(1985) Articles divers (1982-1985) « « Plaise aux dieux que je sois un faux prophète » (automne 1996) » pp. 34-41

« Plaise aux dieux que je sois un faux prophète » (automne 1996)am

« … Je sens venir des catastrophes organisées par nos soins diligents quoique inconscients », écrivez-vous dans L’Avenir est notre affaire . Vous êtes bien l’anti-Pangloss. Pourquoi cet éternel pessimisme ?

Éternel c’est beaucoup dire. Pessimiste, optimiste, cela n’a pas de sens. Je ne cesserai de me sentir optimiste tant que je verrai que je puis faire quelque chose. Quel qu’en soit d’ailleurs, le succès ! Attitude qui n’est pas différente de celle que j’annonçais dans mon premier article traitant du sujet politique : « Politique du pessimisme actif ». (Encore une expression qu’on a beaucoup reprise…) Mon attitude générale n’est pas celle d’un pessimiste et je ne suis pas un prophète de malheur. J’aime beaucoup cette expression latine « plaise aux dieux que je sois un faux prophète » (utinam vates falsus sim). Je dis à mes contemporains, faites autre chose et vous éviterez les désastres ! Je ne crois pas que notre avenir soit fatal. L’avenir est fait de main d’homme de nos jours. Regardez ce qui nous entoure : tout est fait de main d’homme, maison, route, paysage — seuls les tremblements de terre ne dépendent pas de nous — et déjà 3/5 des hommes habitent les villes, c’est-à-dire des milieux intégralement artificiels. Les crises dont tout le monde parle sont notre fait. Elles ne sont pas tombées du ciel.

Mais voilà, l’homme aujourd’hui a une curieuse propension à nier sa responsabilité. Devant tout ce qui arrive de mauvais dans le monde, il dit : « qu’est-ce qu’ils ont encore fait ? » « Ils » ou l’État ou les lois économiques, tout nous est bon. Qu’est-ce qui fait la force de l’État ? C’est la somme des démissions des citoyens. C’est une très vieille histoire. Elle est déjà racontée au chapitre III de la Genèse. Ève a mangé la pomme et en a donné à Adam. Yahvé se fâche. Il vient en Eden, vers le soir, et appelle l’homme : « où es-tu ? » Adam et Ève se sont cachés dans les arbres. C’est tout juste s’ils ne disent pas : « je ne suis pas là ! » Yahvé les trouve et demande à l’homme : « Qu’as-tu fait ? » Adam dit : « Ce n’est pas moi, c’est Ève qui m’a forcé ». Ève dit : « Ce n’est pas moi, c’est le serpent qui m’a séduite ». Et le serpent, bien sûr, n’est plus là. Il n’est pas vrai de dire, aujourd’hui, que les centrales nucléaires « qu’on le veuille ou non » sont nécessaires. Les problèmes quelles seraient censées résoudre, c’est nous qui les avons créés, tout comme le plutonium. C’est nous qui le fabriquons. Tous nos « problèmes » économiques expriment simplement les contradictions de nos désirs. Ils ne viennent que de là, que de nous ! Nous n’osons pas avouer nos vrais désirs. Nous les déguisons en « impératifs technologiques » voire en « nécessités de défense nationale ». Nous mentons à nos vrais désirs. Nous disons tous que nous voulons la liberté. En vérité, beaucoup veulent d’abord la puissance ; ceux qui ne la veulent pas personnellement, la veulent comme garantie de leur sécurité : avoir un État fort, quitte à s’en plaindre sans arrêt, avoir un roi — fût-il de Gaulle — quitte à lui couper la tête quand cela se présente.

Je ne suis pas pessimiste parce que je ne crois pas à ces fatalités. Je ne suis pas optimiste non plus parce que je ne crois pas avec Rousseau que l’homme est bon. Il est bête et méchant, c’est dans ses chromosomes. Tout le problème politique est de l’empêcher de faire de grandes bêtises.

Vous êtes bête et méchant ?

Je fais comme tout le monde, je vais dans le sens de mon désir profond. Il se trouve que c’est le désir de la liberté, non de la puissance.

Qu’appelez-vous liberté ?

Se réaliser soi-même, pouvoir obéir à sa vocation. Il n’y a pas deux hommes semblables. Chaque homme doit se réaliser comme lui seul peut le faire. Chacun est un cas sans précédent. Chacun doit donc inventer son chemin vers Dieu, c’est-à-dire vers le but commun, le but suprême de tous les hommes.

Vous dites dans L’Avenir est notre affaire que deux finalités s’offrent à l’homme d’aujourd’hui, la puissance et la liberté. Comment voulez-vous empêcher ceux qui veulent la puissance d’asservir ceux qui veulent la liberté ?

