(1981) Articles divers (1978-1981) « « Les socialistes sont la chance de la France pour réaliser la réforme des régions » (5 août 1981) » p. 43

« Les socialistes sont la chance de la France pour réaliser la réforme des régions » (5 août 1981)bq

« Une foi, une loi, un roi » ou encore : « Ein Volk, ein Reich, ein Fürher ». Depuis plus de quarante ans, Denis de Rougemont dénonce avec vigueur et passion les méfaits du centralisme gouvernemental. À 25 ans, lorsqu’il collaborait aux revues Esprit et L’Ordre nouveau 70 avec ses amis qu’on nomme aujourd’hui les « non-conformistes des années 1930 », il fustigeait déjà l’État-nation et militait pour un fédéralisme à base de régions et de communes dotées d’une large autonomie.

En 1981, sa pensée a conservé les mêmes lignes de force comme le montrent ses écrits, ses conférences, et les travaux qu’il conduit au Centre européen de la culture qu’il préside, ou à l’Institut universitaire d’études européennes de Genève.

Denis de Rougemont, qui a quitté Ferney voici quelques années, vit aujourd’hui à Pouilly, hameau de la commune de Saint-Genis. Il y a fait rénover une robuste ferme gessienne construite voici deux siècles à quelques dizaines de mètres d’une des plus belles églises de la région.

L’évolution politique qui s’amorce en France ne pouvait le laisser indifférent.

Oh, il n’a pas particulièrement vibré lors des journées électorales de mai et de juin.

Je ne suis guère passionné par la politique des partis. Je répète volontiers : ni droite, ni gauche mais plutôt en avant !

Mitterrand et surtout Rocard sont très régionalistes

Tout de même, Denis de Rougemont était convaincu que la France avait des chances de faire mieux en changeant d’équipe. Faire mieux ? Oui, car il pense que ce pays était devenu de plus en plus centraliste.

C’était de pire en pire. Il n’y a eu de réaction prononcée et déclarée qu’en mai 1968. L’explosion révolutionnaire de la jeunesse universitaire à Paris était dirigée entre autres contre l’État-nation. Edgar Faure l’a bien compris quand il a proposé sa loi de réforme des universités. Elle leur accordait à chacune une certaine autonomie, hélas vite récupérée depuis.

À vrai dire, Denis de Rougemont semble avoir accordé plus d’importance qu’il ne le dit à la campagne électorale.

J’ai été surpris de voir que le thème de la régionalisation refaisait surface… parfois pour des raisons électorales. Jacques Chirac lui-même a déclaré : « La réforme régionale est l’une des pièces maîtresses de mon programme. »

En fait, il voulait simplement se différencier de Giscard qui est nettement antirégionaliste. J’ai eu l’occasion de lui parler des régions et j’ai bien vu qu’il ne voulait pas s’engager sur ce terrain.

Les communistes ne sont pas régionalistes, sauf s’ils ont la certitude d’avoir la majorité dans une région donnée. J’ai donc plutôt écouté ce qu’on disait du côté des socialistes. Mitterrand s’est engagé assez loin, ce qui m’a surpris, car je le croyais plutôt tiède. Rocard est tout à fait régionaliste. C’est un Méridional, il sait de quoi il parle. Rocard, Pisani et aussi Mauroy. Lille, c’est vraiment un problème de région. Savez-vous ce que les Lillois m’ont dit ? Notre ville devrait être une métropole régionale et ce n’est que le terminus d’une ligne de chemin de fer qui vient de Paris !

Defferre a compris que les communes étaient la base du fédéralisme

Les intentions électorales, c’est une chose, mais que deviennent-elles aujourd’hui ?

À ma grande joie, je vois qu’on n’en reste pas aux promesses. Mitterrand a déclaré spontanément qu’il appliquerait tout ce qu’il a annoncé au cours de la campagne, y compris la réforme régionale. Et vous avez vu comment les choses se sont précipitées.

Mais, concrètement, comment cela va-t-il se traduire ? Avez-vous lu les projets de réforme ?

J’ai lu des déclarations, des interviews et notamment les propos tenus récemment par Gaston Defferre. C’est prometteur, mais pas toujours très clair. Le terme de « décentralisation » par exemple. Dès 1930, notre groupe le refusait, car la décentralisation, c’est ce qui est octroyé par le centre. Tenez, la région Rhône-Alpes, par exemple, on en a dessiné les contours à Paris, sur une carte, sans aucune concertation sur place.

Et ce que vous avez lu des propos de M. Defferre vous paraît prometteur ?

