(1981) Articles divers (1978-1981) « De l’Europe des États coalisés à l’Europe des peuples fédérés (mai 1978) » pp. 1-16

De l’Europe des États coalisés à l’Europe des peuples fédérés (mai 1978)n

Je voudrais vous faire voir, ce soir, que l’idée d’une Europe fédérée n’est nullement la lubie de quelques-uns, mais une nécessité qui sera subie par tous si nous ne savons pas la choisir et la former à notre idée en temps utile ; qu’elle n’est donc pas un vague idéalisme, mais le seul réalisme digne aujourd’hui de ce nom ; et enfin, qu’elle n’est pas seulement conservation mais invention, pas seulement sauvetage mais nouveau mode de vie.

J’ai donc choisi de m’interroger devant vous sur les motifs d’unir l’Europe et sur l’évolution de ces motifs depuis la veille de la dernière guerre mondiale, jusqu’à cette veille de l’année qui verra la première élection par les peuples d’un Parlement européen.

C’est une histoire assez intense et dramatique, vous allez le voir. C’est l’alternance de grands élans dans l’enthousiasme créateur, et d’enlisements dans le marécage des intérêts à très court terme, c’est-à-dire dans le « réalisme » aux yeux des classes politiciennes.

Prenons pour point de départ dans notre siècle l’année 1924. Cette année-là, à Vienne, le jeune comte Coudenhove-Kalergi, né à Tokyo, vingt-sept ans auparavant, d’une Japonaise et d’un diplomate autrichien d’origine hollando-grecque, publie un bref ouvrage intitulé Manifeste paneuropéen.

On peut y lire des phrases simples et grandes comme celle-ci :

La question européenne, la voici : — Est-il possible que sur la petite presqu’île européenne, 25 États vivent côte à côte dans l’anarchie internationale sans qu’un pareil état de choses conduise à la plus terrible catastrophe politique, économique et culturelle ?… Si les peuples de l’Europe le veulent, la Paneurope se réalisera… Il ne faut pas se lasser de le répéter : une Europe divisée conduit à la guerre, à l’oppression, à la misère ; une Europe unie à la paix, à la prospérité. Sauvez l’Europe et vos enfants !

Quelques années plus tard, parlant au nom de la France dont il est président du Conseil, devant l’assemblée de la Société des Nations à Genève, Aristide Briand prononce un discours retentissant appelant les peuples à l’union préconisée par Coudenhove-Kalergi :

Je me suis associé pendant ces dernières années, déclare-t-il, à une propagande active en faveur d’une idée qu’on a bien voulu qualifier de généreuse, peut-être pour se dispenser de la qualifier d’imprudente. Cette idée, qui a hanté l’imagination des philosophes et des poètes, qui leur a valu ce qu’on peut appeler des succès d’estime, cette idée a progressé dans les esprits par sa valeur propre. Elle a fini par apparaître comme répondant à une nécessité. Des propagandistes se sont réunis pour la répandre, la faire entrer plus avant dans l’esprit des nations, et j’avoue que je me suis trouvé parmi ces propagandistes […]. Je pense qu’entre des peuples qui sont géographiquement groupés, comme les peuples d’Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral […]. Évidemment, l’association agira surtout dans le domaine économique. C’est la question la plus pressante. Je crois que l’on peut y obtenir des succès. Mais je suis sûr aussi qu’au point de vue politique, au point de vue social, le lien fédéral, sans toucher à la souveraineté d’aucune des nations qui pourraient faire partie d’une telle association, peut être bienfaisant.

Briand préconise donc l’union des intérêts économiques d’abord, sur la base d’un respect religieux de la souveraineté absolue de nos États.

Étonnante anticipation sur la formule du Marché commun, qui naîtra vingt-cinq ans plus tard, mais aussi sur les limitations les plus graves de cette formule…

Un Mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne sera présenté en 1930 à la Société des Nations, rédigé par le directeur de cabinet de Briand, Alexis Léger (futur prix Nobel de poésie sous le pseudonyme de Saint-John Perse). Ce beau texte répète avec insistance : « C’est sur le plan de la souveraineté absolue que doit être réalisée l’entente entre Nations européennes… »

On sait que la proposition Briand devait rester sans suite : non seulement parce que les États membres, dans leurs réponses, multipliaient à l’envi les objections et restrictions, mais surtout parce que Hitler venait de remporter son premier grand succès électoral (14 septembre 1930). Le sort en était jeté : l’Europe désunie glissait vers le désastre, la Deuxième Guerre mondiale devenait inévitable.

Était-ce la fin des espérances unionistes et fédéralistes ? Ce fut tout au contraire le banc d’essai de leurs forces de résistance et le terme s’impose, puisque ce fut précisément l’ensemble des réseaux de la Résistance à l’hitlérisme et au fascisme qui fournit à l’idée européenne son milieu le plus efficace de propagation en profondeur et en intensité, dans la lutte, dans le danger, et surtout dans l’espoir. Dès 1941, des internés politiques de l’île de Ventotene, près des côtes italiennes, rédigent un manifeste fédéraliste européen qui circulera dans toute l’Europe. Dès 1942, tous les journaux de la Résistance française affirment qu’ils luttent pour instaurer une vraie fédération européenne.

En mars 1944, Henry Frenay, chef du mouvement « Combat », lance un appel « à tous les hommes de la Résistance européenne ».

