recherche objective. Certes, la question européenne n’est pas une question académique ! Elle n’appartient pas à un passé qu’il suffirait de décrire et d’interpréter, mais à un avenir auquel nous sommes tous vitalement intéressés, et qu’il s’agit de préparer. Elle est moins un acquis à transmettre qu’un problème à résoudre. Est-ce à dire qu’il faille en laisser le soin au seul réalisme des hommes d’État, aux seuls calculs des experts officiels, et au seul enthousiasme des militants ? Question globale, économique et politique au premier chef, elle implique en réalité, quantité de problèmes moraux, juridiques, historiques, philosophiques, dont il faut bien reconnaître que beaucoup attendent encore d’être étudiés objectivement, un à un, et aussi d’être envisagés dans l’ensemble de leurs interconnections et par rapport à ces notions de l’homme qui ont fait que l’Europe, malgré tout, représente autre chose et un peu plus que ce qu’elle est dans sa réalité physique, qui est à peine 4 % des terres émergées de la planète.

Cette question européenne constituant l’objet central de notre enseignement et de nos recherches, il importe de rappeler tout d’abord à grands traits dans quels termes elle se pose, et qui l’a posée.

Le monde issu de la Seconde Guerre mondiale a vu surgir, en lieu et place de la prépondérance des États de l’Europe, désunis et rivaux, une constellation toute nouvelle de grands ensembles fortement unifiés, comme les États-Unis, la Russie et la Chine, ou comme l’Inde et l’Insulinde, tandis que d’autres groupes de nations récentes et plus instables, sont à la recherche de quelque union encore mal définie, mais qui a déjà force de mythe, en Afrique noire et dans le monde arabe. La tendance générale qui se dessine dans les années 1945 à 1950 va donc aux grandes unités politiques, de 200 à 600 millions d’hommes. Dans un tel monde, quel peut être l’avenir des États de l’Europe, petits et moyens désormais — c’est-à-dire comptant de 3 à 50 millions d’habitants ? Aucun ne paraît en mesure de se relever de ses ruines sans aide extérieure ; ni d’assurer à lui seul sa défense et sa prospérité économique ; ni de poursuivre une politique étrangère autonome. Que deviennent, dans ces conditions de fait, leur souveraineté et même leur indépendance, au sens classique de ces expressions ?

Aucun de nos pays n’est en mesure, non plus, de parler au nom de l’Europe. Qui pourrait assumer, dans ces conditions, les fonctions et les devoirs qui vont bientôt incomber à l’Occident au plan mondial, tels que l’aide aux pays sous-développés, ou l’intervention effective en cas de crise internationale, ou en cas d’agression contre un pays isolé ? Que peut encore signifier l’expression Europe, sinon un ensemble de pays qui vivent, comme le dit alors P.-H. Spaak, « dans la peur des Russes et de la charité des Américains » ?

C’est à ce moment que naît, ou renaît en Europe le vieux rêve d’union du Continent.

Et cela commence, comme toujours, par des manifestes d’intellectuels, des écrits de visionnaires, des groupuscules de militants — pour la plupart issus de la résistance à l’hitlérisme, même en Allemagne et en Italie — et qui bientôt formeront l’Union européenne des fédéralistes et le Mouvement européen.

Les économistes, de leur côté, supputent et calculent l’avenir immédiat. Le professeur Maurice Allais déclare au congrès de La Haye, en 1948, qu’une Europe unie serait en mesure de doubler sa production et son niveau de vie. Jean Monnet et son équipe du Plan français se mettent à l’œuvre en silence, loin des congrès et des associations de militants qui leur ont préparé la voie dans les esprits.

