(1962) Articles divers (1957-1962) « La nature profonde de l’Europe (juin 1959) » pp. 80-91

La nature profonde de l’Europe (juin 1959)j

Si l’Europe disparaissait, le monde perdrait le secret d’un certain équilibre des contraires, d’une certaine formule du progrès, qui est l’accroissement du risque humain ; secret de notre ordre et aussi de notre désordre ; vertu de notre foi, et aussi de notre inquiétude, inséparable de la condition d’un homme localement déterminé qui cependant veut l’universel.

Denis de Rougemont

L’Europe s’est définie dans le monde par son pouvoir d’aller au-delà d’elle-même, de dépasser les conditions de sa nature et de transcender son destin au nom d’une vocation universelle.

Qu’est-ce en somme que la Renaissance ? Sinon le moment d’intégration violente de toutes les composantes, souvent contradictoires, qui ont fait l’Europe. Sources grecque, juive et phénicienne, romaine, celte et germanique, arabe enfin ; et leur fusion dégage une énergie dont le champ ne saurait être que la planète entière, conquérante d’abord, belliqueuse et commerçante par nécessité, spirituelle par vocation, puis unifiante. L’Europe n’a pas seulement découvert le monde : elle l’a fait.

Épousons cette idée d’une Europe qui n’existe que dans son dépassement et qui ne serait pas elle-même si elle n’était plus qu’elle-même.

Quatre constatations fondamentales, et que chacun peut vérifier sans peine, nous font voir que l’Europe se définit d’abord par sa fonction mondiale et non par ses limites.

1. C’est l’Europe qui a conçu l’idée d’humanité, la vision planétaire d’un genre humain issu du Dieu unique de la Genèse et destiné au grand rassemblement « des nations et des langues » qu’annonce l’Apocalypse. Avec cette source judéo-chrétienne vient confluer la source grecque : l’homme mesure de toutes choses selon Protagoras, le « cosmopolite » du Portique, le « citoyen du monde » de Socrate. Et Plutarque loue Alexandre d’avoir voulu « réunir comme en un seul grand vase tous les peuples du monde entier » et d’avoir « ordonné que tous considèrent la Terre comme leur patrie ». De l’esprit de solidarité évangélique — que tous soient un comme les membres variés d’un même corps, participant du même Esprit — et des notions conjointes d’Église et de personne dériveront plus tard le droit des gens, les droits de l’homme, et l’idée d’une « histoire universelle », dès Augustin. Dira-t-on que les spécialistes retrouvent des notions analogues dans les religions de l’Inde et de la Chine ? Ces spécialistes sont Européens sans doute ; et, que l’on sache, ces notions ne sont point parvenues à provoquer là-bas les mêmes effets, à dégager le même rayonnement, ni même à provoquer la moindre tentative d’associer les nations de toute la terre en un seul corps.

2. C’est l’Europe qui a donné naissance à la seule civilisation effectivement mondiale. Certes, Alexandre se trompait, s’il a cru qu’il régnait sur le monde : il n’en connaissait qu’un canton. Mais nous ne sommes pas victimes d’une illusion semblable lorsque nous constatons que tous les peuples d’une planète entièrement inventoriée adoptent aujourd’hui nos sciences et nos techniques, nos arts et notre hygiène, nos formes politiques, et plus souvent, hélas ! que nos valeurs, nos délires caractéristiques, dont le nationalisme est un tragique exemple. Chose étrange, c’est avec la fin de l’ère du colonialisme européen que coïncide cette contagion occidentale accélérée dans tous les peuples de Bandung. Désormais délivré de notre impérialisme qui avait su respecter les mandarins, le quart chinois de l’humanité se met à l’école de nos techniques, de notre hygiène et de notre alphabet. Nul mouvement réciproque n’est encore observé, ni même pressenti.