Je sais, dit-il, pour en avoir recueilli maintes preuves, que dans chaque pays de l’Europe occupée, (ces hommes) ont une volonté et des espoirs qui concordent étrangement avec les nôtres. […] Que l’orgueil et l’égoïsme éventuels des gouvernements, les principes d’une souveraineté souvent illusoire, n’entravent pas cette marche à l’unité. !

Et des voix fraternelles sourdement lui répondent, du fond des camps d’otages de la Hollande, des ténèbres où déjà l’Allemagne chancelle, voix des rares survivants de l’Orchestre rouge, ou du groupe de la Rose blanche.

Enfin, en juillet de cette même année 1944, tandis que la guerre sévit encore sur l’Europe, des militants de la Résistance de neuf pays réussissent à passer les frontières et à se rencontrer à quatre reprises à Genève, dans la villa du secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises, Willem Visser ’t Hooft. De ces rencontres clandestines sortira un document d’une clairvoyance sans défaut. Citons :

Quelques militants des mouvements de résistance du Danemark, de France, d’Italie, de Norvège, des Pays-Bas, de Pologne, de Tchécoslovaquie et de Yougoslavie, et le représentant d’un groupe de militants antinazis en Allemagne, se sont réunis dans une ville d’Europe les 31 mars, 29 avril, 20 mai, 6 et 7 juillet. Ils ont élaboré le projet de déclaration ci-dessous qu’ils ont soumis à la discussion et à l’approbation de leurs mouvements respectifs et de l’ensemble des mouvements de résistance européens.

Ils affirment que la vie des peuples qu’ils représentent doit être fondée sur le respect de la personne, la sécurité, la justice sociale, l’utilisation intégrale des ressources économiques en faveur de la collectivité tout entière et l’épanouissement autonome de la vie nationale.

Ces buts ne peuvent être atteints que si les divers pays du monde acceptent de dépasser le dogme de la souveraineté absolue des États en s’intégrant dans une unique organisation fédérale.

La paix européenne est la clé de la voûte de la paix du monde. En effet, dans l’espace d’une seule génération, l’Europe a été l’épicentre de deux conflits mondiaux qui ont eu avant tout pour origine l’existence sur ce continent de trente États souverains. Il importe de remédier à cette anarchie par la création d’une union fédérale entre les peuples européens.

Vous l’aurez remarqué : autant le Mémorandum Briand s’appliquait à rassurer les États quant au respect de leur souveraineté absolue, autant la déclaration des Résistances européennes souligne la nécessité littéralement vitale de « dépasser le dogme de la souveraineté absolue des États ». C’est que Briand est au pouvoir, et les résistants au combat ! L’un espérait encore « apaiser » les États, et les autres subissent leurs guerres. L’opposition est aussi fondamentale qu’inévitable. On la retrouvera bientôt entre de Gaulle et les fédéralistes européens.

Mais nous ne sommes encore qu’en 1944. Un an plus tard, la guerre finie, que va-t-on faire ?

Tous ceux qui sortent de la Résistance ont répondu d’avance ! faire l’Europe !

À Hertenstein, en Suisse, dès 1945, puis en Hollande, à Luxembourg, finalement lors du grand congrès fédéraliste de Montreux (1947), les résistants d’hier fondent l’Europe de demain : 100 000 membres cotisants, venus de la gauche ou de la droite, mais surtout de la Résistance, se regroupent sous l’égide de l’Union européenne des fédéralistes.

Leurs motifs ? Nous venons de les voir. Ce sont 1° le refus de toute nouvelle guerre européenne, 2° la fédération au-delà des formules d’absolue souveraineté nationale, 3° « l’Europe une dans un monde uni ».

Ces vues sont justes mais trop vastes, en ce sens que les moyens de leur réalisation ne sont pas encore imaginés, ni même sérieusement envisagés. Il est clair que les gouvernements n’accepteront jamais, sauf s’ils y sont contraints par une superpuissance voisine, le moindre abandon de souveraineté.

Dans cette situation quelque peu irréelle où se mêlent un sentiment d’urgence très intensément motivé et une étrange incertitude quant aux prochains pas que l’on pourra faire, éclate le discours de Churchill à l’Université de Zurich, le 19 septembre 1946.

D’un trait génial, Churchill va ramener la conjoncture la plus complexe et angoissante à une seule mesure, la plus simple, et il va formuler par là même, en quelques phrases, le seul motif immédiat et concret qui se trouve être vraiment commun à l’entreprise des militants fédéralistes et à la classe politique au pouvoir. Voici ces phrases capitales :

Au sort misérable de l’Europe il existe un remède qui, s’il était adopté partout et spontanément, transformerait comme par miracle toute la scène, et ferait de l’Europe, en peu d’années, une terre aussi libre et heureuse que celle de la Suisse d’aujourd’hui.

Quel est ce remède souverain ? C’est de reformer la famille européenne, dans toute la mesure où nous le pouvons encore, et de l’assurer d’une structure à l’abri de laquelle elle puisse vivre en paix et en sécurité. Nous devons construire une sorte d’États-Unis d’Europe. Ainsi seulement, des centaines de millions de travailleurs seront capables de retrouver les simples joies et les espoirs qui rendent la vie digne d’être vécue.