Puis des hommes politiques se proposent pour diriger ce mouvement naissant, qui a peut-être le vent de l’histoire en poupe. Ils ne sont pas nombreux d’abord, ils ne sont pas suivis par la majorité de leurs collègues. Mais ce sont, notons-le, les plus illustres de l’époque : Churchill, De Gasperi, Léon Blum, Paul Reynaud, Robert Schuman, Adenauer, Paul-Henri Spaak, enfin, plus tard et contre eux à l’en croire, mais en fait dans le même sens final qui est celui d’une Europe autonome rendue forte par son union, de Gaulle lui-même.

Les premières réalisations se limitent comme on sait au domaine économique, CECA dès 1953, Marché commun et Euratom dès 1959. Les États, les services ministériels et les parlements ne se croient pas encore en mesure « d’aller plus loin ». Mais dans notre civilisation moderne, une transformation économique de quelque envergure ne saurait être limitée au domaine purement économique, comme on disait naguère. D’une part, le social est inséparable de l’économique, d’autre part, l’économie commande les armements, surtout au prix où ils sont. La politique en dépend donc aussi étroitement qu’elle dépend par ailleurs de l’opinion, des idéologies nationales et des doctrines. Créer une union économique, même restreinte à quelques pays pour commencer, c’est virtuellement modifier les conditions politiques de toute l’Europe. Le problème de l’union politique se trouve donc posé, inéluctablement, à tous nos pays, ne fût-ce que par la seule existence du Marché commun.

Telle est donc la question européenne. Formulée tout d’abord par des intellectuels et des utopistes mal écoutés et peu suivis, ayant reçu ses premières solutions expérimentales et concrètes au plan économique, ayant par là même alerté les intérêts et l’opinion, elle débouche enfin sur le plan politique.

Mais il serait excessif de dire qu’elle y débouche en pleine clarté. Au contraire, c’est à ce niveau que la discussion générale du problème dans la presse, les partis, les parlements, les congrès et les déclarations des hommes d’État témoigne de la plus grande confusion. Si l’on examine son vocabulaire, on s’aperçoit qu’il utilise à peu près au petit bonheur les termes d’union et d’unification, d’intégration et de fédération, d’union « plus étroite » (plus étroite que quoi, on ne le dit pas) et de communauté, de supranationalité et de super-État, ou encore d’États-Unis d’Europe, comme si ces termes étaient, à toutes fins utiles et grosso modo, synonymes.

Cet état de confusion générale et d’aimable anarchie sémantique, traduit non seulement l’ignorance courante des problèmes ou l’inévitable manque d’information de l’opinion, mais peut-être surtout, et c’est plus grave, l’absence d’une vision claire et convaincante des solutions proprement politiques, qu’il faudra bien donner un jour prochain à la question européenne.

En vue de cerner et de choisir au mieux l’objet de nos études dans un champ aussi vaste, essayons donc de définir les quelques types principaux de solutions théoriquement imaginables ou pratiquement en question de nos jours. Je n’en vois guère que trois, qui se distinguent nettement par le rôle qu’y joueraient nos États.

On peut concevoir idéalement une Europe unitaire, unifiée sur le modèle élargi aux dimensions continentales de nos États-nations centralisés, dont l’exemple typique est la France. Dans une telle Europe, nos États actuels ne joueraient plus qu’un rôle comparable à celui des dépar­tements dans une République une et indivisible, ce qui amènerait à les redécouper en circonscriptions administratives moins inégales par l’étendue. Cette solution unitaire, jacobine ou napoléonienne, n’est en fait et comme telle défendue par personne, et n’offre pas un champ d’études utiles, car chacun voit que l’unification de l’Europe, à supposer qu’elle soit praticable, ne serait conforme ni aux données historiques, ni aux données actuelles et concrètes du problème à résoudre. Il importe toutefois de la mentionner, ne fût-ce qu’à titre de limite, de conséquence extrême, inaccessible, qui marquerait le triomphe exclusif d’une seule des tendances contradictoires qui composent l’esprit européen, je veux dire la tendance à l’unité abstraite, l’esprit de géométrie d’un planificateur supposé capable de modeler à son gré la société. Dans les discussions sur la question européenne, cette utopie joue un rôle non négligeable, fût-ce au seul titre de repoussoir, disons même d’épouvantail.

