(1973) Articles divers (1970-1973) « La place du livre dans l’information de l’homme moderne (1970) » pp. 12-21

La place du livre dans l’information de l’homme moderne (1970)a

Mesdames et Messieurs, à ma stupéfaction, je me trouve en plein accord avec mon ami Louis Armand, sauf sur un seul point, c’est quand il dit que les mathématiques ne se prêtent pas à la liturgie, ne se prêtent pas au chant. Il y a tout de même un exemple, c’est la manière de psalmodier la table des multiplications à l’école primaire qui m’a toujours frappé, et ceci prouve que la liturgie n’est pas seulement l’expression d’une émotion mais un moyen mnémotechnique dans certains cas.

Ceci dit, j’aurai une seule remarque, non pas du tout en contradiction avec ce que vient de vous dire M. Armand, mais plutôt complémentaire à propos du mot « information ».

Je prends le mot information en pensant au livre et au caractère spécifique de l’information que l’on peut avoir par un livre : je le prends dans son sens étymologique qui est très proche de formation. Il y a des livres de pure information, comme on dit, d’information courante, qui sont les dictionnaires, les encyclopédies, qui sont des réservoirs de recettes, de noms, de dates, des « data banks » comme on dit aujourd’hui. Je ne sais pas la traduction française. Banques d’informations.

Mais le livre, au sens noble du mot, au sens de la Renaissance, le livre d’humaniste, le livre de philosophe, le livre d’essayiste, de romancier, le livre de poète, je le vois par contraste avec les moyens audiovisuels comme une espèce d’appareil très simple, aussi simple dans ses éléments constitutifs que les transistors qui sont pour moi le comble de l’élégance en technique, ce petit truc tout simple… Donc des appareils formés d’éléments extrêmement simples à usages complexes et nombreux, dont le pouvoir spécifique d’information consiste en ceci que, quand vous lisez un livre, vous avez en quelque sorte l’esprit polarisé. Cela vous oriente, vous organise, et qualifie un certain nombre de signes et de significations.

Je vois le livre donc comme un appareil formé de mots et de phrases, disposés de telle sorte que le sens spécifique que l’auteur veut faire passer ne passe que dans la mesure où ce système de mots et de phrases oriente l’esprit du lecteur de la manière la plus précise dans une seule bonne direction sur les mille, sur les millions, sur l’infinité des directions possibles.

Alors, qu’est-ce qui produit cet effet d’orientation, d’organisation de l’information et de qualification ? C’est quelquefois le style ; dans ce cas, c’est le style qui est le message même du livre, qui fonctionne donc comme orientateur, comme polarisateur de l’esprit et pas seulement de l’esprit mais aussi de la sensibilité et du sentiment. Quelquefois, c’est l’agencement des arguments dans un ouvrage philosophique, ou quelquefois ce sont simplement des situations dans un ouvrage romanesque. Mais toujours un livre digne du nom de livre, est un appareil qui fonctionne de cette manière-là, opère, transmet son message, est lui-même un message, plus ou moins bien imprimé ensuite ou stocké dans la mémoire individuelle, dans cette banque d’informations qu’est la mémoire individuelle.

Donc il semble que la fonction essentielle du livre, si on laisse de côté les encyclopédies, les dictionnaires, et les autres recueils de références ou répertoires, c’est de faire passer un message unique et qui est global, qui tient à tout le livre, qui tient à sa composition, à sa structure, à son style, à ses rythmes au moins autant qu’à l’enchaînement des arguments. Il n’y a pas deux livres pareils, alors qu’il peut y avoir un nombre considérable de moyens de faire passer une même information objective non qualifiée, non organisée, de la formuler et de la transmettre. J’entends par information objective un nombre, un nom, un procédé, un fait, un accident.

Le livre c’est donc de l’information formatrice. C’est un organisme formateur indépendamment des informations objectives qu’il peut ou non contenir et utiliser comme matériel.