3. C’est l’Europe qui peut seule animer le courant des échanges mondiaux. Car c’est elle qui les a mis en branle dès l’époque des grandes découvertes, en balisant les voies du commerce maritime. C’est elle qui a su trouver les substituts de l’ancienne route de la soie. Et son colonialisme honni fut aussi la première « mise en valeur » des possibilités complémentaires qu’offrent aux hommes les variétés continentales. Ne parlons pas ici d’une vocation de l’Europe ; il ne s’agit que d’une nécessité, qui n’en dicte pas moins une politique mondiale. À la veille de la guerre de 1914, les échanges de l’Europe avec le monde représentaient 38 % de son commerce. Aujourd’hui, les importations des États-Unis ne correspondent qu’à 4 % de leur revenu national. L’Europe n’est rien sans le monde : elle doit être mondiale, par une nécessité vitale.

4. C’est l’Europe qui représente aujourd’hui non seulement le Musée du Monde, mais son premier laboratoire. « Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout », dit Valéry. Mais je ne vois rien, ou presque rien, à part le jazz, qui soit venu à l’Europe de soi-même. L’archéologie, l’ethnographie, la paléontologie, la paléographie, le déchiffrement des langues mortes, l’édition critique des palimpsestes, la datation par le carbone 14, la manie publique et privée des collections, l’enregistrement des folklores sur disques, l’exploration systématique, les fouilles, les enquêtes sociologiques en 7 volumes sur les indigènes des îles Trobriand, les films et les microfilms accumulés dans les archives ; ce Musée est une invention, cette Mémoire du Monde est un acte, et cette immense Récapitulation du genre humain est une création de l’histoire. Qui d’autre que l’Europe a su tendre ce piège à l’espace et au temps de l’humanité totale ? Pour ce qui est venu de l’Europe, on renonce à l’énumérer ; c’est « tout ou presque tout » de ce qui donne sa figure à la modernité du monde. L’idée même de modernité, cet instantané du Progrès… L’idée même de Laboratoire, ce lieu privilégié où l’on viole les tabous, mais qu’entoure le respect sacré des foules.

Résumons cela ; je vois l’Asie sous-développée courir après l’exemple de la Chine, qui croit imiter la Russie, laquelle veut rejoindre l’Amérique, qui est une invention de l’Europe.

Europe, patrie de la Mémoire et de l’invention, fomentées l’une par l’autre et complices à jamais, comme la systole et la diastole du cœur humain. Europe, donc, cœur du monde, et jamais plus qu’au siècle où, par nos œuvres et nos techniques, toutes les autres parties de la Terre sont mises en communication, bon gré mal gré, pour la première fois dans l’Histoire.

S’il est vrai que le monde, irréductiblement, tend à devenir un organisme, on ne voit pas quelle autre partie de ce grand corps peut prétendre à pareille fonction ou s’y trouve à ce point prédestinée. Du seul point de vue de l’économie des échanges, elle n’est rien si elle n’est pas l’animatrice d’une circulation planétaire. Qui peut en dire autant dans notre siècle ? Les uns m’en paraissent incapables, et d’autres n’en ont le même besoin vital. Écartons pour longtemps l’Afrique noire, le Sud-Est asiatique et les nations arabes. La Chine est encore loin de pouvoir vendre au monde les produits de son école du soir industrielle. L’URSS vit en autarcie, grâce à des conditions qui rappellent l’esclavage à l’intérieur, le servage chez les satellites. Seuls les États-Unis se proposent pour la relève, avec les moyens que l’on sait ; mais ils n’y sont pas vitalement contraints. Part des importations dans le revenu national : 4 %, ne l’oublions pas. L’Europe seule périrait, sans discussion possible, si elle en était réduite à vivre sur elle-même. L’Europe seule ne peut plus se payer une politique provincialiste. Elle se voit condamnée par l’histoire à reprendre son rôle d’animatrice des échanges internationaux. Par quoi n’entendez point je ne sais quel leadership (nom moderne de l’hégémonie), conception déjà dépassée et au surplus disqualifiée par ceux-là mêmes qui l’attaquent sous le nom d’impérialisme, avouant leur ambition de l’exercer à leur tour, mais n’en montrant pas les moyens.

L’Europe dans son ensemble se voit donc appelée par la conjoncture historique à rester ou à redevenir — désormais sans hégémonie — ce qu’elle fut dès la Renaissance : une fonction mondiale, un foyer, une perpétuelle puissance de dépassement d’elle-même.

