(1977) Articles divers (1974-1977) « « Il ne s’agit pas de créer des régions qui soient de petits États-nations » (septembre 1975) » pp. 8-18

« Il ne s’agit pas de créer des régions qui soient de petits États-nations » (septembre 1975)r

Ne risque-t-on pas de remplacer un chauvinisme national par un chauvinisme régional ?

Il ne s’agit pas de créer des régions qui soient de petits États-nations. Ce serait bien pire que les grands. Ce seraient les défauts des grands plus l’esprit de clocher. Ce qu’il faut, c’est tout recommencer par en bas, créer des liens réels au niveau le plus terre-à-terre, à partir de tâches communes et sans exiger d’abord une révolution complète : les gouvernements ne se mettront jamais à genoux devant les régions.

Au pire — au mieux —, si un mouvement régionaliste très puissant réussissait à renverser les gouvernements centraux, il serait obligé de reprendre leur place et il serait occupé comme les autres à rester au pouvoir. C’est donc une voie sans issue.

La réforme, donc, plutôt que la révolution…

Il nous faudrait partir des racines, puis dresser un plan. Par exemple, dans la région que j’appelle lémano-alpine, pour rester volontairement un peu vague, c’est difficile de dresser un plan d’actions communes à mener par les gens du pays de Gex, de Genève, des deux Savoie, en partie du Bas-Valais, du Val d’Aoste et du canton de Vaud, tout ce qui est autour du Léman. Une quantité de problèmes seraient à résoudre sur place par des gens de la région, avec l’aide des élus locaux.

Par exemple le problème de sauvetage du Léman, de l’épuration des eaux du Rhône (qui intéresse toute la vallée jusqu’à Marseille et même, au-delà, une partie de la Méditerranée), protéger les poissons — et donc les habitants des rives — contre le mercure qu’on déverse chaque jour dans le lac, au point que la lotte n’est plus comestible. Les concentrations deviennent, aujourd’hui déjà, plus fortes qu’à Minamata. Donc, des accidents épouvantables, du type japonais, sont possibles d’un jour à l’autre dans notre région. Il y a là une tâche énorme à accomplir en commun.

La nappe phréatique, aussi, est commune aux Genevois, aux Gessiens et aux Savoyards. Elle est très menacée, d’épuisement, de contamination, de pollutions diverses. Il faut que tout le monde s’y mette. Il ne faut pas laisser un gouvernement répondre à un autre qu’il n’est pas question de coopérer parce que, en temps de guerre, on serait très embêté si on avait la même station de pompage…

Il y a les problèmes de l’aéroport qui sont évidemment communs aux deux côtés de la frontière. Il y a le problème des travailleurs frontaliers, celui de l’énergie, la question de Verbois-ou-de-pas-Verbois-nucléaire, parce qu’on ne me fera pas croire que la frontière arrêterait les effets d’un accident grave, que les douaniers arrêteraient les neutrons…

Il y a des problèmes d’éducation : il n’est pas tolérable que des enfants de travailleurs étrangers ne disposent pas du même droit à la formation professionnelle que les Suisses. C’est en train de s’arranger, mais il aura fallu des années. Il y a le problème de la coopération entre les universités de la grande région Besançon – Lyon – Saint-Étienne – Grenoble – Aoste – Fribourg – Lausanne – Neuchâtel. Dans ce triangle, on trouve seize instituts universitaires. Vu cette densité extraordinaire, les universités devraient s’entendre pour des échanges d’étudiants, de professeurs (actuellement, des professeurs français enseignent en Suisse, mais la réciproque n’est pas possible). Il faut, au besoin, créer des équipes de travail par-dessus les frontières. Certaines recherches nécessitent des appareillages trop coûteux pour une seule université. Les langages des ordinateurs des diverses universités doivent être uniformisés.

Même cela, n’est-ce pas déjà une manière de sédition ?

Il y a des centaines de choses qu’on peut faire ensemble et pour lesquelles on n’a pas besoin d’autorisations. Si vous demandez à d’autres le droit d’être libre, vous êtes perdu ! La liberté, c’est une chose qu’on prend, qu’on mérite et, surtout, dont on se montre digne en étant responsable. Responsable : je tiens au mot. Car après tout, sans responsabilité, il n’y a pas de civisme, pas de participation du citoyen aux affaires publiques, pas de communauté ! Et c’est la nostalgie d’une communauté humaine restaurée, d’un lien de participation réelle, de luttes communes, d’amitiés et de voisinage retrouvé, qui me motive, quand je lutte pour la région.