(1973) Articles divers (1970-1973) « L’héritage culturel de l’Europe (1971) » pp. 1-4

L’héritage culturel de l’Europe (1971)n

Tout héritage du passé est porteur d’avenir. Il est cette part du passé qui à la fois m’ouvre un certain avenir et par avance le limite. Je ne le connaîtrai vraiment qu’en découvrant à l’expérience ce qu’il me dicte ou m’interdit, mais aussi ce qu’il m’incite ou m’autorise à modifier d’une manière inédite — qui sera moi.

Distinguons donc trois sens possibles, du moins pour un Européen, de l’expression héritage culturel.

1. Il représente d’abord la somme de tous les « produits » de la culture au cours des âges : religions et philosophies, arts et lettres, sciences et techniques, idéaux et pratiques politiques, législations et codes de la cité, jugements moraux, esthétiques et critiques, réflexes acquis et sagesse proverbiale, et enfin ou d’abord les langues et tout ce qu’elles conditionnent — modes de sentir, de juger, de penser —, à quoi s’ajoutent, puisque ces éléments constitutifs sont pluriels et souvent antinomiques, leurs combinaisons innombrables en systèmes toujours plus complexes, successifs ou simultanés, et les interactions de ces systèmes… Ce donné historique toujours vivant en nous, ce passé jamais accompli, nul n’en peut prendre les mesures : il s’agrandit sans fin au regard du chercheur, comme si ce regard même causait son expansion, sa profondeur et ses complexités illimitées.

2. L’héritage culturel conditionne en second lieu, que nous le sachions ou non, un grand nombre de chances spécifiques proposées aux Européens, et dont ils peuvent tirer de libres créations ou ne rien faire, mais pose aussi des limitations précises à leur action, qu’ils ne peuvent éluder, surtout s’ils les ignorent.

3. L’héritage culturel enfin reste une somme de virtualités, dont nous ne pouvons en général actualiser qu’une part infime. Il n’est pour nous, au sens concret, que ce que nous sommes capables d’en utiliser pour nos fins propres. Tout héritage culturel est en partie offert mais en partie subi. Devant l’immensité de l’offre européenne et ses complexités au moins trimillénaires, nous sommes bien obligés de choisir. Nous assumons ou récusons certaines valeurs ou systèmes de valeurs selon nos problèmes présents. C’est dire que mis en face de l’héritage total, nous sentons qu’il comporte une part d’hérédité inéluctable, mais que, dans la part libre, nos choix nécessairement vont constituer des hérésies.

Nous ne deviendrons nous-mêmes qu’à ce prix, qui est d’assumer les risques de notre différence personnelle ; et par là même, non point en revêtant un uniforme (matériel ou moral), nous deviendrons de vrais Européens.

Les dimensions de l’héritage

La bourgeoisie occidentale (et tout le peuple à sa suite, et l’École à sa tête) croit encore, dans l’ensemble « naïvement », que la culture consiste à lire ou écrire des romans, enseigner la philosophie, écouter des deuxièmes programmes, et se tenir au courant de l’évolution des arts en avouant volontiers qu’on ne comprend plus — et voilà quelqu’un de cultivé.

Si je dis au contraire que la culture est ce que l’homme ajoute à la nature, on voit qu’elle représente en fait tout ce que nous sommes capables de penser et presque tout ce que nous voyons sur notre petit coin de la planète, entre le sol et les nuages. La culture des Européens, qui est leur véritable unité, est à la fois la somme et le produit complexe de nombreuses sociétés, de civilisations affrontées, mélangées, superposées, partiellement absorbées les unes par les autres, ou absorbantes, évoluant à travers les âges de Sumer à Thulé — ou l’inverse peut-être — avec leur chargement continental de mœurs et de coutumes, d’œuvres de tous les ordres, de systèmes religieux, cosmiques et monétaires, politiques ou métaphysiques, de monuments et de paysages. (Presque tout le paysage européen est un fait de culture au sens que je viens de noter.)