À cet appel, toutefois, l’Europe ne peut répondre que dans la mesure où elle est forte et saine : c’est la mesure de son intégration, c’est-à-dire de l’union de ses forces variées.

Vue de l’extérieur, l’Europe est évidente en tant qu’unité de culture. Seuls les Européens qui se veulent avant tout champions de nations différentes, ayant appris par cœur les raisons de se haïr dans leurs manuels d’histoire primaires et secondaires, s’imaginent qu’on les voit différents, comme ils se voient eux-mêmes en restant nez à nez. Les Américains les confondent ; et quant aux Asiatiques, ils les distinguent très mal, suprême outrage, de leurs cousins américains… Sauf si ces Asiatiques ont été les sujets de nos États colonialistes : ils exceptent aussitôt cet État de la communauté européenne. Je me rappelle ce jeune Oriental qui disait devant un congrès d’étudiants internationaux : « Nous détestons pour telle raison précise les Anglais, les Français, les Portugais, mais en revanche nous aimons d’amour l’Europe entière et sa culture. » Aucun de nos pays ne peut donc bénéficier du crédit qui s’attache à l’Europe tout entière, s’il se présente en tant que nation distincte. Et cela s’explique. Car les valeurs européennes, aux yeux du monde, ne sont universelles que dans la mesure où elles résultent de nos variétés infinies et de leur équilibre en tension.

L’impossible solitude

À ces nécessités externes et globales, dictées par l’attente des élites d’outre-mer et par la conjoncture mondiale, répondent les nécessités internes de l’union.

S’il est vrai qu’aucun de nos pays ne peut prétendre à représenter valablement l’ensemble Europe devant le reste du monde, aucun non plus ne peut prétendre à subsister par ses propres moyens, en Europe même. Le Message aux Européens , que je lus en clôture du congrès de La Haye, le 12 mai 1948, commence ainsi :

L’Europe est menacée, l’Europe est divisée, et la plus grave menace vient de ses divisions. Appauvrie, encombrée de barrières qui empêchent ses biens de circuler, mais qui ne sauraient plus la protéger, notre Europe désunie marche à sa fin. Aucun de nos pays ne peut prétendre, seul, à une défense sérieuse de son indépendance. Aucun de nos pays ne peut résoudre, seul, les problèmes que lui pose l’économie moderne.

La situation n’a guère changé depuis ce congrès, qui marqua le départ de l’action pour l’Europe. Malgré l’humiliant démenti que lui infligea l’affaire de Suez, l’illusion de la « souveraineté nationale » persiste. Elle règne encore sur l’affectivité de la plupart de nos hommes d’État, victimes généralement vertueuses d’un vocabulaire périmé, qui plaît aux foules. Cet irréalisme têtu, ce sentimentalisme de cadets, explique seul que la politique de nos États se veuille encore absurdement « indépendante », en dépit des plus dures évidences, quand il est clair que vouloir s’isoler dans une souveraineté vide de tout contenu économique ou politique ne saurait mener théoriquement qu’à la misère et ne mène pratiquement qu’à tomber sous la coupe d’un des deux « grands ». L’Espagne est souveraine, la Hongrie l’est aussi… La France est « un grand pays qui n’a besoin de personne ». L’Angleterre est liée aux dominions par tous les océans, mais elle est isolée de l’Europe par la Manche. La Suisse est neutre parce qu’elle est au centre de l’Europe, et à cause d’une histoire très ancienne ; l’Autriche est neutre aussi parce qu’elle touche la Russie, et à cause d’histoires très récentes. Ainsi tout sert nos souverainetés, tout leur est bon pour croire qu’elles existent encore, puisqu’elles gardent au moins le pouvoir de refuser l’union sous ce prétexte, tout sauf les évidences économiques, géopolitiques et mondiales. Ces dernières finiront par s’imposer, si toutefois l’histoire continue.