Je vais vous dire maintenant quelque chose qui vous étonnera. Le premier pas consistera à faire de la France et de l’Allemagne des partenaires. Si l’on veut mener à bien l’œuvre de construire les États-Unis d’Europe, leur structure devra être conçue de telle sorte que la puissance matérielle de chaque État perde son importance. Les petites nations y compteront autant que les grandes et tireront leur honneur de leur contribution au bien commun… Il s’agit aujourd’hui d’affranchir de la guerre et de la servitude les populations de toute race et de toute contrée. De cette œuvre urgente, c’est à la France et à l’Allemagne qu’il appartient de prendre conjointement l’initiative… Debout l’Europe !

Un an plus tard, à Montreux, naîtra l’idée d’une collaboration, théoriquement paradoxale mais peut-être en fait praticable, entre le mouvement fédéraliste et les clubs de notables politiques et industriels patronnés par Churchill.

Et c’est ce « compromis historique » qui va se réaliser au début de mai 1948 sous les espèces du Congrès de l’Europe, réunissant dans la Salle des chevaliers, qui est la salle du trône de La Haye, près de 800 délégués parmi lesquels 16 anciens présidents du Conseil, 48 ministres dont Paul Reynaud, Anthony Eden, Harold Macmillan, Carlo Schmid, 250 députés, une centaine de syndicalistes, des évêques anglicans ou romains côtoyant Bertrand Russell ou Salvador de Madariaga aussi bien qu’Étienne Gilson ou Charles Morgan.

Le Message aux Européens qui conclut ce congrès historique, est adopté par acclamations lors de la séance de clôture. Il résume l’ensemble des motifs du congrès et du « Mouvement européen » qui en sortira quelques semaines plus tard. Je vous demanderai la permission de le lire comme j’eus l’honneur de le faire à La Haye, ayant eu la charge de l’écrire :

L’Europe est menacée, l’Europe est divisée, et la plus grave menace vient de ses divisions.

Appauvrie, encombrée de barrières qui empêchent ses biens de circuler mais qui ne sauraient plus la protéger, notre Europe désunie marche à sa fin. Aucun de nos pays ne peut prétendre, seul, à une défense sérieuse de son indépendance. Aucun de nos pays ne peut résoudre, seul, les problèmes que lui pose l’économie moderne. À défaut d’une union librement consentie, notre anarchie présente nous exposera demain à l’unification forcée, soit par l’intervention d’un empire du dehors, soit par l’usurpation d’un parti du dedans.

L’heure est venue d’entreprendre une action qui soit à la mesure du danger.

Tous ensemble, demain, nous pouvons édifier avec les peuples d’outremer associés à nos destinées, la plus grande formation politique et le plus vaste ensemble économique de notre temps. Jamais l’histoire du monde n’aura connu un si puissant rassemblement d’hommes libres. Jamais la guerre, la peur et la misère n’auront été mises en échec par un plus formidable adversaire.

Entre ce grand péril et cette grande espérance la vocation de l’Europe se définit clairement.

Elle est d’unir ses peuples selon leur vrai génie, qui est celui de la diversité, et dans les conditions du xxe siècle, qui sont celles de la communauté, afin d’ouvrir au monde la voie qu’il cherche, la voie des libertés organisées. Elle est de ranimer ses pouvoirs d’invention pour la défense et pour l’illustration des droits et des devoirs de la personne humaine, dont malgré toutes ses infidélités, l’Europe demeure aux yeux du monde le grand témoin.

La conquête suprême de l’Europe s’appelle la dignité de l’homme et sa vraie force est dans la liberté. Tel est l’enjeu final de notre lutte. C’est pour sauver nos libertés acquises, mais aussi pour en élargir le bénéfice à tous les hommes, que nous voulons l’union de notre continent.

Sur cette union l’Europe joue son destin et celui de la paix du monde.

Soit donc notoire à tous que nous, Européens, rassemblés pour donner une voix à tous les peuples de ce continent, déclarons solennellement notre commune volonté dans les cinq articles suivants, qui résument les résolutions adoptées par notre congrès :

1) Nous voulons une Europe unie, rendue dans toute son étendue à la libre circulation des hommes, des idées et des biens.

2) Nous voulons une Charte des droits de l’homme, garantissant les libertés de pensée, de réunion et d’expression, ainsi que le libre exercice d’une opposition politique.

3) Nous voulons une Cour de justice, capable d’appliquer les sanctions nécessaires pour que soit respectée la Charte.

4) Nous voulons une Assemblée européenne, où soient représentées les forces vives de toutes nos nations.

5) Et nous prenons de bonne foi l’engagement d’appuyer de tous nos efforts, dans nos foyers et en public, dans nos partis, dans nos églises, dans nos milieux professionnels et syndicaux, les hommes et les gouvernements qui travaillent à cette œuvre de salut public, suprême chance de la paix et gage d’un grand avenir, pour cette génération et celles qui la suivront.

On a reconnu dans ce Message la convergence des motifs principaux qui animeront les mouvements européistes des années 1940 et 1950, et qui vont se traduire au début par quelques réalisations spectaculaires.

Le premier motif : empêcher le retour d’une conflagration franco-allemande, était au cœur du discours de Zurich, et il va inspirer le traité de la CECA, cette mise en commun du charbon et de l’acier dont on fait les canons, qui lie symboliquement et concrètement les ennemis d’hier.

Le deuxième motif : la prospérité à rétablir par l’intégration économique est celui qui donnera lieu à l’ouverture du Marché commun dès 1957.

