(1981) Articles divers (1978-1981) « Énergie solaire et autonomie (1980) » pp. 17-26

Énergie solaire et autonomie (1980)ay

Dans cette même salle, à cette même place, au mois de juin 1958, il y a donc un peu plus de vingt ans, devant le congrès de l’Union internationale des producteurs et distributeurs d’électricité, un conférencier prononçait les phrases suivantes :

Les réserves en pétrole… seront un jour épuisées. Les experts varient sur la date, non sur la vraisemblance du fait. Et pendant ce temps l’humanité se multiplie et ses besoins en énergie s’accroissent.

La situation de notre continent et de l’humanité entière serait apparemment sans espoir si la culture élaborée par notre Europe n’avait pas découvert une fois de plus, et vraiment au dernier moment, une nouvelle source d’énergie. L’énergie nucléaire est la réponse, inventée par notre génie, par nos savants européens au défi d’une humanité dont notre science, notre hygiène et nos techniques étaient en train d’accroître au-delà du possible les besoins matériels et les revendications.

Ce conférencier, c’était moi.

Certains penseront que cela me préparait mal à venir vous parler ce matin. J’irai plus loin qu’eux. Je pense que ces déclarations, si je les répétais aujourd’hui, comme le font la plupart des survivants de mon auditoire d’alors, devenus PDG pour la plupart et qui n’ont rien appris depuis vingt ans, alors oui, ces déclarations seraient de nature à me disqualifier radicalement pour traiter le sujet de l’énergie en général, et de ses rapports avec l’autonomie en particulier. Mais j’ai changé, qu’on se rassure, et même à 180°, comme on a cru pouvoir me le reprocher dans la presse de cette ville. Et c’est cela, précisément, qui m’autorise à prendre la parole parmi vous.

Il y avait deux erreurs dans mes propos d’alors : d’abord, une erreur sur l’énergie d’origine nucléaire ; puis une erreur sur la nécessité d’accroître indéfiniment notre production, et donc notre consommation d’énergie.

La première erreur était pardonnable à l’époque, je souligne ces deux derniers mots.

Quelques-uns de ceux qui sont ici ce matin, et non des moindres, partageaient à l’époque mes illusions, et je les retrouve aujourd’hui au premier rang de l’opposition au nucléaire. Ils pourront confirmer ma description de l’état d’innocence générale où nous étions à peu près tous.

Dans la situation critique et à certains égards dramatique où nous sommes aujourd’hui, confrontés à des choix probablement irréversibles, sans pouvoir être entièrement assuré ni des suites objectives, ni de la vraie nature des éléments subjectifs de nos options, il me paraît nécessaire, plus que jamais, d’essayer de rendre justice aux conditions psychologiques dans lesquelles se débattent les hommes de notre temps, dont dépendent leurs choix politiques et, conjointement, le choix qu’ils font entre les types d’énergie qu’on leur propose.

Dans les années 1950 à 1960, en Europe, le bruit se répand que le genre humain désormais va doubler tous les trente ans. La production industrielle progresse à des taux parfois exponentiels. Le suremploi et la surchauffe créent des problèmes nationaux : un travailleur étranger sur 8 en France, un sur 5 en RFA, un sur 3 en Suisse. Des pénuries d’énergie sont en vue à cause des effets combinés du boom industriel, de la démographie galopante, et de l’épuisement prévisible des réserves de pétrole, dont on commence à parler sérieusement. C’est alors qu’on nous offre les centrales nucléaires. C’est propre, nous dit-on, pas une fumée n’en sort, c’est le dernier cri de la technique. Ce sera rentable dans dix ans, vingt ans au plus. Et le combustible ? « Il y en a partout », assurent les experts des gouvernements et tous les mass médias. Alors, on y va ? — Et comment ! Les plans de quelques dizaines de centrales sont acceptés et mis en œuvre, aux USA, en GB, en France, en Espagne et en URSS. Le peuple suisse, en 1957, a voté sans histoire, et presque distraitement, les pleins pouvoirs au pouvoir fédéral pour la construction des centrales nucléaires.

Il faut dire qu’on lui a bien expliqué que ces centrales permettront de réduire les postes de travail, qu’on a tant de mal à pourvoir à ce moment-là.