Anticipons donc sur l’histoire et mettons entre parenthèses l’ère des souverainetés nationales, irréductibles mais fictives. Nous voyons converger vers l’union de l’Europe les nécessités individuelles de toutes nos nations, sans exception, et les nécessités collectives de la conjoncture mondiale. Tenant compte des unes et des autres, comment concevoir cette union ?

On ne peut l’imaginer que fédérale, si le fédéralisme est bien compris comme une méthode d’union dans la diversité. Or cette méthode n’est pas seulement la plus opportune qui se présente : elle est le principe même de l’existence européenne, elle est l’Europe en tant que pouvoir créateur. Une Europe uniformisée perdrait sa force principale : l’indiscipline foncière des vocations personnelles et communautaires. C’est de l’ensemble des tensions valables et fécondes qui la tissent depuis deux-mille ans que l’Europe a tiré son dynamisme incomparable. Qu’un tel régime n’aille pas sans grands risques, toutes nos guerres le démontrent à l’envi. Mais le risque de courts-circuits ne doit pas entraîner la suppression des installations électriques, productrices de lumière et d’énergie, — comme le proposent en somme, au nom de la paix, les neutralistes. Un certain rationalisme aplati, une certaine logique prétendue cartésienne, mais qui n’est guère que l’esprit de système tantôt paresseux, tantôt fanatique et jacobin, répugnent à concevoir l’équilibre en tension de réalités valables mais contradictoires comme l’union et l’autonomie — qui est le secret du fédéralisme. Mais tout ce qui a fait l’Europe illustre cette méthode. Prenez le dogme : la Trinité est animée par l’union et la distinction de trois personnes. Prenez la musique : chaque voix chantant sa seule partie distincte contribue à l’ensemble harmonique (rien de plus fédéraliste qu’un chœur ou qu’un orchestre, créations typiques de l’Europe). Prenez la peinture : les couleurs chantent si elles sont bien opposées dans leur pureté ou leurs nuances précises, non si on les mêle pour simplifier, ce qui ne donne que le brun des uniformes. Prenez, le corps humain. Prenez, la vie. Tout ce qui vit, tout ce qui crée, vit et crée en dépit de cette tendance vers l’uniformité dont les victoires s’appellent en politique l’État totalitaire, en art l’ennui, en biologie la mort.

C’est assez dire que l’union fédérale, seule conforme à la formule même de l’Europe, et n’ayant d’autre but que d’entretenir un foyer permanent d’animation mondiale des échanges, ne saurait se définir en termes jacobins de nation, de supernation, d’autarcie, ou d’hégémonie continentale. Nos États se définissent depuis des siècles par les frontières de leur domaine, auxquelles ils tentent abusivement de réduire des réalités aussi hétérogènes que la langue, la défense militaire, la religion, la nature du sous-sol exploité et l’idéologie qui règne à sa surface, l’histoire telle qu’on la fige dans les manuels scolaires et le système des échanges économiques, voire culturels, qui est mouvant par définition. Cet incroyable amas de confusions et d’abus s’explique par la mentalité paysanne et bourgeoise, cadastrale et chicanière des âges prétechniques. C’est elle encore qui impose aux services de l’État la tâche idiote de faire coïncider des surfaces et des dogmes, des accidents de terrain jadis notables et des organigrammes de lignes aériennes. L’Europe unie du xxe siècle, fonction mondiale et foyer de rayonnement planétaire, ne saurait donc être conçue selon le modèle archaïque d’un État-nation. Les questions de bornes et de passeports n’ont plus de quoi l’intéresser. Le problème, sans cesse reposé par des historiens amateurs, des limites exactes de l’Europe, loin d’être un sérieux « préalable », est une simple sottise à l’âge des ondes et des fusées intercontinentales. Un pôle d’énergie n’est pas défini par ses « limites », mais par l’intensité de son pouvoir d’attraction et d’émission. Un bassin fluvial n’est pas défini par son contour, mais par sa navigabilité. Une personne n’est pas définie par sa fiche de police.

Déclencher un processus d’union

C’est dans cette perspective ouverte et dynamique, celle d’une méthode pour fomenter de l’universel, non d’une nation reculant un peu ses bornes, que doit être considérée l’union partielle des six pays qui ont initié le Marché commun.