Le troisième motif, celui de la défense des libertés et des droits de l’homme, seul fondement d’une union politique conforme au vrai génie européen et à la culture commune de nos peuples, donnera lieu, un an après le congrès de La Haye, à la création du Conseil de l’Europe et de la Cour de justice de Luxembourg, d’une part ; d’autre part à de nombreux instituts culturels, dont le premier en date, le Centre européen de la culture, fondé à Genève en 1950, a donné naissance notamment au projet initial du CERN, à la Fondation européenne de la culture, ainsi qu’à une douzaine d’associations européennes d’enseignants, d’éditeurs, d’historiens, de sociologues, de politologues, d’instituts universitaires et même de festivals de musique.

On notera que le motif de la défense commune n’était pas mentionné dans le Message de La Haye, ou plus exactement : avait été barré de la version finale. Quatre ans plus tard, ce motif allait se déclarer sous le nom de Communauté européenne de défense, ou CED. On sait que le traité rejeté par la France en août 1954, devait inaugurer la série des échecs qu’eut à subir l’idée européenne au cours des deux dernières décennies.

Du côté de Strasbourg, d’abord. Pendant la session inaugurale de l’Assemblée du Conseil de l’Europe, qui n’était que consultative (première et grave déception), le député anglais Mackay avait fait voter l’important amendement que je cite :

L’Assemblée considère comme le but et l’objectif du Conseil de l’Europe de créer une autorité politique européenne dotée de fonctions limitées mais de pouvoirs réels.

Vingt-huit ans ont passé, et il n’est que trop clair que le Conseil de l’Europe non seulement n’a pas atteint « le but et l’objectif » ainsi définis, mais qu’il a perdu tout espoir et peut-être même tout désir d’y conduire les Européens.

Dira-t-on que la Communauté de Bruxelles a repris le flambeau ? On voit bien qu’elle en a quelquefois l’ambition, qu’elle souhaite que les pouvoirs purement économiques de sa Commission soient élargis aux domaines du social, de la culture, et finalement de la politique commune des pays membres ; on voit bien que dans ses publications, elle se nomme tranquillement « l’Europe », mais comment soutenir cette prétention ? L’Europe de l’Ouest, déjà amputée de l’Est satellisé, c’est encore vingt pays et non pas neuf ! Et c’est tout de même autre chose qu’un marché ! La gestion d’une partie de l’économie partiellement intégrée de neuf pays ne prépare pas la Commission de Bruxelles à décider des grandes options morales et politiques de l’Europe tout entière.

J’en vois la preuve dans le récent Rapport annuel de la Communauté, qui exprime la crainte que l’élargissement de celle-ci à trois pays nouveaux n’« affaiblisse la construction européenne » !

Autrement dit, cette construction serait d’autant plus faible qu’elle deviendrait plus européenne ! Drôle de manière de reformer la « famille » dont parlait Churchill, que d’en exclure pour des motifs purement économiques, les pays scandinaves et l’Ibérie, les Balkans et l’Autriche, et même la Suisse, si coupable qu’elle soit d’avoir su depuis des siècles que la prospérité, la paix sociale, les libertés civiques et la sécurité appellent un régime fédéral, autogéré et décentralisé.

Une espèce d’enlisement de la cause européenne et des espoirs fédéralistes dans la bureaucratie et la technocratie des eurocrates, depuis vingt ans, suffit à expliquer l’amère désaffection de tant de militants de la première heure et l’indifférence des jeunes gens à l’égard d’une « Europe » qui n’évoque plus pour eux un continent libéré des frontières nationales mais au contraire les marathons nocturnes de Bruxelles sur la surproduction des vins méditerranéens ou le prix de la betterave communautaire. Et je ne dis pas que les vins et la betterave n’ont aucune importance, loin de là : je dis seulement qu’il ne faut pas s’attendre que la jeunesse, à leur propos, s’exalte.

Un seul exemple peut suffire pour évaluer les progrès de cette indifférence : l’élimination des derniers droits de douane entre les neuf pays du Marché commun s’est effectuée le 1er juillet 1977, dans l’inattention générale : c’était pourtant le premier achèvement du grand dessein de Jean Monnet, son premier objectif pleinement atteint.

Faut-il en conclure que « L’Europe n’intéresse plus », comme le répètent depuis plusieurs années la plupart des journaux de nos pays, tout en lui consacrant de plus en plus de place dans leurs colonnes ? Ou plutôt que l’Europe qui intéresse au sens fort les Européens d’aujourd’hui n’est pas celle de l’économie, du libre-échange commercial, mais bien celle des chances de la vie, c’est-à-dire des chances de la paix, et du maintien des libertés, donc du progrès des responsabilités civiques ?

« L’Europe c’est fini », dit la Presse. Du moins le disait-elle jusqu’à l’année dernière. Voici quelques échantillons de gros titres parus dans les principaux journaux de France, de Suisse, de Belgique, d’Italie, d’Allemagne et de Grande-Bretagne, de 1974 à 1976 :

Sur l’Europe en général : « L’Europe à la dérive » — « L’Europe agonise » — « L’Europe c’est fini ».

Et sur les activités des Neuf : « L’Europe verte écartelée » — « Europa-Agrarpolitik — wer kann das noch verstehen ? » — « Les Neuf divisés sur leur politique énergétique » — « Conseil européen : l’enlisement » — « Les Neuf ont étalé divergences et absence de volonté politique » — « Europa auf der Flucht ».