Voter pour les centrales, c’est économiser plusieurs dizaines de milliers d’emplois, dit alors le Conseil fédéral. Aujourd’hui, il nous dit exactement le contraire, mais les scientifiques savent bien que l’énergie tend à réduire l’emploi, voir Leontieff, Amory Lovins, les travaux de Hambourg…

Beaucoup en sont restés à ce stade archaïque de l’innocence nucléaire. Je ne pense pas avoir à m’excuser d’avoir appris pas mal de choses depuis, et d’en avoir tiré les conséquences.

En passant, je tiens à relever que ceux qui me font reproche d’avoir changé d’avis, me reprochent aussi d’être antinucléaire parce que j’aurais été « traumatisé par Hiroshima ». Car eux, semble-t-il, sont restés insensibles à cet incident : Zurich, Baden, voyons, ce n’est pas le Japon !… Je leur fais observer que 1958 était beaucoup plus près d’Hiroshima que mes prises de position contre Superphénix, vingt ans plus tard. Je saisis l’occasion pour leur rappeler aussi que le rapport présenté par moi devant la Conférence européenne de la culture à Lausanne, en décembre 1949, contient la première proposition de créer un Laboratoire européen de recherches nucléaires, et que c’est là l’origine du CERN, dont il advint que j’eus à présider la première réunion préparatoire, à Genève, le 12 décembre 1950. On admettra que le traumatisme hiroshimien m’avait laissé quelque lucidité et à tout le moins la faculté de distinguer, dans le domaine du nucléaire, entre les intérêts de la science et ceux des marchands de mégawatts.

Voilà pour ma première erreur, qui fut à mon avis pardonnable en son temps. Mais la seconde était, reste, beaucoup plus grave. Elle consistait à accepter comme allant de soi la croyance générale, à l’époque, dans l’augmentation nécessaire, illimitée, inévitable et souhaitable, de la production et de la consommation d’énergie par l’humanité du xxe siècle. Elle consistait dans le refus de réfléchir sur les limites de tout processus de croissance dans notre monde matériel, qui est celui de la finitude.

Le mérite historique du club de Rome restera d’avoir forcé notre attention sur les limites, comme fondement de la réalité et du réalisme moderne, l’idéologie de la croissance indéfinie dans le monde fini étant reléguée du même coup au décrochez-moi-ça des utopies.

La réflexion sur les limites nous a conduits à nous poser des questions plus profondes et plus précises sur l’utilité de l’énergie en général — l’énergie pour quoi ? — et donc sur les rapports entre l’énergie et les finalités de la société d’aujourd’hui, de la personne humaine dans la société d’aujourd’hui.

L’acteur-auteur comique américain Robert Benchley divisait les hommes en deux classes : « Ceux qui divisent les hommes en deux classes et ceux qui ne le font pas. » J’avoue que j’appartiens à la première de ces classes.

Je pense que les hommes ont le choix entre deux grandes finalités : la puissance et la liberté. J’entends d’une part : la puissance collective, mythique, nationale, étatique, prestigieuse et en même temps sécurisante. Parmi ses adeptes, quelques-uns seulement veulent régner, gouverner. Mais la plupart veulent être gouvernés, sécurisés, et ils aiment la puissance comme un toit, comme un père, non pas comme une obligation de régner. Quant à la liberté, conçue comme la formule du libre développement non pas des collectivités ou des nations, mais des personnes, elle suppose, elle implique la responsabilité de l’homme et de la femme dans la communauté. L’homme n’est pas libre s’il n’est pas responsable. Et il n’est pas tenu pour responsable, devant un tribunal, si l’on peut démontrer qu’il n’était pas libre en commettant tel ou tel acte.

Si maintenant nous avons à choisir entre ces deux finalités maîtresses du genre humain (surtout dans sa partie occidentale), la puissance ou la liberté, le collectif ou le personnel, alors nous sommes amenés à choisir entre deux types d’énergie qui correspondent à ces finalités, qui en sont les moyens, et qui les favorisent en conditionnement.

Si nous décidons en faveur de la liberté des personnes, et non des mythes nationaux ou de la volonté de puissance, (ou de sécurité à l’abri de la puissance), alors nous choisirons évidemment le modèle qui correspond à cette fin, celui qui conduit à l’autonomie des personnes et des groupes.

Que signifie autonomie ? Étymologiquement : auto-nomos signifie, propre loi = autogestion.