À l’autre extrême, on peut concevoir une Europe qui ne serait organisée que par un système d’alliances entre États souverains. C’est, de fait, la solution préconisée par les tenants de « l’Europe des patries », belle expression hélas impropre en l’occurrence, car, ainsi qu’a tenu à le préciser le général de Gaulle lui-même (conférence de presse de mai 1962), elle ne désigne en réalité qu’une Europe des États. Dans une telle Europe, nos États-nations actuels resteraient pleinement souverains — dans la mesure toutefois où cette souveraineté ne serait pas limitée, en fait, et même en droit, par leurs alliances mêmes. Cette solution pose un certain nombre de problèmes qui pourraient et devraient faire l’objet de recherches, dont je suggère seulement quelques têtes de chapitre.

On peut se demander d’abord si cette solution apparemment de statu quo, répond d’une manière adéquate aux nouveaux besoins d’union apparus depuis 1945, et qui ont posé, précisément, la question européenne. Elle supposerait en tout cas un retrait, éventuellement impraticable ou très onéreux, sur les réalités économiques déjà créées ou modifiées par le Marché commun. D’autre part, elle se fonde sur une certaine idée de la souveraineté des États, considérés comme seule réalité tangible, ou par là même, elle présente un attrait certain pour ceux qui souhaiteraient laisser les choses autant que possible en l’état où elles sont. Mais est-il sûr que cet état soit bien celui que l’on croit ? Pour répondre à cette question, il conviendrait d’examiner, après Léon Duguit, Preuss, Lapradelle, Chabod et tant d’autres, la notion de souveraineté sans limites, constituée pendant la période absolutiste, et reprise par le xixe siècle des nationalismes. Il faudrait voir, d’une part, dans quelle mesure cette notion est compatible avec le droit, et d’autre part, si elle correspond encore à des réalités tangibles, à des droits et à des devoirs que les États puissent réellement exercer, comme faire la guerre ou la paix à leur guise, assurer seuls leur défense, leur prospérité, leurs libertés collectives ou individuelles. Il faudrait examiner objectivement si, et dans quelle mesure, « les choses étant ce qu’elles sont », la notion d’indépendance n’a pas déjà cédé le pas, en fait plus encore qu’en droit, à la notion d’interdépendance. Mais l’objet de pareilles études risquerait d’être par trop transitoire, trop lié à une actualité mouvante, susceptible de déboucher plus ou moins rapidement sur une problématique plus vaste et plus permanente, en quelque sorte.

La troisième solution concevable, essentiellement différente de celle de l’unification et de celle des alliances entre souverains, c’est la solution fédéraliste. Dans une Europe fédérée, les États ne seraient pas effacés ou dissouts, ils ne seraient pas non plus maintenus dans une fiction de souveraineté absolue, mais ils joueraient un rôle plus ou moins analogue à celui des cantons suisses, dont l’autonomie se voit assurée par la force même de leur union. La fédération garantirait leur souveraineté — dans les domaines où elle peut et doit rester entière — tout en l’exerçant collectivement dans d’autres domaines où, de toute façon, elle ne peut plus guère s’exercer individuellement.