Sa volonté de décentraliser me paraît tout à fait réelle. J’ai travaillé avec Defferre dans une commission européenne à Londres ; nous nous sommes fort bien entendus. Il a compris la base du fédéralisme, c’est-à-dire les communes, car il a été le coprésident du premier Conseil des communes d’Europe. Je le crois tout à fait sincère. Il emploie le terme « décentraliser » parce que c’est ce qui passe le mieux dans la France actuelle. Alors, va pour « décentraliser » si le fond y est.

Denis de Rougemont est fort réservé sur la formule approuvée par Defferre : « Le préfet, c’est Paris à domicile », mais il corrige aussitôt :

Il ne faut peut-être pas prendre cela au pied de la lettre. Je me dis : Patience ! sans doute veut-on éviter de dresser des résistances trop violentes. Ce qui compte, c’est qu’on a fait le premier pas, c’est qu’on a donné le feu vert. Officiellement, en France, Mitterrand, Mauroy, Defferre, Rocard disent : On va faire des régions. Je suis de plus en plus optimiste.

L’exemple de la Suisse

La réforme régionale va être mise sur ses rails en France. Les communes en seront l’unité de base. Désormais, elles pourront embaucher, construire, investir sans solliciter d’autorisation préalable. Pensez-vous qu’elles soient capables de faire face à leurs nouvelles responsabilités ?

Il faut commencer ! Elles ne seront jamais capables si elles ne commencent pas tout de suite à prendre leurs responsabilités. Mais c’est une affaire de longue haleine. Il faudra une généra­tion au moins pour que les gens perdent le réflexe centraliste qu’on leur a inculqué depuis Napoléon.

Pour accomplir leur nouvelle tâche, les communes devront disposer d’une certaine autonomie financière. Comment la concevoir ?

Il faut que le revenu de l’impôt aille aux communes et qu’elles en reversent une petite partie à la région et à l’État. Actuellement, celui-ci récupère 81 % du produit de l’impôt et les collectivités locales 19 % seulement. En Suisse, c’est tout le contraire.

Mais on aura alors des communes riches et des communes pauvres. Comparez les cités résidentielles aux banlieues ouvrières !

C’est ici qu’intervient le fédéralisme. Les plus faibles sont aidés par les plus forts. En Suisse, les cantons sont bien obligés de soutenir certaines communes. Ensemble, en s’entraidant, les communes peuvent défendre leur autonomie et résister à l’oppression. C’est comme cela que s’est faite la Suisse, dès ses débuts, au xiiie siècle.

Il y aura aussi des régions riches et des régions pauvres…

Remarquez que c’est le cas aujourd’hui : c’est la centralisation qui a accentué cela. Les régions du Sud-Ouest, par exemple, sont sensiblement plus pauvres qu’elles n’étaient. La centralisation sur Paris a détruit beaucoup de richesses régionales, c’est certain. Le fédéralisme, c’est d’abord un système d’entraide, de solidarité, de coopération. Ça ne doit pas devenir une affaire de bureaucrates, d’administration qui décide à distance. La doctrine socialiste, par définition, est plus solidariste que d’autres et, dans ce sens, les socialistes sont mieux placés que les technocrates qui détiennent le pouvoir en Europe pour promouvoir la réforme.

L’esprit régionaliste

Mais les communes ne peuvent pas tout résoudre…

Le régionalisme n’existera que dans la mesure où les communes prendront leurs affaires en main et où face à certaines tâches qu’elles ne peuvent mener à bien chacune séparément, elles décideront de se regrouper. Il existe déjà en France des syndicats intercommunaux. C’est une bonne chose. Cela va dans le bon sens, mais cela doit toujours partir du premier niveau, de la commune. Aménager un chemin vicinal, c’est du ressort de la commune. Construire une grande route, c’est l’affaire de la région ; une autoroute, l’affaire d’une fédération de régions. Le fédéralisme est un système complexe dans la mesure où il veut coller aux réalités. Mais le diplomate et sénateur américain Daniel Moyniham a trouvé une définition simple que j’ai reprise dans mon Rapport sur l’état de l’union en Europe  : Ne confiez jamais à une plus grande unité ce qui peut être fait par une plus petite. Ce que la famille peut faire, la municipalité ne doit pas le faire. Ce que la municipalité peut faire, les États (les régions) ne doivent pas le faire. Et ce que les États peuvent faire, le gouvernement fédéral ne doit pas le faire.

L’idée des régions « à géométrie variable »

L’esprit régionaliste se forme donc à partir de problèmes concrets. Comment peut-on illustrer cela pour la région qui nous concerne ?