Et non seulement le phénomène culturel englobe les activités aussi hétérogènes que le choix et le contrôle des poids et mesures, la rhétorique, l’ethnographie, l’écologie, la peinture gestuelle, l’épistémologie, le sport et le tourisme, les réformes liturgiques, la régionalisation, l’éducation continue, l’urbanisme, la mode et la psychanalyse, outre les disciplines traditionnelles ; non seulement nulle autorité incontestée et nul pouvoir central ne totalisent et ne peuvent unifier les conduites créatrices, mais encore, à la différence des grandes cultures du passé asiatique, proche-oriental, précolombien, l’héritage culturel de l’Occident se révèle pluraliste jusqu’au vertige. Dans ses sources géohistoriques, dans ses conceptions religieuses, dans ses options fondamentales, dans ses méthodes comme dans ses fins, notre culture assume toutes les antinomies. On dirait même qu’elle les nourrit et les accuse. C’est qu’elle y a vu, ou pressenti, le secret de son dynamisme.

Aux trois sources d’Athènes, Rome et Jérusalem, toujours citées, mais dont on ne dira jamais assez combien les valeurs qu’elles transportent sont étrangères les unes aux autres — si deux se découvrent compatibles sur un point, par quelque chance imméritée, ce sera pour mieux exclure la troisième —, il faut que nous prenions l’habitude de combiner en contrepoint la source celte, la germanique, la scandinave, et leurs contradictions multipliées avec les trois premières, ou l’une au moins, ou deux d’entre elles. L’apport celtique — sens de la Quête, sens de l’échec transfigurant, sens de la démesure créatrice ; l’apport grec des grands mythes, des tragiques, de Platon ; l’apport hébreu des psaumes et du Cantique, à travers le culte chrétien ; l’apport de la cortezia occitane mêlée de gnose et d’érotique arabe : voilà la poésie et le roman de l’Europe. Ils auront contre eux, dès le départ, contre leur conception du monde, l’Église, les Rois et l’Université, plus tard l’État qui entend totaliser ces trois puissances de mise en ordre, mais aussi les cyniques et libertins d’une part, et de l’autre les scientifiques, rationalistes, empiristes logiques, ou marxistes. Tout cela est européen. Tout cela est culturel ou je ne sais pas ce que c’est. Et tout cela vit en chacun de nous, sous forme de conflits, de défis passionnants, de crises latentes ou de schizophrénie, d’harmonie des contraires par sublime exception : Dante, Leibniz ou Bach, Mozart ou Goethe, quelques chevaliers ou quelques moines dans l’honneur allié avec l’humilité, la vocation unique et le service commun. La plupart vivent dans le débat perpétuel, les conciliations temporaires, les synthèses hasardeuses, défis ou compromis, chances et frustrations, nostalgies et plaisirs alternés. Les meilleurs sont en quête de leur vrai nom ; la masse est fuite devant la personne responsable ; et tous, tant que nous sommes, représentons une figure irremplaçable dans le ballet des milliards de possibles sans relâche rythmé et rompu par la culture européenne.

Un très grand nombre de combinaisons, voire de permutations des éléments de base, sont compatibles ; d’autres non. Einstein, Churchill, C. G. Jung, Picasso peuvent très bien se détester, ils sont dans le droit fil de l’héritage européen ; Hitler et Staline en travers.

Les deux mémoires

Mais ces grands noms nous trompent. Harmonieux ou non, conscient ou non, le rapport d’un Européen à la culture européenne — notre seule unité fondamentale, répétons-le — n’est pas exceptionnel : il est irrécusable. J’entends qu’il est universel. Pas un seul d’entre nous n’y échappe. Que nous soyons « très cultivés » ou illettrés y change bien moins qu’on ne l’imagine.

Nous sommes tous tributaires de deux mémoires, celle des peuples et celle des gènes.

Celle des grandes bibliothèques, des monuments, des codes, de la langue, des jurisprudences, des croyances et des œuvres dominantes, des data banks et du système des préjugés de notre siècle — mémoire externe.

Et celle des chromosomes, des chaînes de l’ADN, des formules de l’intégration biologique, des réflexes conditionnés et des programmes physiologiques ou sociaux, des complexes et de l’hérédité — mémoire interne.

Quantité de chances culturelles et de handicaps en résultent.