Convient-il de considérer comme un quatrième type, la solution qui consisterait à étendre au plan politique les règles et méthodes de l’intégration déjà réalisée au plan économique par le Marché commun ? Voilà qui paraît difficile. En effet, le traité de Rome n’évoque aucune solution de cet ordre. La déclaration des chefs d’État des Six, faite à Bonn le 18 juillet 1961, parle, il est vrai, de « donner forme à la volonté d’union politique déjà implicite dans les traités qui ont institué les Communautés européennes », mais elle ne suggère pas les voies et moyens qui pourraient permettre d’opérer un jour ou l’autre ce passage de l’économique au politique. Ni cette déclaration, ni le traité lui-même, ne fournissent d’indications sur le type de régime politique dont l’intégration économique pourrait être la préfigure, ou l’amorce. Ce régime serait-il interétatique, super étatique, ou extraétatique, pour reprendre les distinctions proposées par Georges Scelle ? On ne sait. Et cela dépendra de la prédominance finale d’un des trois types de solutions que je viens de caractériser très brièvement. Mais rien ne nous autorise à juger que le fédéralisme, déjà pratiqué quasi journellement dans les processus de décision des Communautés économiques, serait celle des trois solutions qui aurait le moins de chances dans cette compétition.

Les raisons qui nous ont fait retenir la solution fédéraliste comme thème central de nos études, au cours de ce premier semestre tout au moins, sont de nature assez diverse.

Raisons générales, d’abord. La solution fédéraliste paraît la mieux susceptible de répondre à la fois aux besoins nouveaux d’union, et aux besoins traditionnels d’autonomie de nos peuples, besoins qui semblent contradictoires, mais qui sont là, incontestablement. Elle paraît aussi la plus propre à rallier ou à faire converger un jour ou l’autre les partisans de l’Europe des États et ceux des États-Unis d’Europe, ceux qui insistent avant tout sur l’autonomie de leur pays, et ceux qui insistent avant tout sur l’unité du continent.

Raisons particulières ensuite. La solution fédéraliste est évidemment la plus conforme à l’expérience de la vie politique et civique du pays où nous sommes, et dont je suis, pays que l’on a souvent appelé, à tort ou à raison, une préfigure de l’Europe unie.

Enfin, raisons immédiates et personnelles. Il se trouve que mes collaborateurs et moi-même, si différents que soient nos tempéraments, nos origines et nos champs d’intérêts particuliers, avons tous les trois été amenés par nos précédents travaux à étudier certains aspects du problème fédéraliste, aspects complémentaires, qui n’épuisent pas le sujet, bien sûr, mais qui permettent tout au moins de l’approcher de manières variées, avec les moyens du bord, dans un esprit commun. Or je pense qu’il existe une harmonie préétablie entre le fédéralisme comme objet d’études et la méthode interdisciplinaire qui s’impose à nous. Car le fédéralisme n’est pas une doctrine toute faite, un dogme auquel il s’agirait de plier les réalités, mais une méthode générale d’aménagement des choses humaines, méthode d’allure pragmatique qui ne se comprend et ne s’explique bien que par son fonctionnement dans les domaines les plus divers.

C’est ainsi que M. Henri Schwamm, en économiste qui suit de très près l’évolution et les répercussions de l’intégration, abordera le problème de la manière la plus concrète par une comparaison des marchés avant et après l’entrée en action des premières institutions supra- ou plurinationales fonctionnant en Europe, la CECA, le Marché commun, l’AELE, etc. Il étudiera donc des exemples précis d’évolution des structures du stade national aux divers stades d’une intégration progressive à l’échelle européenne. Problème préfédéraliste, à parler rigoureusement, mais préalable nécessaire, et d’ailleurs d’intérêt suffisant en soi.

M. Dusan Sidjanski de son côté, décrira les structures institutionnelles dans lesquelles et grâce auxquelles se développe ce contenu économique, et il montrera dans quelle mesure ces structures tendent ou non à se rapprocher des formes fédéralistes. Il rejoindra de la sorte les études de méthode et d’évaluation des tendances politiques vers l’intégration, réunies dans le nouvel ouvrage qu’il publie ces jours-ci : Dimensions européennes de la science politique.

Enfin, je me propose, pour ma part, d’aborder le problème sur le plan de l’histoire des idées, en traitant des aspects fédéralistes dans les projets et plans d’union européenne, du Moyen Âge à nos jours.