Le Léman, c’est une affaire de région. Pour son sauvetage, il faut que se constitue un mouvement à la base avec les communes, les pêcheurs, les syndicats. Et ce mouvement ne demandera pas la permission à Berne ou à Paris. Il fera lui-même sa propagande, expliquera aux gens pourquoi le Léman est pollué, ce qu’il faut faire ou ne pas faire pour le sauver. Tenez, si on construit le LEP et si on atteint la nappe phréatique, les Gessiens n’auront plus qu’une source d’eau pour leurs réseaux : le Léman. Ils sont donc concernés au même titre que les gens de Thonon, d’Évian, de Morges ou de Genève. Tout cela doit inciter à créer une région. Il faut fonder des unités capables de résoudre les problèmes à leur échelle : ici, c’est pour défendre le Léman qu’on se regroupera ; en Bretagne, ce sera pour lutter contre les marées noires ou les centrales nucléaires. Chacune de ces tâches, en fonction de ses dimensions, indique la nécessité de créer une communauté. Les regroupements ne seront pas toujours les mêmes. J’ai lancé l’idée de régions « à géométrie variable ». Elle fait son chemin.

De Gaulle : J’ai été renversé sur un problème qui était essentiel pour le pays

En dépit de certaines réserves sur la forme, Denis de Rougemont se montre résolument optimiste au sujet de la réforme régionale qui s’amorce en France. C’est l’occasion, pour lui, de réaffirmer les thèmes qui lui sont chers :

On ne créera pas les régions à Paris. Elles ne se feront pas au nom d’une doctrine mais pour répondre à des nécessités vitales qui peuvent être ethniques dans certains cas, mais le plus souvent écologiques ou économiques.

Le chômage, par exemple, ne peut être combattu que dans le cadre des régions.

Denis de Rougemont prend un livre sur un rayon de sa bibliothèque, le livre de Jean Mauriac Mort du général de Gaulle :

Savez-vous que de Gaulle a choisi de se faire renverser sur l’affaire des régions de bien curieuse façon. Écoutez cela :

L’avenir dira que j’ai été renversé sur un problème qui était essentiel pour le pays… La réforme des régions, c’était le dernier service que je pouvais rendre à la France… La France ne connaîtra pas avant longtemps de vraies régions et va se vautrer dans la médiocrité.

Et il emploie, au sujet de la réforme régionale des expressions telles que : réforme capitale, projet fondamental, le grand problème de la fin du siècle…

Demain, l’Europe

Si la France évoluait très sensiblement vers une décentralisation réelle, pensez-vous qu’elle pourrait alors jouer un rôle nouveau dans la construction européenne ?

Elle pourrait jouer un rôle considérable, car elle serait revenue de loin. On ne fera pas l’Europe sans passer par les régions. Robert Schuman m’a dit, la dernière fois que je l’ai rencontré : « Ah, vous savez, la souveraineté des nations, moi je ne veux pas y renoncer, je suis fait comme ça, mais vous, votre génération, vous pourrez, vous devrez dépasser cette idée. » J’ai conçu un plan qui commence à être adopté, dans un pays comme la France centralisé depuis Napoléon, on ne fera pas l’Europe. Les États-nations ne voudront jamais céder une partie de leurs prérogatives, même pour exécuter des tâches qu’ils ne peuvent pas accomplir seuls comme le sauvetage de la Méditerranée ou celui du Rhin. Dans ces conditions, on ne fera pas l’Europe, et si on ne fait pas l’Europe, on aura la guerre.

Mais pour en arriver à un véritable esprit régionaliste, que de chemin à parcourir, que de réflexes à combattre. Denis de Rougemont vient de passer à son bureau genevois et il en a rapporté une épaisse enveloppe. Elle lui a été adressée par la FondationlLanguedocienne pour le développement rural. Des dossiers comme celui-ci, il en a de pleins cartons.

Je ne suis pas capable de donner le moindre conseil technique, bien entendu. Je ne peux que leur rappeler les lignes générales, le cadre et les conditions civiques de l’action régionaliste. Il n’y aura pas de régions s’il n’y a pas un réveil du civisme et ce réveil du civisme, il doit se faire à tous les échelons et d’abord dans la commune. Il faut que les gens soient conscients de leurs problèmes et conscients que c’est à eux de les résoudre. C’est tellement facile de s’en remettre toujours aux autres. Vous savez, en général, les gens redoutent la liberté. Ils en ont plus peur qu’envie, car liberté cela signifie aussi responsabilité. Il faut que chacun prenne ses responsabilités.