Signifie aussi : qui peut se déplacer à sa guise selon la quantité d’énergie dont il dispose. Exemple : lors d’un congrès que j’avais organisé à Bâle, et dont j’avais prié Louis Armand d’accepter la présidence, je vais à la gare l’accueillir et je le trouve au bas d’un escalier, portant une assez grosse valise. — Comment ! Vous PDG de la Société nationale des chemins de fer français, vous portez vos bagages ? — Oui, bien sûr, me dit-il avec un fin sourire, car avant tout, je dois défendre mon autonomie.

Autre sens admirable du terme : celui qu’indique le slogan des autonomistes gallois : « Better self governed than well governed » (mieux vaut se gouverner qu’être bien gouvernés).


Quel est le rapport énergie-autonomie ?

Est-il vrai qu’un surcroît d’énergie permette plus de liberté, de loisir, d’autodétermination ?

On nous raconte que nous disposons, en Occident, grâce aux machines, à l’électricité, à nos moteurs, de 50 esclaves mécaniques « par personne ». Question : sont-ils nos esclaves ou nos maîtres ?

Nous les voulons pour quoi ? Pour avoir plus de loisir, pour travailler moins ; pour une moindre dépense d’énergie personnelle.

Or il se trouve que pour acquérir ces esclaves, nous devons travailler huit à dix heures par jour, nous devons les payer sans cesse plus cher (c’est l’inflation). Nous nous condamnons à travailler toujours davantage et toujours plus vite dans l’espoir de travailler moins et de gagner du temps ! Nous consacrons plusieurs heures par jour à gagner des loisirs dont nous ne jouissons pas, et à travailler dur pour gagner ces esclaves qui seraient censés travailler à notre place, mais le font-ils ? Je voudrais qu’un team de chercheurs calcule le rendement réel de nos esclaves mécaniques en se servant des mêmes mesures qu’Ivan Illich applique à l’automobile, et qui l’amènent à démontrer que tous comptes faits, compté le nombre d’heures de travail qu’un ouvrier américain consacre à gagner de quoi se payer sa voiture et l’entretenir, il fait du 5 km à l’heure, qui est la vitesse d’un piéton peu pressé.

Ainsi nous avons réussi à nous enfermer dans un cercle tellement vicieux qu’il était réellement inévitable qu’en son centre, on finisse par rencontrer le maître des Enfers, j’ai nommé Pluton.

Est-ce que cela vous rappelle quelque chose ?

Si nous voulons la liberté, si nous voulons vraiment sortir du cercle vicieux que j’ai dit, alors il nous faut appeler, cultiver, promouvoir l’énergie du soleil. Voici pourquoi.

La liberté et l’autonomie correspondent à la décentralisation la plus poussée, cependant que la volonté de puissance correspond à la centralisation la plus rigide. Faut-il vraiment perdre du temps à le démontrer ? Oui, répondrai-je, quand je vois l’inconscience de ceux qui acceptent sans discussion le nucléaire.

Car le nucléaire, au fait et au prendre, n’est ou ne sera jamais possible — les choses étant ce qu’elles sont — que sous certaines conditions que certains patrons lucides, et peut-être en même temps un peu cyniques, ont pris soin de très bien définir. Je vous en donnerai un exemple qui vaut, je crois, pour tout le débat sur le choix énergétique. Il s’agit d’une interview donnée à une revue économique, en 1975, par le PDG de Novatome (organisme chargé de construire Superphénix), en même temps directeur général de Framatome, société chargée de la construction pour toute la France des centrales PWR à eau pressurisée (licence Westinghouse). Voici ce que dit M. Jean-Claude Leny :

Les installations nucléaires ne sont pas dangereuses à condition qu’elles soient exploitées et contrôlées par des équipes compétentes, organisées d’une manière rigoureuse et avec un grand sens de la responsabilité… Pour moi, il est essentiel que les centrales nucléaires soient peu nombreuses, donc de grande taille, implantées dans des sites ad hoc et exploitées de façon quasi militaire.