La lecture de ces titres pose une question : de quelle Europe parlent-ils ? Quelle est l’Europe qui selon eux « agonise » ?

Si c’est « l’Europe des Neuf », qu’on l’appelle par son nom : c’est un Marché commun partiel.

S’il s’agit de l’Europe des États plus ou moins « unis » ou « confédérés » — dont les ministres nous répètent depuis trente ans qu’elle est nécessaire et urgente —, nous sommes en présence d’une fausse nouvelle : cette Europe-là ne peut pas « agoniser » puisqu’elle n’a jamais existé, et l’on peut douter qu’elle voie le jour aussi longtemps que les États refuseront de rien céder sur leur souveraineté nationale.

S’agirait-il enfin de l’Europe réelle, celle des Européens vivants, de leurs cultures et de leurs espoirs ? Mais alors comment pourrait-on avec un tel sang-froid, sans la moindre émotion dans la voix, le geste ou le style, et parfois même avec un je ne sais quoi de complaisant dans la résignation, voire de sournoisement jubilant, annoncer et accepter que tout cela soit perdu — comme si tout cela n’était pas nous ?

Ils parlent de l’Europe qui agonise comme on parle de malheurs étrangers, de la mort qui n’arrive qu’aux autres. Sont-ils conscients du fait inéluctable qu’ils subiront le sort de l’Europe, peu importe qu’ils soient pour ou contre, de gauche ou de droite, européistes ou nationalistes ?

Dans cette situation plutôt décourageante est apparu voici deux ans un projet qui, précisément, concerne par sa nature même l’ensemble des Européens (même limité provisoirement aux Neuf) — le projet d’élection du Parlement européen au suffrage universel à l’automne de 1978.

Le débat général sur l’Europe, qui ne va pas manquer de déclencher la campagne électorale, aura pour effet de reposer le problème des « vrais » motifs de l’union de l’Europe, qu’il s’agisse de celle des bureaux, ou de celle des multinationales, ou de celle des esprits et des cœurs, de celle des peuples.

Et voilà qui exigera, de toute nécessité, l’examen objectif des motifs antérieurs et la prise de conscience des motifs nouveaux.

Les principaux motifs anciens, ce sera vite vu.

Empêcher la France et l’Allemagne de se faire la guerre : voilà qui est acquis, par bonheur, mais disparaît donc, du même coup, en tant que motif dynamique d’union.

Rétablir la productivité industrielle ? Nous n’y avons que trop bien réussi : voir nos indices de gaspillage, d’épuisement des ressources non renouvelables, et nos indices de chômage.

Assurer la paix ? Nos États se préparent plutôt, pour rétablir leur balance commerciale, à vendre des centrales de retraitement dont l’unique intérêt sera de fournir au tiers-monde le plutonium des armes nucléaires, s’il promet, bien sûr, de ne jamais s’en servir…

Enfin, former un corps politique capable à la fois de se défendre et de se faire entendre à l’échelle mondiale ? Ici nous devons confesser l’échec total : il n’y a pas, dans aucun domaine fondamental, de politique commune des États de l’Europe : non, pas même pour les Neuf de la Communauté. Ni Parlement européen élu, légitimé, législatif ; ni Sénat des États ou des régions ; ni exécutif aux ordres du Souverain populaire représenté par les deux chambres ; ni monnaie commune ; ni défense commune ; ni plan commun pour faire face aux crises énergétiques comme celle de 1973 ; ni politique commune contre l’inflation sans augmenter le chômage, ou contre le chômage sans aggraver l’inflation…

Je ne vois d’autre explication à tant d’impuissances que dans le fait, toujours plus évident, que le dogme de la souveraineté nationale absolue n’a jamais été dépassé, comme le demandaient les résistants. Seuls les États s’arrogent le droit de faire, ou de ne pas faire l’Europe. Or, il est clair qu’ils ne la feront jamais, étant eux-mêmes les obstacles à l’union, s’il n’y sont pas contraints par des forces extérieures, ou poussés par la volonté des peuples.

Quelles sont les forces extérieures qui peuvent constituer pour l’Europe de nouveaux motifs de s’unir ?

La situation de l’Europe dans le monde d’aujourd’hui est caractérisée par un contraste violent : Le tiers-monde est en état d’explosion démographique, particulièrement dans le Sud-Est asiatique et dans certaines parties de l’Amérique latine, tandis que dans les pays industrialisés de l’Europe le taux de croissance est en baisse, approchant parfois de la croissance zéro. (Le phénomène se reproduit au sein de l’Union soviétique : tandis que le taux des naissances dans la partie russe demeure bas, celui des parties asiatiques augmente sans relâche. Dans quelques décennies, l’URSS comptera une forte majorité de Turcs et d’Asiatiques.)

Voilà qui est propre à modifier d’une manière dramatique les équilibres dits « traditionnels » entre l’Europe et le reste du monde.

Les besoins alimentaires du tiers-monde vont croître d’une manière inévitablement catastrophique dans plusieurs cas. Un exemple : les démographes du Bangladesh prévoient un taux annuel de morts par famine se traduisant par plus de 20 millions dans les années 1980, jusqu’à ce que l’excès de population soit corrigé « par la Nature » — à moins que des quantités énormes de nourriture ne puissent être procurées de l’extérieur. Une partie de cette alimentation pourrait être fournie par les États-Unis, et par eux seuls, mais au prix d’une expansion rapide de leur production agricole, qui se trouve être particulièrement vorace en énergie.

