(1981) Articles divers (1978-1981) « Rapport au peuple européen (9 mai 1979) » p. 20

Rapport au peuple européen (9 mai 1979)al

J’entends dire que l’idée d’Europe unie ne serait qu’une rêverie d’idéalistes, à moins qu’elle ne soit au contraire un projet de réalistes cyniques, technocrates, financiers, industriels au service de gouvernements dominés par les multinationales…

Soyons sérieux : l’union de l’Europe est simplement une nécessité, la condition de survie de nos peuples et pas seulement du maintien de leur niveau de vie, un enjeu proprement vital pour chacun des habitants de ce « cap de l’Asie », comme disait Valéry.

Or il se trouve qu’à la veille d’une date capitale de notre histoire : la première élection au suffrage universel de l’Assemblée parlementaire des neuf pays de la Communauté, personne ne s’est encore soucié d’informer le peuple européen sur l’enjeu de cette opération.

L’enjeu de l’élection européenne

Pour combler cette lacune presque incroyable, le Centre européen de la culture, à Genève, a formé un groupe de travail où sociologues, éducateurs, économistes, politologues, écologistes et philosophes, venus d’une bonne dizaine de nos pays, ont voulu réfléchir ensemble sur la situation réelle de l’Europe d’aujourd’hui, sur la nature de sa crise, mais aussi sur les solutions que l’union européenne serait seule capable d’apporter.

J’ai tenu la plume pour le groupe, et le petit volume qui en est résulté paraît ces jours-ci en France, en Italie, en Grande-Bretagne, en RFA et en Hollande.

J’essaierai de donner ici une idée du contenu de ce Rapport au peuple européen sur l’état de l’union de l’Europe en prenant un ou deux exemples par chapitre.

En guise d’introduction, le Rapport montre que l’Europe n’est plus la reine incontestée et « la perle de la planète et le cerveau du genre humain », comme on l’écrivait au xviiie siècle, mais qu’elle est au contraire mise en question, d’une manière virulente et souvent dramatique, par une évolution mondiale qu’elle-même a déclenchée. La civilisation industrielle, née de nos œuvres, a créé dans les peuples de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique du Sud des besoins qui ne peuvent être satisfaits, parce qu’ils excèdent les ressources matérielles de la planète. Donnez au tiers-monde autant d’autos qu’il en demande, et personne n’aura plus de pétrole nulle part d’ici dix ans. Essayez d’installer dans le tiers-monde des réseaux téléphoniques analogues aux nôtres, et le cuivre manquera dans les trois ans. Le tiers-monde ne peut pas rejoindre notre niveau de vie matériel, et pourtant nous lui avons appris que le bonheur dépend de l’augmentation indéfinie du produit national brut, ou PNB. Le tiers-monde va donc se révolter contre l’Occident, et d’abord contre l’Europe.

La population blanche dans le monde est en état de croissance nulle, voire déjà de croissance négative. Mais le tiers-monde augmente de 3 % par an. La proportion des Blancs à haut niveau de vie diminue donc rapidement dans l’ensemble de l’humanité. Ce qui ne peut manquer d’entraîner des répercussions très dures pour nos pays de l’Europe. C’est notre civilisation technologique qui produit à la fois l’accroissement des besoins et la famine dans le tiers-monde, l’augmentation des prix du pétrole et l’épuisement de ce pétrole par nous d’abord. C’est notre modèle d’État-nation centralisé qui triomphe partout et réclame partout les armes nucléaires, symboles de la puissance souveraine absolue. Tout conduit donc l’humanité, inéluctablement, à la guerre nucléaire, après une brève période de crises violentes, économiques, énergétiques, sociales ou politiques, voire religieuses.