Ceux qui reprochent aux auteurs du traité de Rome d’avoir voulu « limiter l’Europe à six pays » sont-ils sincères, ou simplement vexés que l’Europe ait commencé en dépit de leurs calculs réalistes, et sans eux ? Ceux qui opposent aujourd’hui à la Petite Europe, déjà réelle, une Grande Europe qu’ils n’ont cessé depuis dix ans de refuser comme utopique — d’où la nécessité de commencer par la Petite ! — ont-ils bien vu le problème dans son cadre mondial, ou défendent-ils plutôt quelque nationalisme exalté par sa crise finale ? Il paraît difficile d’affirmer honnêtement que les promoteurs de la Petite Europe l’ont voulue petite, et que leurs détracteurs actuels la voulaient grande ou la voulaient du tout. Chacun voit, au contraire, que cette Petite Europe (qui égale sur plus d’un point les grands États-Unis et dépasse bien souvent le « colosse » soviétique) n’est au fond qu’une mesure de fortune : sans elle, pourtant, rien ne se fût mis en branle et l’on ne parlerait pas d’une zone de libre-échange. L’objectif évident des Six étant de déclencher un processus d’union, il serait manqué si les Six, dès maintenant, tentaient de se suffire à eux-mêmes ou, pire encore, y parvenaient. Vouloir « réussir les Six » sans vouloir davantage conduirait donc nécessairement à rater les Six et à agir contre l’Europe, qui se verrait rapetissée et non pas renforcée. En revanche, vouloir ou escompter l’échec des Six serait adopter en fait la politique du Kremlin, très alertée sur le « danger » de l’Europe unie, et cela depuis le congrès de La Haye dont nos journaux parlèrent à peine (Staline avait autorisé, pour ce jour-là précisément, la publication d’une interview « sensationnelle », d’ailleurs prise trois semaines auparavant et qui chassa l’Europe des grands titres…)

Opposer la Petite Europe à la Grande est un double non-sens ; c’est d’abord méconnaître sans nulle raison avouable l’objectif manifeste de la première, qui est d’aboutir à la seconde. C’est ensuite méconnaître la nature même du processus d’association des Six, étonnamment conforme à la définition que je proposais plus haut de l’Europe comme fonction, c’est-à-dire d’une Europe qui ne serait pas elle-même si elle ne tendait sans cesse à être plus qu’elle-même. Ce qu’il y a de foncièrement européen dans l’existence encore fragile des Six, c’est qu’ils sont vitalement intéressés à devenir ces Dix-Sept que tout en eux appelle et qui, à leur tour, pourront appeler les Six de l’Est : ce qui ferait au total vingt-trois, qui se trouve être le nombre des fils de ce Japhet auquel fut dévolue l’Europe — l’Asie allant à Sem, l’Afrique à Chain — selon la tradition des Pères de l’Église. Et quand les descendants de ces vingt-trois fils (ou « nations », ou même « langues », selon les textes) se verront réunis en une famille, ils sauront bien, c’est dans leur sang, que l’Europe entière n’est qu’un appel au monde.

Quelles sont les chances actuelles de notre union, en d’autres termes, les chances de l’Europe ? Celles de la civilisation, ni plus ni moins. Car, je le répète, l’Europe seule, dans l’histoire, a su rendre effective l’implicite ambition des civilisations majeures : étendre au monde entier ses mesures et ses lois, son idée du cosmos et son idée de l’homme. Ou plutôt ses idées sur l’homme, son destin ou sa vocation, car l’Europe justement, seule encore dans l’histoire, a su devenir une culture de dialogue, de discussion critique de ses propres fondements : une culture de la liberté, et qui trouve dans les risques qu’elle assume, qu’elle fomente à plaisir comme pour mieux s’éprouver et se mettre elle-même au défi de les intégrer, ses chances les plus sûres de durer.