Le monopole américain quant à l’alimentation du monde sera comparable au monopole arabe quant au pétrole. Il ne sera pas facile pour les USA et le Canada, de ne jamais abuser de cet avantage à des fins politiques, d’autant que l’URSS restera le client le plus important pour le blé américain dans les années de mauvaises récoltes. Or, ces années vont être de plus en plus fréquentes si les climatologistes ont raison. Il faut donc s’attendre que le pouvoir économique et politique des USA devienne toujours plus dominant.

Mais d’autre part, la proportion des Blancs à haut niveau de vie va diminuer rapidement par rapport au tiers-monde, et leur moyenne d’âge sera plus élevée. Cet accroissement de la population du tiers-monde et de ses besoins par tête en énergie et en matières premières ne peut manquer d’entraîner des répercussions très dures pour l’ensemble des peuples de l’Europe.

En effet, ayant été les premiers à lancer la révolution industrielle, nous avons déjà fortement entamé nos ressources non renouvelables et nous ne pouvons plus compter sur un accès automatique à la plupart de nos sources extérieures d’approvisionnement. La crise du pétrole en 1973 a montré combien notre économie était devenue vulnérable à des événements politiques lointains sur lesquels nous n’exerçons aucun contrôle, et qui nous trouvent d’autant plus désarmés que nous n’avons aucun plan de premiers secours mutuels, ni aucune politique commune à moyen et à long terme.

Toutes ces tensions, lourdes de conflits latents, menacent l’ensemble des Européens dans leurs conditions d’existence économique d’abord, puis d’indépendance politique, et finalement de survie pure et simple.

Déséquilibres démographiques, pénuries et famines, monopoles étrangers conduisant à des formes diverses d’asservissement économique, puis politique, crise de civilisation laissant prévoir des désastres désormais calculables si l’on continue dans le même sens et au même rythme — même l’addition de ces données est encore loin de rendre compte de toute la réalité que doivent affronter aujourd’hui les habitants de la péninsule Europe.

Tous les observateurs lucides de l’époque nous répètent qu’il s’agit désormais d’orienter autrement le « développement » de notre société, et de revoir la définition de ce que nous avons été les premiers dans le monde et pendant longtemps les seuls à nommer « le Progrès ».

Le bonheur, le salut de l’humanité sont-ils vraiment liés à la croissance du PNB et de la consommation d’énergie, comme l’ont cru depuis le siècle dernier, identiquement, capitalistes et communistes, socialistes et libéraux ? Mais si cela doit nous mener de crise en crise et de pénuries en famines au désastre final de la guerre nucléaire, ne serait-il pas temps de changer de cap ? De réviser les dogmes du progrès matériel, de la croissance illimitée de tout et de n’importe quoi, du salut par la quantité au mépris de la qualité, laquelle ne peut pas être comptabilisée ?

Demandons-nous alors qui peut imaginer, vouloir et réaliser ce changement de cap.

Il y a peu de chances que ce soit le tiers-monde : sa passion dominante paraît être aujourd’hui de reproduire chez lui les causes mêmes de notre crise ; il nous accuse de vouloir l’en frustrer dès que nous tentons de l’avertir. (Il ne veut pas seulement nos autos, mais nos embouteillages polluants et nos pénuries de pétrole qui exigent des centrales nucléaires, etc.)

Il y a peu de chances que ce soit l’URSS, qui veut « rattraper l’Amérique », laquelle continue de croire, dans sa majorité, que plus c’est grand et mieux cela vaut.

Reste alors notre « vieille Europe » : elle a été la première à inventer le Progrès, puis la première à prendre conscience de ses erreurs d’orientation, la première à créer l’État-nation. Il semblerait donc naturel qu’elle soit aussi la première capable de rectifier les conceptions qu’elle a lancées dans le monde entier et que les communautés les plus traditionnelles adoptent ou subissent aujourd’hui. L’Europe va-t-elle faillir à sa mission mondiale ? Le peut-elle sans trahir ses raisons d’être et abdiquer, avec ses responsabilités, ses libertés ?

Ici se pose la question fondamentale : quelle Europe ? Car il y en a deux.

L’histoire nous montre la naissance dans la Grèce des cités autonomes, d’une Europe de la solidarité civique, de la mesure, et de la tolérance socratique. Mais elle nous montre aussi, dans la Rome impériale la naissance de ce qui deviendra au cours des siècles l’Europe des dictatures, des règlements collectivistes uniformisants, de la « raison d’État » généralement contraire à la raison, et de la « juste place » réservée selon Lénine à l’opposition politique, à savoir la prison.

La première Europe a créé et nourri les idées de liberté et de responsabilité dans la Communauté, de foi jurée et de pacte fédéral, puis d’internationalisme et d’arbitrage, enfin de fédération européenne.

La deuxième Europe a formé des sujets passifs. Elle a repris l’idée romaine du réseau d’institutions centralisées encadrant toujours plus étroitement toujours plus de réalités de la vie publique et privée d’une nation, afin d’en obtenir plus facilement toujours plus d’obéissance passive. Cette Europe est celle des nationalismes étatisés, de leurs guerres « glorieuses » et de leurs révolutions, des fascismes de gauche puis de droite et des « impératifs technologiques » au service de « la souveraineté nationale absolue ».