Ayant cité ce passage lors d’une conférence de presse à Berne qui présentait un plan national d’énergie élaboré par les mouvements écologiques, j’ai été attaqué par une douzaine de petits journaux reproduisant le communiqué d’une agence de presse patronale peu connue : la phrase sur la nécessité d’exploiter les centrales d’une manière quasi militaire y était citée comme un exemple frappant du « manque total d’objectivité » des écologistes. Pour accréditer ce jugement, l’agence avait simplement supprimé les guillemets indiquant dans mon texte une citation, et elle avait supprimé aussi la référence au grand PDG de l’industrie nucléaire française, donnant ainsi à croire que « l’énormité » (à leur point de vue) proférée dans un moment de sincérité ou de cynisme était de moi.

Est-il pensable qu’une cause défendue par de tels moyens soit une bonne cause ?

Dans un excellent petit livre intitulé Écologie et politique, Michel Bosquet, auquel j’emprunte cette citation, ou plutôt cet aveu capital, en donne le commentaire suivant :

La société nucléarisée suppose donc la mise en place d’une caste de techniciens militarisés, obéissant, à la manière de la chevalerie médiévale, à son propre code et à sa propre hiérarchie interne, soustraite à la loi commune et investie de pouvoirs étendus de contrôle, de surveillance et de réglementation.

Ses missions comprendront notamment : l’exploitation de cinquante groupes de quatre centrales ; la formation et la surveillance et la gestion des déchets radioactifs entreposés dans les centrales ; le transport des matières radioactives et la surveillance des installations de production et de retraitement des matières fissiles ; la surveillance des installations de production et de retraitement, et de leurs personnels ; la surveillance et la gestion des dépôts terminaux stockant les déchets pour des siècles (des centaines de milliers d’années s’agissant des transuraniens) ; le choix des sites d’implantation et la programmation du nombre des centrales…

Elle comprendra donc des dizaines de milliers de membres et elle contrôlera et régira des centaines de milliers de civils. Appareil militaire, elle exercera sa domination au nom des impératifs techniques de la mégamachine nucléaire.

Tous les frontons d’usine nucléaires pourraient porter cette inscription : « Ici cessent les libertés démocratiques et le droit des personnes à disposer d’elles-mêmes. »

Tant la bourgeoisie industrielle que la technocratie publique ont intérêt à ce que l’emprise centralisatrice de l’État soit aussi forte que possible, l’autonomie et le pouvoir de décision des populations locales aussi faibles que possible. La centralisation à la fois technique et géographique de la production et de la distribution d’énergie est le moyen d’un renforcement sans précédent de l’État central. Elle rend possible un nouveau despotisme.

Un autre auteur, autrichien celui-là, Robert Jungk, écrit dans le même sens :

Le choix de l’énergie nucléaire est la conséquence logique d’une politique technologique plaçant brutalement la croissance de la production au-dessus de tous les autres intérêts l’humanité.

C’est un chemin qui mène à l’aliénation, à la froideur dans les relations humaines, à l’isolement et à l’hostilité.

La convergence des systèmes, dont on a tant parlé à l’Ouest, se réalisera peut-être tout autrement qu’on ne l’avait supposé : par l’adoption progressive, dans les États occidentaux, qui tendent plus que jamais à emprunter le chemin « dur » depuis l’expansion de l’énergie nucléaire, des méthodes coercitives qui ont depuis longtemps cours à l’Est. L’on entend de plus en plus souvent les partisans de l’atome exprimer leur admiration pour « la discipline qui règne en face ».

Faut-il enfin rappeler ce qui vient de se passer au début de janvier à Cherbourg : l’arrivée du premier bateau apportant à l’usine de La Hague des déchets nucléaires du Japon a provoqué une manifestation tout à fait pacifique de milliers d’habitants du Cotentin, conduits par nombre de leurs élus locaux. Le débarquement des déchets n’a pu s’opérer que sous la protection de 600 policiers casqués et armés, qui n’ont pas hésité à tirer des grenades lacrymogènes dans la foule, faisant une dizaine de blessés. La démonstration est donc faite : à tort ou à raison, par la faute des écologistes ou par celle des promoteurs (peu importe, le fait est là) le nucléaire ne pourra fonctionner que dans un régime centralisé à l’extrême et d’une façon « quasi militaire ».

Or vous le savez, c’est dans tous les journaux, l’ère de la centralisation comme celle des économies d’échelle est aujourd’hui dépassée. Le grand problème de cette fin du xxe siècle est celui de la décentralisation, dans l’industrie comme dans les structures politiques.