Cet appareil, nous le traversons en lisant un livre, nous faisons une expérience de transformation qui nous transforme nous-mêmes, nous digérons ce qu’il y a dans le livre et je dirai qu’en revanche et en retour le livre nous digère d’une certaine manière. Quand nous disons que nous sommes « absorbés » dans un livre, est-ce que c’est lui qui nous absorbe ou nous qui l’absorbons ? C’est une question qu’on peut se poser, et cela me fait penser à ce passage très fameux de l’Apocalypse où l’auteur entend une voix du ciel qui lui dit : « Va au-devant de cet ange et prends ce petit livre ouvert qu’il a dans les mains, et quand tu l’auras pris, mange-le, dévore-le ; il te sera très amer aux entrailles mais très doux à la bouche et après cela tu pourras prophétiser. » Moi, je dirais : « après ça, tu pourras simplement agir ou méditer ». Nous ne sommes pas tous destinés à devenir des prophètes. Mais vous voyez qu’il y a cette espèce d’interaction qui indique bien la valeur transformatrice qui existe dans un livre, dans ce petit appareil qu’est le livre dont on ne sait jamais si c’est lui qui nous avale, ou nous lui.

Voilà, me semble-t-il, le bon usage du livre. Et je voulais y insister pour que l’on ne croie pas, puisqu’on parle d’information, que le livre est une manière surannée d’informer les gens. La radio, la télévision ou de bons dictionnaires pourraient faire plus vite ? Peut-être… Si vous me donnez une minute, je voudrais vous lire une page de Nietzsche que j’ai retrouvée ce matin même, sur « la lente lecture ». Je voudrais qu’on affiche cette page dans toutes les librairies et je voudrais l’opposer à une annonce publicitaire qu’on voit paraître de plus en plus fréquemment dans les journaux et qui dit : « apprenez à lire vite ». Le président Kennedy lisait très, très vite ; il absorbait, je ne sais combien de milliers de mots à la minute.

Alors je crois que toute la propagande en faveur du livre, aujourd’hui, si l’on veut sauver la spécificité du livre, doit être dans le sens de ces quelques lignes de Nietzsche que je vais vous lire. C’est dans la préface de son recueil Aurore.

« Philologue », dit-il, et en disant cela il veut dire, et il faut traduire ça ainsi : amateur de lettres, de langage, amateur d’humanisme.

Philologue, cela veut dire maître de la lente lecture. On finit même par écrire lentement. Ne rien écrire d’autre que ce qui pourrait désespérer l’espèce d’homme qui se hâte ! [voilà pour l’annonce que je vous citais]. Car la philologie est cet art vénérable qui, de ses admirateurs, exige avant tout une chose : se tenir à l’écart, prendre du temps, devenir silencieux, devenir lent. Un art d’orfèvrerie, une maîtrise d’orfèvre. C’est justement à cause de cela qu’il est aujourd’hui plus nécessaire que jamais, justement par là que le livre charme et séduit le plus au milieu d’un âge du travail, je veux dire de la précipitation, de la hâte indécente qui s’échauffe et qui veut vite en finir de toutes choses, même d’un livre fût-il ancien ou nouveau. Il enseigne à bien lire, c’est-à-dire lentement, avec profondeur, égards, avec des précautions, arrière-pensées, des paroles ouvertes, avec des doigts et des yeux délicats. Ami patient, ce livre ne souhaite pour lui que des lecteurs parfaits. Apprenez à bien me lire. Lisez-moi lentement.

M. Denis de Rougemont va maintenant répondre, à son tour, à un certain nombre de questions posées.

Eh bien, ce ne sont pas les sujets qui manquent, ce qui est difficile, c’est le temps de lente lecture pour bien se pénétrer des questions.

Je disais que les sujets ne manquent pas, mais le temps de les lire lentement me manque à cette tribune, et je devrais manger les fiches, les unes après les autres, et puis vous demander le temps de les digérer.

J’essaierai de grouper plusieurs de ces questions qui se réfèrent à l’audiovisuel, aux rapports entre l’audiovisuel et le livre.