Ce fait patent, sans précédent, d’une culture devenue planétaire (et sans rivaux sérieux, j’y reviendrai) nous oblige à revoir certaines catégories devenues traditionnelles — depuis deux ou trois siècles — de notre philosophie de l’histoire. De Montesquieu et de Gibbon au xviiie , jusqu’à Spengler et à Toynbee dans notre siècle, en passant par les philosophes du romantisme qui n’avaient pas attendu Valéry, une habitude de pensée pessimiste s’est installée dans nos esprits. Non seulement nous avons appris que toutes les civilisations sont mortelles, mais nous croyons savoir pourquoi : toute grandeur serait suivie nécessairement d’une décadence. Cette erreur s’explique en partie par le fait que les auteurs que je viens de citer se référaient tous au seul destin du monde gréco-romain, le mieux connu. Il se trouve que l’exemple est mauvais. Bien d’autres civilisations ont disparu sans laisser d’héritage actif ; celle de Lascaux, celle des Mayas, celle des Aztèques, sauvées seulement par quelques œuvres d’art ; celle des Mongols qui ne laisse rien qu’une herbe rase. Mais les civilisations anciennes de l’Égypte et du Proche-Orient, prolongées par la grecque et la romaine, dont l’essentiel vit dans la nôtre, sont-elles mortes ? Leurs conquêtes n’ont-elles pas été préservées et développées par le Musée et le Laboratoire européens, pour être diffusées de nos jours sur toute la terre ? Il s’en faut de beaucoup que leurs rivales asiatiques, qu’on dit plus raffinées, aient connu pareille fortune. Ce sont les lois de Minos, de Dracon et de Solon, venues d’Égypte, le Décalogue et les Béatitudes, enfin le code de Justinien, d’où dérivent l’Habeas Corpus et la Déclaration des droits de l’Homme, qui définissent aujourd’hui pour Bandung, à peine moins que pour les peuples de l’OTAN, la dignité de la personne humaine et les fondements de tout progrès social. Et non pas le système des classes hindoues, ni le mandarinat, ni le Bushido (je ne juge pas de valeurs, j’enregistre des faits.)

Les civilisations antiques, sans lesquelles l’Europe ne serait guère, n’ont pas été retirées du jeu mondial, mais seulement détrônées régulièrement, puis métamorphosées et baptisées, au cours d’un processus qu’on ne voit aucune raison de nommer décadence plutôt que renaissance. Observons qu’elles étaient locales, comme le furent la chinoise, l’hindoue, l’indonésienne, les africaines et les américaines ; au surplus, entourées de Barbares mal connus. Les candidats à la relève étaient nombreux. En est-il un seul aujourd’hui qui réclame l’oblitération, ou simplement la reprise des charges de notre civilisation ?

Les USA ? Ils s’européanisent en profondeur, plus rapidement que l’Europe ne s’américanise par quelques signes extérieurs. L’URSS ? Elle s’essouffle à rattraper les USA et n’apporte rien de bien neuf — beaucoup d’archaïsme au contraire — à l’entreprise universelle de coopération pacifique, initiée par l’Europe au nom de sa religion et rendue pour la première fois possible par sa technique. La Chine ? L’Afrique ? Elles paraissent moins critiques à notre égard, et plus promptes à nous imiter, le pire inclus, et moins innovatrices que beaucoup d’entre nous, chrétiens ou athées pour qui le doute est une forme essentielle du culte que l’homme sincère rend à la Vérité.

Je me promets un jour de poser cette question à des sages des cinq continents ; si l’Europe devait disparaître, emportée par un cataclysme ou défaite, nation par nation, faute d’avoir su se fédérer en temps utile, qu’y perdrait le monde ? Et je donne dès maintenant ma réponse personnelle, présumant que plus d’un l’approuvera : en perdant notre Europe vivante, le monde perdrait aussi les secrets et recettes d’un certain équilibre des contraires, d’une certaine formule du progrès, qui est l’accroissement du risque humain ; et ce ne sont pas seulement les secrets de notre ordre, mais aussi de notre désordre ; pas seulement les vertus de notre foi, mais aussi de notre inquiétude, inséparable de la condition d’un homme fini et localement déterminé, qui cependant veut l’universel.