Parallèlement aux cours et aux travaux de séminaire, nous avons convoqué un groupe d’une vingtaine de juristes, philosophes, historiens, économistes, théoriciens et praticiens de l’intégration, pour étudier les perspectives d’une solution fédéraliste de la question européenne. Le groupe doit se réunir pour la première fois dans quelques semaines. Les étudiants avancés qui auront présenté en conférence des travaux intéressants, auront la possibilité d’y participer.

Voilà donc le programme initial de notre petit Institut. Moyens modestes, longues visées, tâche qui dépasse évidemment nos forces actuelles mais qu’il semble urgent d’entreprendre là où on le peut, dans l’esprit du proverbe chinois qui dit : « Mieux vaut allumer une petite chandelle que de maudire l’obscurité ! »

Ces quelques propos d’introduction générale ne me laissent pas beaucoup de temps pour introduire le sujet particulier de mon cours, mais je souhaite qu’ils aient permis déjà d’en pressentir les intentions.

Il pourrait sembler logique de commencer par définir le fédéralisme avant d’en étudier les exemples, soit dans l’expression, soit dans l’application. Toutefois, ce procédé classique serait trompeur dans le cas particulier, car il se trouve que le fédéralisme n’est précisément pas un système logique que l’on puisse déduire dans l’abstrait à partir d’une définition simple et de quelques principes axiomatiques. On l’a même décrit comme l’antisystème10. Aux yeux de la plupart des auteurs contemporains qui s’en déclarent les adeptes, c’est une attitude de pensée et une méthode de conduite, plus qu’une doctrine ou une notion juridique ; une expérience multiforme et non pas une construction dogmatique aux lignes simples et aux structures géométriques. Tenter de le définir d’entrée de jeu serait donc s’exposer à trahir méthodiquement sa nature même. Voilà sans doute pourquoi ce sont ses adversaires qui éprouvent le moins de scrupules à en donner des caractérisations brèves et simples. Et voilà pourquoi les dictionnaires échouent à le définir en tant que méthode, et pas seulement comme un système politique. La plupart nous renvoient de fédéralisme à fédératif et à fédération, voire à confédération indifféremment, sans qu’aucun contenu ne puisse être saisi au passage ; certains d’entre eux ridiculisent carrément le terme. Ainsi, le dictionnaire de Littré, dans sa 1re édition qui date de 1863 :

Fédéralisme, s.m. Néologisme. Système, doctrine du gouvernement fédératif. « Le fédéralisme était une des formes politiques les plus communes employées par les sauvages. » Chateaubriand, Amérique, Gouvernement. Pendant la révolution, projet attribué aux girondins de rompre l’unité nationale et de transformer la France en une fédération de petits États.

Vingt-et-un ans plus tard, le dictionnaire historique de Grégoire récidive, et je cite :

Fédéralisme. En 1792 et 1793, on accusa les girondins de vouloir substituer à l’unité nationale le fédéralisme, c’est-à-dire une association des départements qui eussent formé autant de républiques distinctes, comme les cantons suisses… Cette calomnie propagée par les montagnards excita le peuple de Paris contre les girondins…

Les dictionnaires anglais renvoient, eux, à l’exemple de l’Union américaine. Le tempérament britannique passe pour pragmatique et donc plus favorable au fédéralisme que l’esprit français, qui passe pour cartésien. Ce sont pourtant deux juristes britanniques, Sir Ivor Jennings et C. M. Young, qui définissent ainsi la structure fédérale : « Une forme de gouvernement extravagante et inefficace, justifiable là seulement où une forme plus stricte d’organisation est pratiquement impraticable (practically impracticable)11 ».

Quant aux partisans du fédéralisme comme méthode ou attitude, et des régimes qui s’en inspirent, nous constatons qu’il leur faut des livres entiers pour l’exposer ou, mieux, pour en décrire et communiquer l’habitus. Parmi les ouvrages capitaux consacrés au fédéralisme, quelques titres doivent être cités d’emblée.

