(1973) Articles divers (1970-1973) « Qu’est-ce que la culture ? : quatre thèses et une hypothèse (juin 1972) » pp. 7-9

Qu’est-ce que la culture ? : quatre thèses et une hypothèse (juin 1972)ae

1. Ce qu’elle n’est pas

La culture ne consiste pas à lire des romans, à parler peinture, à participer à des jeux télévisés, à organiser des échanges d’étudiants, de touristes culturels et d’experts en informatique.

Elle ne se reconnaît pas au port des cheveux longs par les romantiques, de la barbe par les naturalistes, des moustaches tombantes par les symbolistes, à la rigoureuse exclusion de tous ces ornements par l’avant-garde d’entre les deux guerres, puis à leur accumulation sur la tête des gauchistes.

La culture n’est nullement une distinction, quelque chose qui distingue du vulgaire et que l’on acquiert par des études.

Elle n’est pas l’affaire des « salons », comme l’imaginent encore quelques amateurs de clichés, qui ne savent pas qu’il n’y a plus de salons, qu’ils ont été remplacés depuis le xviiie siècle par les cafés, et qu’il n’y a plus de cafés littéraires depuis vingt ans, même à Paris.

La culture n’est pas faite par les « gens cultivés ». Elle n’est pas leur propriété, elle ne dépend pas d’eux et ne leur doit rien (même si elle leur donne tout).

Enfin la culture n’est pas nécessairement sérieuse. Ceux qui n’ont pas le sens de l’arbitraire, de l’humour fût-il noir, de la désinvolture aimable ou provocante, de l’absurde assumé ou de la franche rigolade sont instamment priés de s’abstenir, et de s’inscrire dans un parti.

2. Ce qu’elle est en tous cas

La culture est l’ensemble des valeurs (tabous et interdits, dogmes, principes moraux, critères de vérité, recettes de plaisir, jugements de l’opinion, écoles et modes) ; des procédés de valorisation (mythes, catéchismes, éthiques politiques et privées, théories scientifiques et théologies) et des langages (langues parlées puis écrites, symboles peints ou sculptés, architectures, musique, bibliothèques, bandes magnétiques, banques de données, jargons et codes) dans lesquels l’individu naît, grandit, s’intègre au long des jours, qui forment son esprit et qu’il assume plus ou moins complètement et combine plus ou moins activement selon ses dispositions innées (combinaisons chromosomiques inégalement héritées des deux géniteurs, donc aléatoirement héréditaires) et selon son éducation (il est plus ou moins dirigé, conseillé, orienté dans ses choix par sa famille, son milieu ou sa classe, l’enseignement et l’opinion publique, puis l’expérience, les échanges sociaux, et, pour quelques-uns, la lecture).

3. Ce qu’il se peut qu’elle soit

« La culture est ce qui reste quand on a tout oublié », disait Édouard Herriot, homme politique bien oublié, mais qui reste, précisément, par cette seule phrase sur la culture. On l’a prise pour une boutade. J’y vois plutôt une anticipation de certains résultats des recherches les plus récentes sur le cerveau.

À la naissance, notre cerveau est programmé par le code génétique des chromosomes. Mais au fur et à mesure de l’acquisition d’informations nouvelles, des connexions nouvelles s’instituent entre les millions de milliards de neurones composant le cerveau. Une structure (chimique ? électronique ?), une « voie » ou une « piste » particulière liée à d’innombrés réseaux, se trouve créée par toute information nouvelle qui atteint un individu. Après quoi, le contenu de l’information peut très bien disparaître, être « oublié » : il n’en sera pas moins retrouvé, « remémoré » par la réactivation de la structure qu’il a créée, répondant à un stimulus extérieur. Le message se voit ainsi restitué par le code, par le médium, dirait McLuhan. À la notion classique d’une mémoire catalogique, consciente, laborieusement stratifiée et pas toujours facile à consulter, se substitue une mnémoélectronique d’une infinie complexité et totalement présente en synchronie virtuelle à chaque instant, encore que son actualisation quasi instantanée soit souvent empêchée par des blocages psychologiques ou somatiques.

Ainsi définie, la culture n’est plus une affaire de fiches, de bibliothèque ou d’œuvres, c’est-à-dire d’objets extérieurs plus ou moins accessibles, mais une construction intérieure de plus en plus complexe, dont la formule structurelle, différente pour chaque individu, s’identifie progressivement à la personne constituée — je ne dis pas à ce qui la constitue, qui est l’appel de sa fin, sa vocation.

4. Il n’y a pas de cultures nationales

Cette thèse est démontrée sans aucun doute possible par la date même de la formation de nos nations : seules la France, l’Espagne et la Grande-Bretagne peuvent se targuer de quelques siècles d’existence stato-nationale. Les vingt-deux autres États-nations de l’Europe ont en moyenne 25 ans d’âge.

Or, la culture européenne, qui remonte à Sumer, à l’Égypte, à la Crête, à l’Iran et aux Scythes, à la Syrie et aux Juifs, aux Grecs et aux Romains, aux Celtes et aux Germains, au christianisme et aux religions du Proche-Orient, et à toutes les combinaisons et permutations de ces facteurs, est dix fois, ou cent fois plus ancienne que nos divisions nationales.

« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? », dit l’Europe aux nations. Elles n’ont en propre que leurs vanités, leurs chauvinismes, partout pareils et qui ne les distinguent en rien. Il n’y a pas plus de « musique française » que de « mathématiques soviétiques » ou de « chimie allemande ». Toutes les branches de la science, des arts, des lettres, sont locales ou régionales dans leur genèse, continentales dans leur évolution. Elles n’ont tout de même pas pu tenir compte par anticipation de frontières qui ne seront tracées que plusieurs siècles plus tard au hasard des batailles et des traités conclus dans la confusion générale. Inutile d’insister sur le fait que ces frontières ont peu de rapports avec la sagesse politique, aucun rapport avec les intérêts économiques ou les réalités géo-ethniques, et des rapports proprement négatifs avec la vie de la culture : les cordons douaniers par exemple ou le mythe des « frontières naturelles » (le Rhin sépare, le Rhône unit…).

Nos « précieuses diversités » ne sont pas du tout nationales. Elles divisent et animent nos nations sans le moindre rapport, sauf par hasard, avec le tracé des frontières, ou le drapeau ou la monnaie qu’on y vénère. La seule culture qui puisse être sucée avec le lait, assimilée, vécue et contrastée avec d’autres cultures continentales, est la culture européenne. Voilà notre unité de base. Et nos diversités sont celles de nos écoles traditionnelles ou d’avant-garde, de nos doctrines et idéologies de droite et de gauche, de nos confessions religieuses ou athéistes, de nos couleurs locales, de nos générations, et finalement de nos personnes.

Tout le reste est rhétorique ministérielle, clichés journalistiques, paragraphes de manuels.

Conséquences politiques : il faut dissoudre et dépasser la formule jacobine et napoléonienne de l’État-nation, toute récente et criminelle — deux guerres mondiales, soixante millions de morts. Et il faut restituer dans leur autonomie les cités et régions créatrices de culture, sans plus tenir compte des frontières étatiques dont la réalité n’est plus que négative.

5. La contestation comme tradition centrale de la culture européenne

Dès l’aube de la pensée des Grecs d’Ionie — qui est théologique, cosmologique et politique d’un seul mouvement — une grande phrase d’Héraclite prophétise le comportement intellectuel, affectif et moral de l’Européen en tant que tel : « Ce qui s’oppose coopère, et de la lutte des contraires procède la plus belle harmonie. »

Assumer au départ la notion de conflit, c’est fonder l’équilibre vivant et l’harmonie de nos vies publiques et privées sur la permanente critique — étymologiquement : mise en crise — des réalités antinomiques dont nous vivons selon le mode européen : l’Un et le Divers, le Transcendant et l’Immanent, le Féminin et le Masculin, l’Ordre et le Désordre, la Puissance et la Liberté, la Sécurité et le Risque, la Régularité et la Surprise, l’Orthodoxie et l’Hérésie, la Tradition et la Contestation.

Socrate et Jésus-Christ sont les plus hauts modèles d’une contestation radicale, opposant la morale aux règles collectives et la Foi personnelle à la Loi.

Il en résulte une valorisation par les élites culturelles de l’originalité (contre la correction rituelle), de l’innovation (contre la répétition), de l’opposition (contre l’establishment), et de la personne enfin (contre l’arbitraire individualiste, mais aussi contre la tyrannie collectiviste qui lui répond mécaniquement). Toutes les autres cultures, antiques et asiatiques, africaines et précolombiennes (comme les cultures totalitaires modernes tant communistes que fascistes) visaient à l’homogène, à l’uniforme, à l’orthodoxie sans défaut, et tenaient l’originalité, l’opposition et la personne pour autant d’erreurs, de blasphèmes, ou d’illusions phénoménales (voile de Maya).

Seule l’Europe a osé dépasser le stade de l’initiation (alpha et oméga des cultures jusqu’à nous) et seule elle a couru le risque de promouvoir l’originalité de la personne, d’inciter à l’initiative.

Mais il résulte aussi de ce grand paradoxe qu’une contestation qui refuse de discuter avec la tradition s’annule en supprimant tous les critères qui permettraient de mesurer ou de valoriser ses créations.

C’est la faiblesse irrémédiable des gauchistes que de vouloir esquiver l’affrontement avec la tradition des pères, de peur d’être « récupérés » par le fantasme qu’ils appellent « Système ». Nier le père ne résout pas le complexe d’Œdipe dont certains, en Mai 68, revendiquaient l’abolition ! (Rappelant ainsi — hélas sans rire ! — le célèbre programme électoral qui réclamait « l’extinction du paupérisme à partir de dix heures du soir ».)


« Il vous a été dit… mais moi je vous dis… » Cette phrase évangélique ne nie pas le passé. Elle s’y réfère, l’englobe, le situe et le dépasse. Elle le conteste comme l’amour prévaut contre l’indifférence, qui n’est souvent qu’angoisse refoulée. Elle l’abolit en création. Tel est le sens.