On me fait remarquer que le livre a ce gros avantage sur la télévision que : « les moyens de communication de masse — écrit-on — sont en fait de plus en plus centralisés, contrôlés, par un nombre de plus en plus restreint d’hommes ou d’intérêts. Le dissentiment dans ce qu’il y a de plus scandaleux, et non pas seulement de pittoresque et de folklorique, ne rencontre-t-il pas plus de difficultés à s’exprimer qu’au temps où il suffisait d’une très modeste mise de fonds pour publier un livre ? »

Cette critique-là s’adresse essentiellement, me semble-t-il, à la télévision, ou dans un sens moins grave à la radio, à quoi il faut opposer non pas seulement le livre, mais le disque. La bande enregistrée, la bande magnétique qui joue à peu près le même rôle que le livre, c’est-à-dire qui peut être comme le livre un agent d’individualisme, d’individualisation en face de cet agent collectivisant qu’est la télévision.

On a fait remarquer que la télévision recrée le tribalisme, les sentiments de tribu, d’autant plus fortement aujourd’hui qu’elle ne dépasse guère un certain rayon, contrairement à la radio qui va beaucoup plus loin, et contrairement au livre et à l’imprimé qui, eux, n’ont pas de limite en général. La télévision, c’est quelque chose qu’on vous impose ; il y a un très petit nombre de programmes, vous n’avez aucun choix. C’est fait pour un certain ensemble, une certaine tribu, une partie même de la nation, si la nation est grande. Vous n’avez aucun moyen de répliquer. Vous pouvez protester quelquefois — moi ça m’arrive souvent devant mon poste de télévision — mais c’est une protestation absolument vaine, sans aucune suite. Tandis que la situation est complètement différente quand vous êtes devant votre bibliothèque personnelle. Vous pouvez choisir, Louis Armand le disait tout à l’heure, suivant votre humeur, quand vous voulez, le livre est toujours disponible et prêt à correspondre à votre humeur, à votre curiosité, à votre faim du moment.

Alors, je pense que loin de dire que le livre doit être supplanté par la télévision, il nous faut le développer tant que nous pouvons, au fur et à mesure que la télévision cherche à nous imposer certaines doctrines officielles qui sont, en effet, maniées uniquement par les gens qui ont le pouvoir et les fonds nécessaires pour le faire.

À cet égard, je voudrais ajouter un petit renseignement. Ça touche au livre, vous allez voir. Je cherchais les moyens, avec un groupe de gens, de contre-battre les effets de certaines télévisions, notamment pour introduire un angle de vision plus européen dans les programmes. Et alors, on se disait : « Qu’est-ce qu’il faut faire ? Est-ce qu’il faut créer un poste européen de télévision ? » Ça sera très difficile d’abord de le créer, et de le financer, et ensuite de transmettre cela assez loin, parce qu’il faut des autorisations de certains pays et de certains gouvernements. Alors, quelqu’un m’a fait observer qu’on pouvait peut-être s’en tirer pour le moment en diffusant de petits films que l’on peut faire passer sur la télévision, sur son poste personnel, des petits films qui sont comme l’équivalent du microsillon. C’est dans cette toute petite boîte, et chacun peut passer cela. C’est la cassette. C’est un palliatif. Ce n’est pas suffisant, mais c’est l’équivalent du livre par rapport à la télévision. Vous pouvez choisir votre cassette ; vous n’avez pas d’actualité immédiate, vous ne l’avez pas non plus dans le livre. Il faut toujours au moins un mois pour sortir un livre sur l’actualité.

Quelqu’un me demande « si par exemple, la bande enregistrée pourrait succéder au livre », moi je ne le pense pas. Il y a des gens pour lesquels l’ouïe est le sens le plus développé et d’autres pour qui c’est la vision. On peut combiner aussi les deux choses. Je pense que c’est une affaire d’entraînement, de goût personnel, de possibilités différentes.