Or, aujourd’hui, c’est cette deuxième Europe qui s’oppose à l’union fédérale de nos peuples, seul espoir qui nous soit proposé. Et par malheur, c’est cette deuxième Europe que le tiers-monde copie avec passion, depuis la prétendue dé-colonisation.

Mais comment qualifier de « décolonisation » un processus qui perpétue les superstitions les plus typiques des colonisateurs, parmi lesquelles l’idée du Progrès matériel et surtout l’équation « bonheur de l’homme égale accroissement des dépenses nationales (ou PNB), gaspillage d’énergie, fabrication de la bombe atomique » ?

Le fait est qu’il est plus facile de copier les caricatures que les modèles, les vices que les vertus, les armes de guerre que les procédures de paix. Il est plus facile de s’approprier les recettes du nationalisme arrogant que celles du fédéralisme solidaire.

Une bonne centaine d’États nouveaux se sont proclamés souverains depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Du fait que tous veulent à tout prix les structures de l’État napoléonien et les armements de l’impérialisme nucléaire, cette division du monde ne peut conduire qu’à une guerre générale, qui pourrait très bien être la dernière parce qu’elle détruirait les bases mêmes de toute guerre : les communautés humaines.

Devant les grands défis mondiaux que j’ai évoqués, nous ne gardons quelques chances de nous en tirer que tous ensemble. Nous ne pourrons survivre aux crises inévitables en nous bornant à leur opposer fermement nos prétendues « souverainetés nationales », c’est-à-dire de la rhétorique. Le choix est simple : ou nous périrons un à un, ou nous survivrons fédérés.

Telle étant la situation de l’Europe dans la conjoncture mondiale, qu’en est-il de la situation à l’intérieur de l’Occident ?

La plupart des Européens ont l’impression décourageante d’être « écrasés » entre les Super-Grands de l’Est et de l’Ouest. Ce sentiment que les chiffres et les faits ne justifient pas, traduit cependant la réalité de l’état de division du continent. Si nous nous sentions Européens, membres d’une communauté fédérale d’environ 400 millions d’habitants à l’Ouest, en attendant que les 100 millions des satellites de l’Est puissent nous rejoindre, nous pourrions regarder sans craintes excessives les 220 millions d’Américains et les 250 millions de Russes : ces Super-Grands additionnés n’atteindraient même pas notre taille ! Il est bien clair que le nombre des habitants ne dit pas tout sur la puissance ou le bonheur d’un peuple, mais s’il est vrai que nous ne sommes pas trop enclins à juger selon les quantités, cet exemple illustre assez bien que notre défaitisme actuel n’est justifié que par notre état de division, par le refus de nous fédérer.

Derrière nos représentations exagérément pessimistes, et dans l’attente d’une réunion des peuples européanisés depuis mille ans, quelles sont les réalités présentes ?

Entre les USA et l’URSS, la situation de l’Europe apparaît très malsaine et grevée d’injustices intolérables.

Il n’est pas sain que notre économie et nos monnaies demeurent à la merci d’une manipulation de la valeur d’échange du dollar, ou de l’inflation exportée par l’industrie américaine, suite à la guerre du Vietnam.

Il n’est pas sain que ce qu’on appelle la sécurité de l’Europe paraisse être assurée par la présence de quelques divisions américaines en République fédérale d’Allemagne, non par l’union des forces européennes. Il n’est pas sain que la survie abusive (en Europe comme en Amérique latine) de régimes dictatoriaux, militaires ou cléricaux, expressément antidémocratiques, ait pu dépendre de « l’aide américaine ».

Mais d’autre part, il n’est pas juste que six pays européens à l’Est soient privés du droit de choisir leur éventuelle fédération avec l’Ouest du continent. Il n’est pas juste qu’aussitôt qu’ils manifestent un goût, même timide, pour la démocratie, ils soient envahis par les Russes. Il n’est pas juste qu’à Yalta, les peuples de l’Europe du Sud-Est aient été « répartis » et « partagés » entre les Super-Grands en protectorats, satellites, zones à souveraineté limitée, etc., comme les tribus de l’Afrique noire l’avaient été par la conférence de Berlin en 1885.

Ce qui est juste, urgent et humain, c’est de promouvoir et de vouloir la fédération de l’Europe, seul moyen de résister à l’emprise économique ou politique des Super-Grands, mais plus encore : seul moyen de résister à la catastrophe finale. Voici comment.

La guerre est le produit — comme elle fut l’origine, cela n’est plus à démontrer — des grands États centralisés. Or la croissance illimitée de la production industrielle a entraîné une consommation toujours plus gaspillante d’énergie, d’où la « nécessité » des centrales nucléaires et même, d’ici vingt ans, des surgénérateurs. Qui à leur tour, ne fût-ce que par leur prix, leurs dangers, et les résistances qu’ils provoquent, augmenteront nécessairement la centralisation, l’emprise de l’État sur les investissements, et l’inquisition policière préventive. Or on sait que plus un État est centralisé, moins il accepte les formules fédératives, plus il est poussé vers la guerre.