Il y a là un problème de dimensions et de choix des outils mis à notre disposition. Par exemple, on a donné à l’homme d’aujourd’hui l’énergie atomique, la bombe H et les États-nations souverains. Il va pouvoir faire avec cela de gigantesques folies. Un seul moyen de les prévenir : diminuer les dimensions des outils et des communautés qui vont les employer. De là mon idée des régions et de la progressive dissolution des États-nations souverains, tous nés de la guerre et préparant la guerre à toujours plus grande échelle. Les petits États, les petites communautés ont tous les avantages des grands : il suffit de voir les statistiques des Nations unies. Ils sont les premiers pour le revenu par tête, le nombre de téléphones, de salles de bains, d’hôpitaux, d’écoles. Le seul désavantage : ils ne peuvent pas faire de grandes bêtises, donc de grandes guerres. Les hommes y sont plus heureux. Et surtout ils peuvent s’occuper de leurs affaires, prendre en main leur destin, ce qui est exclu dans les grands États. Autrement dit, ils peuvent faire de la politique, c’est-à-dire aménager eux-mêmes les relations humaines de la cité au lieu de n’être que les spectateurs passifs de débats entre politiciens — un peu comme on est sportif parce qu’on regarde un match à la TV. Être un citoyen, c’est être responsable de la vie de la cité. C’est se gouverner soi-même. J’aime beaucoup ce slogan irlandais ou gallois « better self-governed than well governed » (mieux vaut se gouverner que d’être bien gouverné)…

Votre définition de la région ? Est-ce une ethnie ou une langue comme la Bretagne ou le Pays basque, ou une unité économique ?

Dans certains cas, c’est une ethnie, dans d’autres surtout une entité économique, mais c’est d’abord un espace de participation civique. Je veux dire une communauté assez petite pour que la voix de l’homme puisse s’y faire entendre. Vous savez que c’est le plus vieil idéal politique de l’Europe. Aristote voulait que la ville ne soit pas plus grande que la portée de la voix d’un homme criant sur l’agora. À Manhattan, vous pouvez toujours crier, personne ne vous entendra. On ne peut être libre que si l’on est responsable et l’inverse est vrai. Devant un tribunal, si votre avocat peut prouver que vous n’étiez pas libre quand vous avez commis un délit, on vous acquitte. Mais on ne peut être responsable que dans une communauté à la taille de l’homme, où chacun peut juger des problèmes à résoudre. Mon système fédéraliste est en somme très simple. Il consiste à faire correspondre la taille des tâches à accomplir avec celles des communautés qui peuvent s’en charger. À la commune, les chemins vicinaux ; à la région, les grandes routes ; à la fédération, les routes continentales. Autre exemple : le sauvetage du lac Léman, pollué par les Suisses et les Français est un problème régional, transfrontalier. Le sauvetage du Rhin, poubelle de l’Europe, pollué par au moins cinq pays, est un problème européen, continental. Et le sauvetage des océans pollués par le pétrole qui tue le plancton, lequel fabrique 4/5e de l’oxygène que nous respirons, est un problème mondial, qui appelle une agence mondiale. Les enfants comprennent très bien cela et savent que les douaniers n’arrêtent pas la pollution. Pour l’écologie, nos frontières nationales sont absurdes, n’existent simplement pas. Vous voyez ici comment s’appellent et se répondent les trois thèmes principaux de mon livre : Écologie, régions, Europe : même avenir. C’est la devise que j’ai proposée aux mouvements écologiques français et il semble bien qu’ils l’aient adoptée. Si mon livre a apporté quelque chose de nouveau au débat des idées politiques du siècle, c’est bien cela : une synthèse des trois thèmes les plus mobilisateurs de la jeunesse et de l’intelligentsia d’avant-garde en Europe…

Dans L’Amour et l’Occident en 1939, vous avanciez des thèses pour le moins hardies…

Une thèse centrale : c’est que l’amour-passion est l’invention du xiie siècle européen, que la passion se nourrit d’obstacles et les suscite au besoin et que l’obstacle suprême étant la mort, c’est dans la mort que les amants légendaires, Tristan et Iseut, trouveront le couronnement de leur passion, la « joie suprême » que chante l’Isolde de Wagner. Tout cela à partir d’analyses rigoureuses de l’amour courtois chanté par les troubadours et du grand mythe de Tristan et Iseut dont le sens ultime est que Tristan n’aime pas Iseut dans sa réalité. Ce qu’il aime, c’est aimer, être aimé, être intoxiqué de la passion d’amour. Le fameux philtre est vraiment une drogue. Or, passion signifie souffrance, c’est ce que l’on subit, c’est le contraire de l’acte d’amour vrai. J’ai montré les conséquences infinies de la passion dans de nombreux domaines de l’existence des Occidentaux, dans la littérature et l’opéra bien sûr, mais aussi dans l’art de la guerre et enfin dans la crise du mariage, qui est en somme la crise de l’amour. D’où l’influence multiforme que ce livre continue d’exercer depuis près de quarante ans.

Pouvez-vous citer des romanciers que vous avez influencés ?