Nul besoin d’avoir lu Homère, Platon, Virgile et saint Thomas, Hölderlin et Rousseau, Marx et Proudhon, Sigmund Freud et les surréalistes ; ni de savoir l’histoire de l’art. Les grands et petits bourgeois les plus ignares, les paysans, les ouvriers ont des réflexes et des goûts conditionnés qui leur sont transmis par leur mère, la Maternelle, l’Alma Mater, l’armée, les sports et le bistrot, et dont les origines remontent toujours à des œuvres qui firent leur temps, littéralement. Dans chacun de nos chromosomes, il y a l’histoire entière des hommes du passé, plus une nouvelle virtualité. Dans chacun de nos codes civiques ou juridiques, il y a la féodalité, les coutumes germaniques et celtiques, le droit romain, Dracon, Solon, qui ont inventé la liberté en déclarant que c’est l’individu et non le clan qui est responsable en justice ; et à travers eux, derrière eux, il y a l’Égypte et Sumer.

Chacun de nous, dans chacun de ses jugements moraux, civiques, sociaux ou juridiques, parle au nom de tout cela, dont il ignore presque toujours les origines, mais qui le meut.

Enfermés dans nos États-nations depuis un siècle et demi, grâce à Napoléon puis à nos écoles nationales, nous nous croyons si différents de nos voisins ! Nous sommes si fiers de nos langues, nous affirmons qu’il faut les garder « pures », et nous allons jusqu’à prétendre que leur diversité empêche l’union de l’Europe. Orgueils, craintes et prétextes également vains. Car la « pureté » d’une langue n’est nullement sa vertu, comme l’a fait voir T. S. Eliot. L’anglais, dit-il, « offre le plus de richesses à qui veut écrire de la poésie ». Et il en voit la raison, précisément, dans la variété des sources européennes qui ont fait l’anglais : la base germanique, les apports scandinave puis franco-normand, une succession d’influences françaises et latines, l’élément celtique enfin. Et il ajoute : « Quand les nations de l’Europe sont coupées les unes des autres, et que les poètes ne lisent plus d’autre littérature que celle de leur propre langue, la poésie dépérit nécessairement dans chaque pays. » Voilà pour les bienfaits du chauvinisme : il ne cesse de trahir ce qu’il prétend sauver.

Quant à la diversité des langues, si on la respecte, elle n’empêche pas l’union, bien au contraire, elle ne condamne que l’unification forcée. Entre le breton, l’alsacien, le catalan, le flamand, l’occitan, le français, deux dialectes italiens et le basque, parlés par des peuples entiers dans l’Hexagone, les différences sont aussi grandes qu’entre l’espagnol et le grec, le danois, l’allemand et le tchèque. Ces différences n’ont nullement empêché l’édit de Villers-Cotterêts, imposant à toutes les nations annexées par les rois de France le français comme seule langue officielle. Elles n’ont pas empêché non plus les dragonnades linguistiques perpétrées par l’école primaire depuis un siècle. Elles n’ont pas empêché le pire, qui est l’unification forcée. Mais grâce à la renaissance des régions, elles peuvent encore permettre le meilleur, l’union librement décidée des vraies « nations », qui ne peut se faire que dans le cadre européen.

Car des vraies « nations » ou régions ne seront vraiment elles-mêmes que toutes ensemble, dans leurs interrelations. Aucune ne sera jamais une « culture nationale », ou un microcosme de l’Europe, mais seulement un ensemble d’œuvres composées d’éléments empruntés à l’héritage commun, et qui vont l’enrichir en retour.

Rien de plus commun à toutes les nations de l’Europe que leur désir de se trouver une vocation originale. Rien de plus caractéristique du véritable Européen que sa volonté de n’être pas comme son voisin, de ne ressembler à aucun autre.

Cette volonté de différer fait partie intégrante de l’héritage commun. Ceci noté, il n’en est que plus frappant de constater qu’un même mot originel, grec, latin, germanique ou celtique, se retrouve dans tous nos États et montre bien ce qu’il faut penser de leur soi-disant « originalité culturelle ». Ainsi le mot dubron : eau en celtique, dour en breton armoricain, donne leur nom au Douro espagnol, à la Drance et à la Thur suisses, à la Dordogne, à la Durance, à la Drôme et aux Dore françaises, aux deux Doire italiennes, à Dordrecht en Hollande, et à vingt autres fleuves et rivières de l’Europe.

« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? », dit notre « mère l’Europe » — comme l’appelait déjà une chronique en latin rédigée au début du xie siècle — aux nations qui se croient suffisantes…

Limitations, libérations

Tout héritage comporte donc une part d’hérédité subie et une part d’hérésie active (ou de libre choix personnel), de nombreuses et précises prédéterminations, et un grand risque, par définition mal défini, celui de devenir soi-même, par quelque différence de structure.

Moins une culture est homogène, mieux elle incite à cette autonomie, à cette autostructuration de la personne, de l’œuvre, des régions ou nations… À la limite, osons le dire : l’héritage culturel de l’Europe oblige tous ses bénéficiaires au génie pur, qui est d’être malgré tout dans le tout. Chaque homme d’Europe est une dramatis persona qui crée son rôle avec plus ou moins de bonheur dans la communauté la plus follement complexe de toute l’histoire de l’humanité.

En revanche, tout héritier est hérétique, du seul fait qu’il ne peut embrasser la totalité de l’héritage. Ses données génétiques le prédisposent ou le commandent en partie, et ses libres choix, d’autre part, font nécessairement tort à l’Europe idéale et théoriquement orthodoxe, qui serait non pas la somme de toutes ses sources mais le produit optimal de leurs interactions — et qui n’existera jamais.

Donnons maintenant quelques exemples de limitations héritées par tout Européen moyen, dans la mesure exacte où il reste tributaire de son programme génétique.

1. Le nationalisme ou partisanerie, besoin et goût d’être d’un parti contre un autre, indépendamment de leurs buts allégués.

Ce besoin et ce goût stimulent sans aucun doute, provoquent l’émulation, l’ardeur au jeu pour une élite de joueurs. Mais dans la masse des spectateurs passifs, la partisanerie cloisonne et appauvrit.

Elle existe partout en Europe, des Bleus et des Verts de Byzance aux « sportifs » des cinq continents et surtout à la droite et à la gauche dans le jeu politique de nos pays, ces deux partis qui n’arrivent plus à se définir autrement que par leur opposition.

Cette limitation du jugement, ce blocage du sens critique et l’agressivité stérile qui en résulte n’ont jamais existé (avant notre influence) en Inde, en Chine, ou dans les grands empires de l’Afrique noire et des Aztèques.

2. L’Européen moderne (produit des sources grecque, romaine et judéo-chrétienne, en l’occurrence) est à la fois trop englué dans la matière (d’où son impuissance spirituelle, manque de distance, de détachement et de liberté, si on le compare à l’Hindou ou aux bouddhistes), et trop désincarné par l’abstraction (d’où sa pauvreté animique si on le compare à l’Africain noir).

Il en résulte une étonnante absence de grandes qualités sociales et personnelles et quantité de maladies « nerveuses » ou « somatiques », nées du refoulement de l’animique ou du mépris des réalités non calculables écartées sous le nom de subjectivité à partir du xixe siècle mais déjà condamnées par Descartes. Il y a la science et la conscience d’une part (le cortex et le système nerveux) et le corps physique d’autre part ; entre les deux demeurent en friche ces grandes réserves d’énergies archaïques, affectives et rythmiques dont dépendent l’euphorie ou la mélancolie, l’amour, l’humeur, et dont on sait maintenant qu’elles ont leur siège dans les masses profondes du cerveau (thalamus, hypothalamus).

Ces deux limitations natives combinées — nationalisme et disjonction de l’homme en matière et intellect abstrait — ont causé les grandes guerres mondiales. Le nationalisme a drainé les puissances affectives désormais manipulées par l’État et les prétendues « nécessités matérielles » d’une part, et les abstractions idéologiques d’autre part : souveraineté absolue et finalités courtes (intérêt national) ou utopiques (autarcie). D’où les dévastations planétaires que l’on sait.

Les Européens ne sont pas plus cruels et violents que les Asiates ou les Noirs, loin de là. Mais ils ont causé, en fait, les grands massacres de l’Histoire : 1914-1918 au nom du nationalisme et de ses finalités bornées. Hiroshima et Nagasaki en vertu de calculs « politiques » et « économiques » monstrueux, qui faisaient abstraction de l’humain.