Les 85 articles écrits par Jay, Hamilton et Madison pour défendre la Constitution fédérale américaine rédigée en 1787, composent l’énorme volume intitulé The Federalist (dont une traduction française a paru en 1957). En France, c’est l’œuvre posthume de Proudhon, Du Principe fédératif, qui, en 1863 (l’année même où Littré publie l’article que je viens de citer) inaugure la révolte fédéraliste contre l’orthodoxie jacobine et l’étatisme triomphant. En Prusse, c’est Constantin Franz, conservateur subversif malgré lui, qui publie en 1879 Der Föderalismus. Puis des savants français entreprennent une série de mises au point systéma­tiques : Le Fur publie en 1896 son ouvrage intitulé État fédératif et Confédération d’États (distinction classique, mais que les dictionnaires déjà cités et contemporains continuent d’ignorer sereinement) ; Georges Scelle, dans son Précis du droit des gens, tome I, paru en 1932, généralise la méthode fédéraliste et l’étend à toutes les structures intersociales, qu’elles soient ou non étatiques ; l’équipe de l’Ordre nouveau, de 1932 à 1939, avec Arnaud Dandieu, Robert Aron, Alexandre Marc et moi-même, puis Henri Brugmans qui s’inspire de ses travaux, rénove ce que j’ai nommé « l’attitude fédéraliste ». Plusieurs des membres de ce groupe, dispersé dès 1939, se retrouvent pour déclencher, après la Seconde Guerre mondiale, le mouvement qui aboutit au congrès de Montreux (1947) suivi par le Congrès de l’Europe, à La Haye, en 1948, d’où sont issues les premières réalisations européennes, le Conseil de l’Europe notamment. Citons enfin les deux tomes d’Études sur le fédéralisme, composés par une trentaine de professeurs américains sous la direction de Robert Bowie et de Carl Friedrich, et récemment traduits en français.

Dans le dernier en date des très nombreux ouvrages consacrés à notre question après la Seconde Guerre mondiale — c’est le Fédéralisme contemporain, par Henri Brugmans et Pierre Duclos — le second de ces auteurs écrit ceci :

Tout démontre que, quel que soit son avenir, [le fédéralisme] est autre chose qu’une simple recette juridique ou politique : il est un des grands types d’aménagement du rapport politique, et peut-être plus encore, un des grands styles de vie et de civilisation, capable, au même titre que le libéralisme, le socialisme ou la démocratie, d’alimenter la pensée des sociétés.

Ainsi donc, entre le fédéralisme considéré par l’esprit jacobin comme trahison de l’unité nationale sacro-sainte, le fédéralisme considéré simplement comme système d’association d’États, et le fédéralisme considéré par la nouvelle école que décrit Pierre Duclos comme un des grands styles de vie et de civilisation, vous voyez que la discussion est très ouverte…

J’ai donc estimé qu’au lieu de partir d’une définition pseudo-scientifique, ou secrètement partisane, ou entachée d’abstraction, il était plus honnête et enseignant d’aller rechercher dans les écrits des précurseurs de l’Europe unie, à partir du xive siècle, et en remontant peu à peu vers notre époque, les éléments d’une tradition fédéraliste de l’Europe ; quitte à déduire, finalement, de cette enquête, quelques critères permanents, voire même, si possible, quelques définitions, et en passant, quelques lumières sur le rôle effectif des utopies politiques.

La plupart de ces plans sont restés peu connus, voire inconnus de leurs contemporains. Aucun d’entre eux, avant celui de Coudenhove-Kalergi, publié en 1923, n’a entraîné d’action politique concrète, et moins encore de résultats.

Cependant, ce n’est pas une histoire des échecs de l’idée européenne, ni des déchets de la pensée fédéraliste, ni des curiosa de l’esprit occidental que je me propose de retracer et qui mérite de retenir l’attention des étudiants.