À ces crises et à ces défis, parfois mortels, aucun de nos pays ne peut répondre seul. De même qu’aucun ne peut se défendre seul, ni ne peut lutter seul contre ces deux produits inéluctables de nos technologies : l’inflation et le chômage. Dans leur état actuel de division, nos soi-disant « souverainetés nationales » ne peuvent en fait :

— ni résister à la colonisation économique par les USA ;

— ni repousser une intervention militaire de l’Est ;

— ni lutter contre l’inflation sans augmenter le chômage ou réduire le chômage sans augmenter l’inflation ;

— ni maintenir la valeur de leur monnaie ;

— ni faire face à leurs besoins allégués en énergie sans menacer des centaines de milliers de vie ;

— ni prévenir, ni guérir la pollution des lacs, des fleuves et des mers océanes ;

— ni venir en aide au tiers-monde dans sa lutte contre la famine et la désertification.

Ce qui revient à dire qu’en fait aucun de nos États n’est plus en mesure d’accomplir les devoirs traditionnels de tout État.

Faute de concertation à l’échelle continentale et d’institutions fédérales, aucun d’entre eux ne paraît capable d’échapper longtemps encore aux dangers de colonisation économique par l’Ouest ou d’invasion militaire par l’Est, de ruine financière et de chaos social par les effets accumulés de l’inflation et du chômage.

Nécessité d’une Europe unie dans tous les domaines

L’Europe unie n’aura peut-être pas réponse à tout, mais les souverainetés nationales n’ont sûrement plus réponse à rien. Comme le fait voir tout examen honnête des domaines clés de la réalité d’aujourd’hui.

Tous nos États se donnent pour but suprême la croissance industrielle sans limites, alors que notre terre et ses ressources sont limitées, et ils obtiennent en fait l’inflation et le chômage. Tous prétendent exporter plus qu’ils n’importent, ce qui est rigoureusement impossible à l’échelle mondiale et simultanément. Tous croient que le « développement » matériel est synonyme de « progrès », alors qu’il se traduit en réalité par des inégalités toujours plus grandes et une escalade de la violence entre classes, entre nations, entre Nord et Sud. Tous croient encore que le bonheur des hommes dépend de la « santé de l’Économie » et que celle-ci dépend de la quantité d’Énergie consommée. Le chef de l’État français déclarait l’autre jour à la TV, tout comme M. Ritschard l’avait fait quelques semaines plus tôt chez nous, que renoncer au nucléaire équivaudrait à augmenter très fortement le chômage. Ces hommes d’État ne se seraient-ils jamais demandé comment il se fait qu’à une consommation d’énergie quintuplée depuis dix ans corresponde un accroissement sextuplé du chômage dans les pays de la Communauté ? Cette question me paraît fondamentale, décisive. Personne encore ne s’est risqué à y faire face, du côté de nos gouvernants. C’est qu’il faudrait, pour y répondre, dépasser le cadre national et accéder à la notion de fédération continentale. Aucun pays n’osera jamais prendre seul les mesures qui s’imposent : il craindra toujours que ses voisins n’en profitent et n’en abusent. À une crise de civilisation comme celle que nous vivons, il n’est de solution qu’à l’échelle d’une grande unité de culture, c’est-à-dire d’un continent au moins, l’Europe dans notre cas, celle qui va de Gibraltar aux pays baltes et de l’Écosse à Chypre ; celle, surtout, qui pendant près de trois millénaires, à partir de ce que symbolisent les noms d’Athènes, de Rome et de Jérusalem, mais aussi des communautés germaniques et du rêve celtique, a formé les désirs et les besoins des hommes de ce continent, et donc déterminé en profondeur les formes et les buts de leur Économie.

Point de solutions nationales non plus, et c’est encore plus évident, dans le domaine de l’Environnement. Là, tous les problèmes qui se posent concernent des réalités qui ne connaissent pas de frontières, étant beaucoup plus vastes ou beaucoup plus locales que la superficie de nos États-nations. Le Rhin, pollué par cinq pays et transformé en poubelle de l’Europe médiane ; la couche d’ozone qui protège toute vie contre les rayons ultraviolets ; le cancer causé à 60 % ou 90 % par notre environnement industriel ; la destruction des forêts et du plancton des océans qui fabriquent l’oxygène que nous respirons ; la destruction des sols par la progression du béton et la culture mécanisée ; la pénurie d’eau potable et l’extinction de centaines et de milliers d’espèces animales et végétales — tout cela s’opère à travers toutes nos frontières, mais la « Souveraineté absolue » de nos États empêche toute mesure de défense efficace. Seules des solutions européennes — parfois même mondiales, comme dans le cas de la protection des océans — pourraient prévenir les catastrophes qui menacent l’humanité à très court terme.