3. Conditionné par le respect de la Science, qui a pris la place qu’occupaient la théologie au xiiie siècle et l’idéologie au xixe siècle, l’Européen moyen abdique sa liberté devant « ceux qui savent » mais il croit mieux les savants d’aujourd’hui que les curés d’hier, ou les marxistes de tout à l’heure, s’il ne les comprend pas davantage. Le scientifique gouverne ; c’est lui qui a fait la Bombe, qui connaît les mathématiques et qui parle des ordinateurs. Le laïque, le politicien et le militaire ne peuvent que subir sans comprendre. Il en résulte une inégalité fondamentale entre l’élite scientifique et la masse des incultes médusés. Cette inégalité de formation prépare des clivages sociaux sans précédent. Elle annonce un nouvel esclavage par manipulation des gènes de pharmacologie au service du Pouvoir. Elle annonce des révoltes sauvages, dont la sécession des hippies (ou drop off) ne donne qu’une faible et trop aimable idée.

4. L’Européen romanisé, organisé, étatisé depuis des siècles, ne peut guère plus concevoir « Dieu » et la vie spirituelle que dans les cadres institutionnels des Églises. Si bien que l’anticlérical devient athée (ou en tout cas antichrétien) et ainsi se mutile en esprit pour se venger d’une trahison, si longtemps arrogante, de l’esprit.

5. L’Européen moyen hérite de son histoire mille raisons de mépriser l’Histoire et de s’occuper plutôt des « réalités », c’est-à-dire de son pouvoir d’achat, ou de la « gauche » sacralisée, c’est-à-dire du « sens de l’Histoire », fiction commode.

Ce faisant, il se coupe de la mémoire humaine, de l’approche familière des symboles, que nous découvrons dans nos rêves, et que transmet la sagesse des nations par les proverbes. Le petit citadin d’aujourd’hui, prisonnier d’un « ensemble » où chacun se sent seul et coupé de l’Histoire autant que de la nature, a tout ce qu’il faut pour devenir aliéné.

Quant aux éléments libérateurs de l’héritage culturel européen, ils sont trop connus et trop souvent exaltés pour qu’il me soit besoin de les analyser. Il s’agit de :

l’esprit critique ou remise en question perpétuelle de toutes choses (héritage grec, sans lequel point de sciences) ;

l’amour de Dieu et du prochain comme de soi-même (héritage judéo-chrétien) ;

— la notion de personne humaine, autonome et chargée d’une vocation unique mais fondatrice de communauté (héritage gréco-chrétien, coloré de valeurs germaniques et celtiques) ;

la fidélité, fondement du couple, du groupe et de la commune, condition de l’œuvre d’art et lien social sans quoi ne sauraient exister ni crédit ni institutions, ni États ni fédérations (héritage de la cité grecque, de l’Ecclesia chrétienne, des « libertés » germaniques et celtiques) ;

— enfin le sécularisme, qui libère des contraintes effrayantes du sacré et du culte des morts, des mythes tribaux, des modes révérées de la Cour avant de l’être de la Ville, et de toutes les religions nées de la peur (héritage très précisément évangélique).

Tout cela représente sans nul doute la part la plus menacée de notre héritage, celle qu’il nous est possible de dilapider. Car ces vertus ne contraignent pas l’individu comme le fait un programme génétique, si elles sont ce qui permet seul de le dépasser.

Tout cela n’existe guère comme vertus, ou s’est vu décrié dans les cultures antiques de l’Inde, de la Chine, du Mali, des Incas, ou de la Rome impériale. Tout cela est mal vu de nouveau en URSS et dans la Chine de Mao. Mais c’est bien à tout cela que l’Europe a dû ses pouvoirs d’invention, d’innovation, d’expansion planétaire, d’universalité : au respect de la véracité des poids et mesures, de la parole exacte, de l’autre en tant que tel, et de la foi jurée. Tout cela peut permettre à chaque Européen de dépasser un jour, fût-ce d’une manière infime — mais décisive, puisque sa personne même se définit dans cette marge de liberté — le programme hérité de ses ancêtres et de vingt-huit siècles de pensée occidentale.