(1956) Articles divers (1951-1956) « Rien n’est perdu, tout reste à faire (janvier 1955) » p. 5

Rien n’est perdu, tout reste à faire (janvier 1955)x

Deux événements politiques ont absorbé l’attention des Européens et des militants de l’Europe unie depuis l’été dernier : l’abandon du projet de CED et les accords de Londres.

Londres a réalisé dans l’euphorie ce que la CED était accusée à tort de préparer ; ce quelle avait pour objet principal de prévenir ; ce qui enfin devenait fatal dès l’instant qu’on la rejetait, sous prétexte de rejeter ce qu’elle seule pouvait empêcher.

Le moyen de décrire plus simplement ce vertige de contradictions ? Il y faudrait une parabole. En voici une.

Il y avait une fois des députés. Ils étaient très effrayés par une maladie dont ils craignaient la contagion, et qu’ils nommaient réarmement allemand. On leur proposa un vaccin. Ayant remarqué que le nom de ce vaccin évoquait le nom de la maladie, comme il arrive en général, ils votèrent contre le remède. Aussitôt le mal se déclara. Mais pour quelque raison mystérieuse, ils en parurent soulagés.

Laissant aux historiens futurs le soin de tirer les conclusions de ce pataquès exemplaire, nous nous bornons ici à relever deux faits :

— Le rejet de la CED ne met pas fin à la construction européenne, comme on l’a répété bien à tort : il montre simplement qu’une partie d’un parlement (devenue majorité grâce à l’appui des communistes) n’a pas encore senti la nécessité historique de cette construction — nécessité qui demeure intacte après leur vote.

— En revanche, il est douteux que les accords de Londres représentent « un premier pas vers l’intégration européenne », comme on l’a dit à Washington, puisqu’ils renoncent à affirmer le principe supranational.

En résumé : rien n’est perdu, mais rien n’est fait.

Et tout ce qui vient de se passer prouve une fois de plus que l’éducation européenne des peuples, de leurs cadres et de leurs élites, reste à faire.

Les partisans de l’Europe unie ont péché depuis quelques années — et non seulement dans l’affaire de la CED — par complaisance à une double illusion : ils ont cru que le travail éducatif en profondeur, lent par nature, représenterait une perte de temps ; et ils ont cru que la propagande pour l’idée européenne était faite.

Examinons les réalités que cachaient ces deux illusions.

I. — À un moment ou à un autre, nous avons tous été tentés de penser qu’on ne pouvait réussir l’union que par une série de mesures « concrètes », telles que l’OECE, la CECA, la CED, qu’on espérait faire adopter l’une après l’autre par les parlements. On n’a pas cherché à produire sur l’opinion publique le choc révolutionnaire qu’eût représenté l’exigence immédiate d’une fédération politique. C’était pratiquement se rallier à la méthode britannique, dite « fonctionnelle » méthode du step by step, du petit à petit l’oiseau fait son nid10, méthode qui évite d’agiter « inutilement » les esprits et les passions, et qui préfère l’action diplomatique ou les combinaisons de coulisses parlementaires.

Cette méthode a réussi (OECE, CECA) jusqu’au jour où les adversaires de l’union ont déclenché leur propagande massive. Eux n’ont pas hésité un instant à agiter les passions : ils ont gagné contre la CED.

Où était l’illusion dans tout cela ? Nous pouvons le voir aujourd’hui : elle consistait à croire qu’il est plus facile de faire l’Europe par pièces et morceaux que de la faire dans un seul élan fédérateur : qu’il est plus facile de tourner les obstacles que de les attaquer là où ils sont : dans les routines de l’esprit nationaliste, autant et plus que dans les intérêts particuliers. Or, cette attaque eût impliqué une campagne éducative en profondeur, que l’on a négligée de mener — ou que l’on n’a pas sérieusement soutenue.

II. — Les mouvements de militants européens ont été surpris par l’échec de la CED. En effet, cet échec a résulté du fait qu’on laissait le public dans l’ignorance de la vraie situation européenne, des vrais buts du traité, du traité lui-même, et des conséquences de son rejet. Or, les militants européens croyaient avoir expliqué tout cela à l’opinion et aux parlementaires. Illusion profonde, comme on va le voir, mais qui s’explique.

Une enquête menée par le CEC11 au mois de septembre a donné les résultats suivants : le nombre des brochures, tracts, petits livres de propagande ou d’information européenne publiés depuis 1947 dans les seize pays du CE et en Suisse, s’élève à quatre-cent-quatre-vingt-onze. Leur tirage total a légèrement dépassé trois millions d’exemplaires. Cela paraît considérable quand on est assis dans le bureau central d’un mouvement, devant près de cinq-cents brochures de titres différents. En fait, cela représente en moyenne quatre-cents exemplaires de chaque brochure distribuée dans chaque pays. Une goutte d’eau dans la mer. Comment s’étonner après cela de l’ignorance presque totale où sont restés nos peuples et leurs élites, devant le problème européen ?

Avant toute propagande massive, une préparation des esprits en profondeur reste indispensable. Du côté nationaliste, cette préparation se trouve faite, depuis un siècle, et notamment par les manuels d’histoire : l’anti-Europe a joué là-dessus. De notre côté, tout reste à faire, ou presque.

Une révolution est l’aboutissement d’une série d’actions d’abord morales, intellectuelles et spirituelles, puis économiques et sociales, qui par nature restent invisibles à l’œil des agences de presse, mais sans lesquelles rien ne se ferait. L’Europe unie est une révolution. Elle doit passer par tous les stades préparatoires des révolutions réussies.