Quelqu’un me demande « si le livre étant tributaire de la langue, il n’y aurait pas lieu de développer la recherche d’une langue internationale ? L’espéranto, par exemple, ce qu’on a essayé de faire jusqu’ici mais sans grand succès ? »

Alors là, je crois pouvoir reprendre en réponse la distinction que je faisais tout à l’heure entre deux sens du mot « information ». S’il s’agit d’informations courantes, que vous pourrez aussi bien trouver dans un dictionnaire ou un répertoire, pourquoi ne pas les diffuser en espéranto, à supposer qu’il y ait beaucoup de gens qui le sachent. Cela, c’est l’information objective, détachée, le petit élément d’information. Mais si vous voulez de l’information au sens de formation, sur lequel j’ai insisté tout à l’heure, alors là, la langue est essentielle. La langue fait partie du message du livre. L’espéranto ne le fera jamais. La langue française, si on est de langue française, ça vous apporte plus que de l’information objective. Ça vous apporte une orientation de la sensibilité et du sentiment d’une manière que vous ne pouvez pas dissocier de l’information objective qu’il y a dans le livre ; c’est quelque chose que vous ne pouvez jamais espérer d’une langue synthétique comme l’espéranto.

J’ai pris cette question parce qu’elle me permet de préciser ce que j’appellerais « information » tout à l’heure.

Quelqu’un me dit : « C’est très joli, lente lecture, mais encore faudrait-il que l’ouvrier, la femme de ménage, l’employé de bureau, le contremaître, aient assez de temps. Est-ce que, face au rythme de la vie actuelle auquel nous sommes tous soumis, il est encore possible de se ménager des moments de lente lecture ? »

Première remarque : ce ne sont pas les gens qui ont le plus de temps qui lisent le mieux, ni même qui lisent le plus. Je connais des gens qui sont tout à fait dans le style employé de bureau, femme de ménage, contremaître, qui sont d’énormes lecteurs. Ils trouvent toujours le temps nécessaire, aux dépens de leur sommeil quelquefois, plutôt qu’aux dépens de leur travail. C’est dommage, il faudrait arriver à réduire ce temps de travail ; c’est au fond tout l’effort de la technique actuelle qui va là absolument dans le sens du livre, c’est-à-dire qu’il diminue les temps de travail et augmente les temps de loisir. Alors, je voudrais que, pendant ces temps de loisir, après la très rapide lecture de tri, comme dirait M. le Lionnais, on mette de côté un certain nombre de livres, qu’on relira pendant toute sa vie, dans lesquels on découvrira toujours plus de choses.

Je crois qu’on va vers une époque où le loisir va devenir le sérieux de la vie, le loisir et la culture. Jusqu’à présent, le sérieux de la vie c’est, bien entendu, le temps qu’on consacre au travail, à gagner sa vie. Et puis ensuite, on se repose comme on peut, on s’amuse un peu. Il semble depuis à peu près deux-cents ans que le sérieux de la vie, c’est le temps du travail. C’est en train de changer. L’accent est en train de passer sur le temps des loisirs, de la culture, parce que, justement, le nombre d’heures de travail diminue constamment ; il pourra diminuer beaucoup plus rapidement au fur et à mesure [que] l’automation se développera. Ce n’est pas à mon voisin, que j’irai apprendre ce genre de choses. Je pense que nous allons maintenant vers un état de la société où, tout doucement, l’aiguille va passer du travail au loisir et ce sera pour le loisir, sérieux de la vie, qu’on travaillera un petit peu, pour s’assurer ce qu’il faut, pour avoir le temps de lire lentement.

Quelqu’un demandait — c’était à M. Louis Armand d’ailleurs — « s’il ne fallait pas opposer le livre à la revue » et faisait observer « qu’on lit énormément de revues en France, ce qui pourrait compenser les chiffres un peu pessimistes des statistiques disant qu’on lit trop peu ».

On ne peut pas vraiment opposer les deux choses parce que vous savez très bien que les revues sont faites en bonne partie de chapitres de livres publiés d’avance ou de critiques de livres. Enfin, la revue, ça tourne autour du livre, c’est une antichambre du livre ou c’est le lieu où l’on parle du livre d’une manière un peu plus prolongée.

Je ne voudrais pas prendre plus de temps, M. Le Lionnais a encore beaucoup de choses à dire sans doute.