Devant cette menace totale — née de nos œuvres, ne l’oublions pas —, la vocation de l’Europe est de donner au monde l’exemple d’une désescalade. Si les grands États sont responsables des grandes guerres, il faut diminuer à la fois leur taille et leurs pouvoirs d’agression. Car ainsi que l’écrit Bertrand de Jouvenel : « Le Pouvoir est lié à la guerre, et si une Société veut borner les ravages de la guerre, il n’en est d’autre moyen que de borner les facultés du Pouvoir. » L’Europe seule, je l’ai dit, semble aujourd’hui capable d’amorcer ce renversement de la tendance, dont les conditions pourraient être :

1° guérir de l’obsession d’un productivisme indéfiniment accru au prix de famines dans le tiers-monde ;

2° réduire le gaspillage d’énergie payé au prix d’agressions irréversibles contre la Nature et contre nos descendants durant vingt-quatre-mille ans (car telle est la « période de demi-vie » du plutonium que l’on se prépare à stocker dans nos cavernes) ;

3° réduire ainsi au minimum la centralisation, qui toujours pousse au mépris des réalités locales, régionales, communautaires, d’où la dégradation toujours plus angoissante des relations humaines dans notre société : égoïsme de classe, délinquance, prises d’otages, terrorisme international ; 4° enfin dénoncer le dogme de la souveraineté nationale absolue, au profit de l’autonomie des régions et de leurs fédérations, nationales d’abord, puis continentales.

Ce serait du même coup se soustraire aux mécanismes de la guerre et permettre l’union de l’Europe. Tel était bien le sens du slogan qui ouvrait le Message final de la conférence de Lausanne consacrée en 1949 à l’Europe de la culture, slogan qui m’avait été dicté par Carlo Schmid, alors vice-président du Bundestag : « Il faut faire l’Europe, ou il faut faire la guerre ! »

Mais si ces enchaînements de causes et d’effets, soit vers la guerre par la logique des souverainetés absolues, soit vers la paix par la formation progressive de fédérations de régions nous paraissent désormais évidents, les moyens d’amorcer la pratique des régions le sont beaucoup moins. La plus claire vision du danger ne suffit pas toujours à fournir l’impulsion décisive.

Ce qui a fait défaut, jusqu’ici, aux efforts des mouvements fédéralistes et aux tentatives d’union initiées par un Coudenhove, par un Briand, puis par les Résistances européennes, c’est l’appui passionné de larges couches populaires et de la jeunesse la plus active de nos pays, dans toutes les classes, pas seulement chez les intellectuels. Or ce levier, tout porte à croire que le fédéralisme européen vient de le trouver, du côté où on l’attendait le moins.

Depuis quelques années, un phénomène immense monte lentement dans les consciences et déjà, nous le voyons déterminer l’actualité européenne la plus brûlante : c’est le soulèvement germinal, l’émergence partout des deux motivations majeures que sont devenues en peu d’années les régions et l’écologie.

Je n’en ai pas connues, depuis plus de quarante ans que je milite pour le fédéralisme européen, de plus largement mobilisatrices. Elles sont effectivement les seules, en Europe, à pouvoir rassembler des foules de dizaines ou de centaines de milliers, comme on l’a vu durant le seul mois d’août de cette année : 80 000 écologistes à Creys-Malville, et 300 000 régionalistes devant Pampelune, militants non violents, résolus, qui déconcertent la police par leur refus de se conformer aux clichés de la contestation et du gauchisme.

Or elles rejoignent irrésistiblement le mouvement des fédéralistes européens, les trois étant organiquement liées dans leur genèse par une réaction identique contre un monde brutal de massification, de gigantisme et d’alignements au cordeau, qui ne peut plus respecter aucune différence — minorité, écorégion, région ethnique —, se méfie par principe de toute autonomie, détruit les équilibres naturels, et les petites communautés de base dans lesquelles seules le citoyen pourrait devenir une personne à la fois libre et responsable.

Mouvement de base, spontané et pacifique, dans lequel on voit bien que les motifs écologiques, régionalistes, fédéralistes sont intimement entrelacés et se conditionnent mutuellement. L’écologie trouve ses solutions tantôt au niveau régional et tantôt à l’échelle du continent, non dans le cadre d’un État-nation. Et les régions, souvent déterminées par des problèmes écologiques, sont à leur tour les unités de base de toute fédération continentale.

Mouvement qui pour la première fois, depuis des siècles qu’est apparue cette « vieille idée neuve » qu’est la fédération de l’Europe, permet d’envisager son avènement puissant mais sans violence, et de croire de nouveau à notre avenir commun.


Écologie – régions – Europe : même avenir !

Cette triple émergence va se manifester à l’occasion de l’élection, dans un an, du Parlement européen. Écologistes, régionalistes, fédéralistes, enfin unis, ne vont pas manquer d’exercer une influence multiforme et profonde sur les partis traditionnels qui verdissent à l’envi pour leur plaire : phénomène sans précédent ! Et il est clair que le Parlement européen une fois doté de la légitimité que donne le peuple, ne s’en tiendra pas au vote du budget de Bruxelles.

Il voudra, il devra traduire au plan de l’Europe les motifs nouveaux qui l’auront fait élire : écologie, énergie, régions, politique à l’égard du tiers-monde, et défense locale « à la suisse »…

Mais la Suisse, justement, n’y participera pas. Ici éclate le scandale de la confusion entretenue entre les Neuf et l’Europe tout entière : car tous les motifs invoqués pour la fédération de l’Europe concernent la Suisse, vitalement. N’est-il pas temps que les Suisses se réveillent aux réalités continentales et mondiales dont ils dépendent ? Je voudrais que vous gardiez de ma conférence cette conclusion sérieusement motivée : l’avenir de l’Europe est aussi notre affaire !