Ces plans et projets constituent autant de prises sur leur époque, autant de documents paléontologiques sur les conceptions et croyances régnantes en leur temps, soit qu’ils les reflètent fidèlement — et ce sera une occasion de les décrire —, soit qu’ils s’opposent expressément à « ce qui allait de soi » du vivant de leurs auteurs, et dont ils annoncent la modification ou anticipent le dépassement.

Ainsi, la considération d’un traité de Dante (le De Monarchia, qui date de 1308) et d’un plan confédéral de Pierre Dubois (le De Recuperatione Terre Sancte, qui date de 1306), nous permettront d’analyser les deux grandes origines antinomiques de la question européenne, l’empire et les nations. Dante écrit son traité au moment où le Saint-Empire, principe d’unité, est en crise, en décadence. Pierre Dubois, avocat de Philippe le Bel, propose son plan d’union au moment où la première nation se constitue, menaçant la double unité de l’empire et de la papauté. Et je relève que ces deux ouvrages sont pratiquement contemporains de la naissance de notre confédération, qui résulte, elle, du mouvement des communes12, troisième composante de l’époque. Vous pressentez qu’il y aura, là-dessus, beaucoup à dire.

L’échec historique de ces projets et de ceux qui les suivront au cours des siècles jusqu’à nous, est certes significatif, et j’en examinerai les causes. Dans ce contexte, il s’agira de repérer la nature des obstacles traditionnels de l’union, et d’essayer de mieux voir, de la sorte, pourquoi certains de ces obstacles sont en train de céder aujourd’hui.

Mais il n’est pas moins important de rechercher dans ces plans avortés les étymologies vivantes du vocabulaire politique européen de la plupart de ses termes de base, tels que : unité, union, unification, ou encore nation, souveraineté nationale (au xviie siècle) et, plus tard, au xixe siècle, nationalité, nationalisme, puis, avec Nietzsche, supranationalité, enfin fédération, confédération, et, plus tard, fédéralisme, terme inventé par Rousseau, prétend-il, à l’occasion de sa critique des utopies de l’abbé de Saint-Pierre, encore que Proudhon, cent ans plus tard, revendique également cette paternité.

À cet égard, nous aurons l’occasion d’illustrer fréquemment un phénomène curieux : la pratique du fédéralisme a précédé de plusieurs siècles sa théorie (ceci peut être vérifié le plus exactement dans l’histoire suisse). Le mot n’a été connu qu’au moment où la chose était niée par un puissant parti, les jacobins, tandis qu’elle se réalisait enfin, mais hors d’Europe, dans la Constitution américaine.

Nous montrerons aussi dans quelle mesure les préoccupations économiques, totalement absentes des plans du xive siècle, apparaissent avec les plans du xviie , dont celui du moine parisien Émeric Crucé, qui propose une série de « grands travaux européens » ; comment elles se développent dans les plans de Bentham et de Saint-Simon ; enfin comment elles aboutissent aux réalisations que l’on sait dans notre temps.

C’est donc une sorte de généalogie des grands desseins européens que nous aurons à établir, au moins autant qu’un constat déprimant d’échecs pratiques et de déchets idéologiques. Qu’il s’agisse au début du plus grand poète du Moyen Âge, Dante, ou du roi hussite Podiebrad, et ensuite du ministre déchu qu’était le duc de Sully, ou du créateur d’un grand État qu’était William Penn, puis d’un économiste visionnaire comme Saint-Simon ou d’un solide juriste suisse comme Bluntschli, et finalement d’un autre grand poète, Saint-John Perse, de son vrai nom Alexis Léger, qui rédige le Mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne adressé par Briand à la Société des Nations en 1930, la galerie des auteurs de plans que nous allons parcourir n’est pas seulement pittoresque : elle nous conduit au cœur des débats idéologiques et politiques de l’Europe actuelle. J’inscris donc sur son seuil : nostra res agitur !