(1977) Articles divers (1974-1977) « « Je suis un pessimiste actif » (17 octobre 1977) » p. 8

« Je suis un pessimiste actif » (17 octobre 1977)bg

Denis de Rougemont, c’est Cassandre avec le sourire. Pas banal. Les diseurs d’avenir, ceux qui ne se sont jamais trompés (Denis de Rougemont a dénoncé en 1932 le péril nazi et il lutte depuis plus de vingt ans pour le fédéralisme et l’écologie), ont souvent le ton docte et la mine morose. Denis de Rougemont, lui, garde le calme suisse (il est né à Neuchâtel) et son livre qui vient de paraître aux éditions Stock a un beau titre : L’Avenir est notre affaire . Il va devenir la bible des écologistes, des régionalistes et de tous les autres, espérons-le. Ne pas oublier que ce monsieur de 71 ans est directeur du Centre européen de la culture, qu’il a lui-même fondé à Genève, et auteur de trente-deux ouvrages parmi lesquels L’Amour et l’Occident paru en 1939.

Je n’avais pas commencé mon essai sur L’Amour et l’Occident à la date à laquelle mon éditeur m’avait demandé de le remettre. J’ai donc très volontiers cédé la place à un jeune auteur qui s’appelait Charles de Gaulle et qui publiait La France et son armée.

Entre L’Amour et l’Occident qui est une méditation sur le mythe de Tristan et Iseut, sur le goût des Occidentaux pour l’amour impossible, et votre action aujourd’hui, vos livres engagés pour l’Europe des régions, pour l’environnement, contre le nucléaire, quelle est la parenté ?

Il y en a une très visible ! Je défends une certaine idée du mariage dans L’Amour et l’Occident , en opposition complète avec la passion amoureuse où l’on ne « voit pas » l’autre. Je me rallie à la conception du mariage que l’on trouve dans une tribu africaine. Le marié dit à sa femme : « Je te vois », et réciproquement. Cela veut dire : je te vois dans ta réalité donc dans la différence. Pas de subordination, pas de fusion, pas « d’unisexe ». Eh bien, c’est une première idée du fédéralisme, du régionalisme ! L’égalité dans la différence, sans uniformité ! J’ai toujours combattu pour le régionalisme, et ce qui me fait plaisir c’est que la réalité commence à me rejoindre ! Je suis beaucoup plus optimiste aujourd’hui qu’il y a cinq ans. Regardez ce qui mobilise les foules : les mouvements autonomistes, la lutte antinucléaire.

Vous dites que vous êtes un « pessimiste actif ».

Il y a une phrase que j’ai écrite et à laquelle je tiens, c’est celle-ci : « La décadence d’un peuple commence quand on se demande qu’est-ce qui va arriver au lieu de se demander : Qu’est-ce que je vais faire ? » Je ne crois pas que l’homme soit bon mais je crois que l’on peut construire une société qui le corrompe le moins possible. Ce qui est grave actuellement c’est que les vrais problèmes ne sont pas du tout abordés par les hommes politiques. Regardez la France : les positions de la droite et de la gauche en matière nucléaire ne sont pas très différentes. Je fais commenter à mes élèves des textes de Michel Debré et de Georges Marchais. Ce sont à peu près les mêmes, encore plus cocorico pour Marchais.

La France ne vous paraît pas particulièrement adaptée aux changements exigés par la situation actuelle de l’environnement ?

La France est un pays centralisateur où l’on a le goût du secret. Pour les Français, le régionalisme c’est une redécouverte mais aussi une révision déchirante. Quant au goût du secret, il pèse lourd dans les discussions à propos du nucléaire. On met dans la tête des gens l’idée qu’ils ne peuvent pas comprendre… Je les invite à méditer un argument très simple : intéressez-vous aux antinucléaires, parce qu’ils n’ont rien à y gagner… C’est déjà un élément de réflexion. Et à partir de là, informez-vous ! Je crois qu’il faut faire appel au sens de la responsabilité. Mais ce n’est possible que dans de petites communautés. C’est pour cela que je crois aux régions, contre l’État centralisateur.