Car il apparaît de plus en plus clairement à tous les responsables de la société occidentale que la centralisation accroît au-delà des limites tolérables la vulnérabilité et le rendement décroissant des systèmes, tant économiques que physiques, industriels que militaires ; et que l’autonomie des entreprises, mais surtout des régions et finalement des personnes, sera le grand mot de la fin du siècle et du commencement du prochain.

Le problème institutionnel n° 1 pour les pays de l’Europe de l’Ouest est celui des régions à reformer selon divers types et diverses fonctions, bien souvent à cheval sur des frontières nationales : je pourrais en citer une quarantaine de cas, en Grande-Bretagne, Espagne, France, Italie, Belgique, et surtout le long de l’axe rhénan et le long de l’arc alpin. La Constitution espagnole vient de les reconnaître sous le nom de « communautés autonomes ». Le projet de constitution belge va très loin dans le sens des autonomies locales. L’Italie est déjà divisée en 21 provinces dont 3 autonomes, l’Allemagne fédérale en 11 Länder, comme la Suisse en 26 cantons. Jacobins et régionalistes discutent en France avec une éloquence ponctuée d’explosions de plastic. Et les problèmes de la « dévolution » menacent en permanence le gouvernement au pouvoir à Londres. Tout cela va vers les autonomies dans la solidarité, qui est le contraire de la dépendance d’une capitale dans la discipline militaire. Tout cela va vers la prise de responsabilité locale. Du point de vue de la défense, il est bien évident que l’extrême concentration de sources d’énergie peut permettre à l’attaquant de paralyser toute une nation dans les dix premières minutes de la guerre, ou dix minutes avant qu’elle soit déclarée, cependant que l’extrême dispersion des sources d’énergie solaire rend la nation pratiquement invulnérable à toute attaque massive nucléaire évidemment non rentable.

Ici encore, même schéma. Les centrales nucléaires impliquent : centralisation, surveillance armée permanente, vulnérabilité maximum, tandis que l’énergie solaire à capteurs innombrables implique d’innombrables îlots de résistance, où la volonté de défendre ses proches, sa terre, ses biens, son paysage a le maximum de chances de l’emporter sur des attaquants beaucoup moins motivés.

Le soleil est à tout le monde, voilà pourquoi nos États-nations ne l’aiment pas. Voilà pourquoi les Communautés de Bruxelles dans leur budget 1978 prévoyaient 66 millions d’unités de compte pour la recherche nucléaire et 6 millions seulement pour le solaire !

Comme le dit très bien un petit ouvrage des Amis de la Terre :

Tant que les gouvernements n’auront pas trouvé le moyen d’interposer un compteur entre le soleil et chacune de nos maisons, ils ne feront rien pour favoriser cette forme d’énergie.

L’énergie solaire nous atteint sans intermédiaire, pénètre en chacun de nous à la rencontre de l’énergie qui est en chaque personne et qui attend d’être réveillée.

« Nos cieux sont gris, me direz-vous. Le solaire pas facile à capter. » Eh bien, sous nos cieux gris, apprenons à composer, à nous comporter vis-à-vis du soleil souvent voilé comme le timonier d’un voilier tirant des bords, avançant contre les vents contraires. Adaptons-nous au ciel gris plutôt qu’à l’enfer brûlant !

Habituons-nous à donner priorité à nos finalités sur les « impératifs » technologiques allégués par les promoteurs, sur leur superstition de la croissance. Ils voudraient nous faire prendre leurs désirs pour nos fatalités : devenons conscients de nos désirs réels, éduquons-les.

Cela doit entraîner, dans la jeune génération, des modifications profondes de l’éthique du travail.

Au lieu de notre condition présente qui est de travailler de plus en plus dans l’espoir chimérique, toujours frustré, d’avoir à fournir de moins en moins d’effort, et, grâce aux machines et à l’automation, de gagner des loisirs accrus du « temps vide » comme disait l’Encyclopédie, au lieu de tendre à ne rien faire, nous choisirons demain de travailler pour le plaisir de faire : peindre ou peinturlurer, sculpter, tisser, broder, semer, soigner, enter ou arroser, mais aussi méditer, cheminer puis courir, monter, creuser, édifier : réveiller l’énergie qui sommeillait en nous, et finalement nommer, qui est l’acte poétique, toutes choses que la technologie du xxe siècle menaçait de nous désapprendre.