Lawrence Durrell et Michel Tournier et un poète, Wystan Auden. Certains jeunes écrivains m’ont confié qu’ils avaient renoncé à écrire tel roman déjà commencé, parce que m’ayant lu, ils savaient trop bien ce qu’ils faisaient. Dois-je me le reprocher ? Toute prise de conscience n’est-elle pas un progrès ? Ainsi le cas d’André Gide. Apprenant que je cherchais de toute urgence un studio et ne trouvais rien, il m’avait offert à l’improviste d’habiter avec ma femme, pour quelques mois, un studio communiquant avec sa bibliothèque. Nous y arrivons le lendemain matin. Tout de suite, Gide apparaît dans une robe de chambre grise, avec sa belle tête chauve de moine tibétain. Au milieu de la pièce pend un trapèze, il s’y appuie des deux mains, se balance en regardant nos valises et dit : « tout cela s’est arrangé si soudainement. Cela me ferait presque croire à la providence. Mais dites-moi, mon cher Rougemont, quand on saura que vous habitez chez moi, qu’est-ce qu’on va dire ? » Et il répète à travers ses dents serrées : « qu’est-ce qu’on va dire ? » Je me garde bien de répondre, je m’amuse trop. Finalement il jette en riant : « on va dire que c’est un complot protestant ! » Chaque matin qui suivit, il vint entrouvrir la porte capitonnée me demandant de passer chez lui pour causer. Il s’annonçait d’un profond « allô allô ». Il me dit un jour ces phrases qui m’émurent profondément : « C’est dans L’Amour et l’Occident et non pas dans Freud que j’ai découvert l’explication de mon cas et les raisons qui m’ont fait commettre dans ma jeunesse… une terrible erreur d’aiguillage. » Une autre fois, plus détendu : « Vous allez penser que je suis obsédé, mais je ne puis m’empêcher de croire que vos troubadours étaient homosexuels. » Je lui dis qu’en effet, plusieurs semblent l’avoir été que cela n’a rien de surprenant : ils mettaient la femme, la Dame sur un piédestal, ils la voulaient inaccessible, intouchable, divine ! Voilà un trait assez homosexuel. Le fils aime sa mère, mais le père est le maître qui interdit de la posséder. Il ne reste qu’à la diviniser. Mais on risque par la suite d’assimiler toute femme aimée à la mère, c’est-à-dire à l’amour sexuellement interdit. Restent, pour l’érotisme, les garçons.

Revenons à votre préoccupation majeure : croyez-vous à la victoire des écologistes sur les promoteurs du nucléaire ?

Attention à ce genre de question. Nous ne sommes pas là pour prévoir l’avenir, mais pour le faire. Nous ne sommes pas des parieurs, qui assistons passifs, mais des joueurs, en pleine activité. Je l’ai souvent dit : la décadence d’une société commence quand l’homme se demande ce qui va arriver. Formulons nos finalités et jugeons tout à partir d’elles. En ce qui concerne les centrales nucléaires, je me suis exprimé on ne peut plus clairement : même si l’on me démontrait — ce qui est rigoureusement exclu — qu’elles sont inoffensives, rentables et nécessaires, je serais contre parce qu’elles impliquent un État de plus en plus centralisé et policier. D’ailleurs, je doute qu’on continue à en construire et qu’elles fonctionnent. Je lutte surtout pour qu’on cherche autre chose, qu’on change de cap…

Mais n’avez-vous pas été le premier à plaider en faveur du CERN ?

Oui bien sûr et je m’en honore. Le CERN est un laboratoire qui étudie la constitution de la matière, ce n’est pas une usine à bombes atomiques. Mais puisque vous revenez irrésistiblement aux problèmes brûlants de l’énergie, je vous dirai ceci : les promoteurs du nucléaire sont suicidaires et le savent. L’avenir que nous voulons, c’est le solaire. Mais les États freinent la recherche dans ce domaine. Tant qu’ils n’auront pas trouvé le moyen d’intercaler un compteur entre le soleil et les citoyens, ils nous répéteront — et c’est un mensonge — qu’il faut vingt ans encore pour que l’énergie solaire soit compétitive. Pendant ce temps, l’énergie nucléaire devient de plus en plus ruineuse.

Pourquoi cette résistance des États ?

Parce que le soleil est à tout le monde et que demain vous pourrez avoir un four solaire sur votre maison qui ne devra rien ni à l’EDF, ni à l’État. Il y a là de quoi encourager les autonomies régionales et locales, la redistribution des pouvoirs de l’État central, le fédéralisme ! Tandis que le nucléaire, fabuleusement cher, gigantesque, exige la protection de la police et de l’armée. C’est en quelque sorte Pluton, Dieu des enfers et de la richesse contre Zeus. Pluton était aveugle comme une taupe et s’ennuyait tellement qu’il voulait voir mourir les hommes afin de lui tenir compagnie. Zeus qu’Homère appelle parfois Europeos (qui voit très loin) est le dieu du soleil. Mon choix est clair. Celui des États ne l’est pas moins.

Êtes-vous un utopiste ?

Je ne le pense pas. L’utopie majeure consiste à croire qu’on peut continuer comme ça. Je me tiens pour un réaliste quand je pose une question comme celle-là. Que ferez-vous des autoroutes quand l’essence coûtera 50 francs le litre d’ici 1990 ?

Comme dit Max Frisch : « il ne suffit pas de ne pas avoir d’idées pour être réaliste ».