Les solutions possibles

En ce point, observons que les solutions possibles aux problèmes économiques, énergétiques ou écologiques de la société occidentale ne coïncident jamais avec le territoire d’un de nos États-nations, mais appellent toujours des entités plus grandes (continentales, voire mondiales) ou plus petites (régionales, voire locales).

S’il est nécessaire de dépasser nos États-nations par le haut : fédération européenne, il est vital de les dépasser également par le bas : régions autonomes. D’ailleurs les deux mouvements sont en interdépendance étroite : on s’est mis à parler de régions tôt après l’inauguration de la Communauté européenne de Bruxelles, vers 1960.

La réalité des régions — dont seul parmi les chefs d’État européens, de Gaulle avait vu l’importance historique — c’était encore une utopie voilà dix ans. C’est devenu l’un des problèmes capitaux d’aujourd’hui dans la plupart des pays de l’Europe. La nouvelle constitution de l’Espagne garantit l’autonomie des communautés existantes ou à créer.

Le projet de constitution belge suppose des communes autonomes groupées en « fédération de pays » ou sous-régions, et en trois régions linguistiques plus Bruxelles. Le problème de la « dévolution » du pouvoir central au pays de Galles, à l’Écosse, à d’autres régions même anglaises, provoque des remous profonds en Grande-Bretagne. La RFA, l’Autriche, la Suisse sont déjà fédéralisées, l’Italie est déjà divisée en régions autonomes et semi-autonomes. Et tout cela s’explique par la même dynamique fondamentale dont le rapport sur l’état de l’union donne le slogan par la formule : « Écologie, régions, Europe fédérée : même avenir ».

Passons sur le problème de la Défense (nous proposons le modèle suisse de la défense « en hérisson », village par village, que nous opposons à l’armement nucléaire, lequel sera d’un usage follement dangereux et vulnérable dans un continent aussi dense par sa population, ses constructions, ses réseaux de communications) et bornons-nous à ce que l’aide que nous pourrions et devrions apporter au tiers-monde implique l’union sincère de tous nos pays. La crise mondiale est née de la passion qu’a le tiers-monde de copier les traits les plus dangereux de notre civilisation matérialiste. Pour lutter contre cette contagion, un seul moyen : instituer et réussir chez nous un modèle de fédération continentale à base de régions dépassant les égoïsmes nationalistes et les cadres stato-nationaux. Rien d’autre que la fédération de nos peuples ne convaincra les peuples du tiers-monde, car, ainsi que le disait Albert Schweitzer, « l’exemple n’est pas le meilleur moyen d’agir sur autrui. C’est le seul ».

On demande souvent si l’élection d’un parlement privé de pouvoir législatif mérite un sérieux intérêt. Je répondrai que le Parlement des Neuf possède d’ores et déjà la compétence de voter le budget de la Communauté. Voilà qui suffit bien à décider d’une politique, car le budget, contrairement aux discours, dit la vérité vraie quant aux choix authentiques d’une assemblée et les impose.

Avec ou sans compétences ajoutées, la nouvelle assemblée européenne pourra se prévaloir de la volonté des peuples. Elle pourra même parler, pour la première fois, au nom du peuple européen. Aussi bien est-ce au peuple européen que s’adresse aujourd’hui le rapport dont je viens de vous exposer les vues.

N’est-ce pas à elle que s’adressait Hugo le visionnaire, lorsqu’il écrivait il y a cent ans :

Hors de nous les gouvernements tentent quelque chose, mais rien de ce qu’ils tâchent de faire ne réussira contre votre décision, contre votre liberté, contre votre souveraineté. Regardez-les faire sans inquiétude, toujours avec douceur, quelquefois avec un sourire. Le suprême avenir est en vous. Vous êtes un seul peuple, l’Europe, et vous voulez une seule chose : la Paix. (1878)