Le solaire n’est pas, ne sera pas, la solution universelle de nos problèmes. Le solaire est fascination lente à travers les brumes et soudaine illumination, recherche de la clarté du ciel, de la montée vers l’épanouissement, conquête de l’autonomie. Il n’a pas cet aspect massif, écrasant, inéluctable et menaçant du nucléaire. Il y a une légèreté et une volupté, mais aussi une ascèse du solaire, que le nucléaire rendait impossible, impensable.

Nous irons désormais vers le soleil si nous échappons aux vertiges des plutoniens abîmes et des cavernes au sombre rayonnement, qui restera mortel longtemps après la fin de l’histoire humaine. Tel est le choix que notre génération doit faire maintenant pour toutes celles de demain. C’est le choix même de l’avenir, du seul « progrès » digne du nom.

Qui va faire ce choix ? Si nous ne bougeons pas, il sera fait pour nous par des experts, ceux qui nous expliquent depuis dix ans :

— que les centrales nucléaires ne sont pas plus radioactives que les cadrans lumineux de nos montres ou que « la dose de potassium 40 qui coule dans les veines de la femme auprès de laquelle nous dormons »48.

— que des « précautions sans précédent » ont été prises contre les risques « pratiquement négligeables » que les centrales pourraient présenter ;

— que d’ailleurs on ne fait rien sans risques ;

— que le problème des déchets a été résolu, puis qu’il va l’être demain, puis qu’il ne peut manquer de l’être un jour ou l’autre, vu « l’inépuisable ingéniosité de nos techniciens » ;

— qu’au surplus, nous n’avons pas le choix, le nucléaire étant seul capable actuellement de remplacer le pétrole qui va manquer vers l’an 2000 ou 2050 ;

— et qu’enfin, la croissance de la consommation d’électricité, condition de la croissance industrielle, elle-même condition du bien-être des hommes (ce qui n’est pas bien évident), nous place devant le dilemme inévitable : centrales nucléaires ou chômage généralisé, lequel serait fauteur de communisme, ou de fascisme, ou des deux à la fois, cela s’est vu.

Chacun peut constater qu’un tel système de persuasion (ou plutôt d’intimidation) s’accompagne d’une publicité considérable : placards d’une demi-page dans les journaux, expositions (Nuklex à Bâle), films, distribution de brochures dans les écoles à titre d’information, toute tentative de mise au point se voyant aussitôt taxée de politique et interdite au nom de la « neutralité scolaire ».

On présente les écologistes comme des ennemis du progrès. Ils répondent que toute la question reste de savoir : « Qu’est-ce qui doit croître en fait pour être vrai ? Le progrès ? Les tours de refroidissement, les voies de transport, le nombre des accidents de circulation, les cliniques antidrogues, la consommation des médicaments, les hôpitaux ? Dans tous les cas, le PNB s’accroît ! » Le PNB, non le bien-être !

J’approuve totalement et avec joie la réponse donnée à cette question à la page 180 de l’étude des écologistes sur l’énergie intitulée « Au-delà de la contrainte des faits » :

Par croissance qualitative, nous entendons une offre plus riche de ces biens qui rendent la vie plus digne et humaine, et qui s’expriment par la santé d’un peuple, par son sens de la communauté, et par son niveau d’éducation.

L’idée que le renforcement des structures décentralisées conditionne l’amélioration de la qualité de vie est de celles que je tiens pour décisives quant au sort prochain de notre espèce et de la vie sur la planète Terre.

J’exprimais l’an dernier dans l’organe des Nations unies cette même idée. Permettez-moi de citer ma conclusion :

Le problème des centrales nucléaires n’est pas technologique, même pas économique, et il est encore moins financier : car à ces trois niveaux, la cause est entendue, elle est perdue.

Quand les centrales nucléaires ne présenteraient aucun danger, quand elles s’avéreraient rentables, quand il serait réellement « impératif » que la consommation d’énergie double tous les dix ans, je serais contre, parce qu’elles sont les pièces principales d’un système qui conduit à renforcer l’emprise universelle des États-nations c’est-à-dire les risques de guerre.

Pluton est maître des Enfers, il est aveugle comme les taupes. Mais le Soleil vient du ciel, vient de Zeus, c’est-à-dire de « celui qui voit très loin ».