(1977) Bulletin du Centre européen de la culture, articles (1951–1977) « Que s’est-il passé à Genève ? (décembre 1955) » pp. 21-27

Que s’est-il passé à Genève ? (décembre 1955)aa

La presse n’ayant pu donner que des résumés fragmentaires ou vagues de débats en eux-mêmes peu clairs, nous jugeons utile (et peut-être important) d’établir ici un compte rendu systématique des arguments échangés pendant la Conférence des ministres des Affaires étrangères, en octobre et novembre 1955, sur le sujet précis des relations culturelles.

A. Points de départ

I. Les 17 propositions occidentales

(Propositions des gouvernements de la France, du Royaume-Uni et des États-Unis, texte déposé par la délégation française, le 31 octobre 1955.)

On se réfère aux directives des Quatre Grands (juillet) exprimant le désir de « susciter des contacts et des échanges plus libres ».

Les trois ministres occidentaux soulignent que leurs gouvernements « ont toujours favorisé la libre communication de l’information et des idées, le libre-échange des personnes » et qu’ils estiment que cela répond « au désir naturel des hommes de se connaître et de rechercher ce qui unit ». D’où les propositions suivantes :

1. « …que toute censure soit progressivement supprimée. »

2. « …prévoir, sur une base de réciprocité, l’ouverture de centres d’information dans les capitales respectives… Tout citoyen devrait y avoir librement accès. »

3. Publication et distribution « aux institutions publiques et aux personnes privées, de revues officielles », en anglais, français ou russe.

4. « Favoriser l’échange de livres, revues et journaux entre les… bibliothèques, universités », etc., et leur « mise en vente publique sans aucune entrave » dans tous les pays.

5. Échange accru de « publications officielles ».

6. « Les producteurs de films des trois pays occidentaux sont prêts à proposer leurs films à l’URSS aux conditions et prix commerciaux normaux. Les films soviétiques sont déjà introduits en Europe occidentale à de telles conditions. »

7. « Des échanges d’expositions… »

8. « Le brouillage systématique des émissions de nouvelles et d’informations… devrait être supprimé. »

9. « …échange mensuel d’émissions de radio traitant des événements mondiaux… L’URSS aurait à sa disposition le réseau de radiodiffusion occidentale pendant des périodes d’une demi-heure », sous réserve de réciprocité.

10. Mesures immédiates pour supprimer « la censure à laquelle sont soumises les dépêches des journalistes à destination de l’étranger ».

11. Développer le « tourisme individuel », ceci requérant « des taux de change plus raisonnables ».

12. « …favoriser le développement des échanges de personnes dans les domaines professionnel, culturel, scientifique et technique. »

13. Participation « plus facile… aux grands congrès internationaux ».

14. « Instituer… des échanges culturels et sportifs présentant… les plus belles réalisations de chaque pays. »

15. Envisager des « échanges d’étudiants ».

16. Accroître, réciproquement, « la liberté de circulation des diplomates ».

17. « Établissement de liaisons aériennes directes. »

II. La première déclaration de M. Molotov et la proposition soviétique (31 octobre 1955)

M. Molotov rappelle que le Soviet suprême de l’URSS a décidé le 5 août 1955 que « l’établissement de relations politiques, économiques et culturelles plus larges entre les pays, indépendamment de leur régime social et politique, sur la base du respect des droits de souveraineté, de la non-ingérence dans leurs affaires intérieures, répond aux intérêts des peuples et conduirait à consolider la paix ». Après quoi M. Molotov insiste longuement sur les échanges commerciaux « sans discrimination » d’aucune sorte, puis en vient aux échanges culturels.

« Un échange plus large de délégations de représentants de la vie sociale et culturelle » serait utile. « M. Macmillan a parlé d’une réglementation de l’opinion publique en URSS… Cette sorte d’attaque nous est connue… Toutefois, ceux qui prendront connaissance de l’histoire de notre pays… pourront voir à quel point notre peuple est épris de liberté… Il est également facile de constater à quel point… tout le travail de notre gouvernement (est) imprégné du souci du bien-être du peuple et du désir de lui assurer… une complète liberté dans le développement intérieur et dans ses relations avec les autres peuples. »

M. Molotov cite à l’appui de ces dires le fait que, du mois d’août au mois d’octobre, « vingt délégations britanniques ont visité l’URSS » et que « la semaine du film français en URSS et la visite de sportifs français ont provoqué un grand intérêt parmi les spectateurs soviétiques… Vous voyez que les premiers succès sont incontestables. Mais nous avons encore beaucoup à faire… »

Il faut donc nommer un comité d’experts pour convoquer une nouvelle conférence atomique, développer l’échange de délégations, utiliser la radio pour développer les liens culturels et scientifiques. M. Molotov soumet alors le projet russe.

Ce projet très court parle de supprimer toute discrimination dans les échanges commerciaux ; pour la culture, il propose : d’organiser des conférences de spécialistes (technologie, agriculture, médecine, énergie atomique) ; de participer aux travaux de l’Unesco, du BIT, etc. ; d’échanger des délégations et des expériences techniques et scientifiques ; de passer des accords entre États sur la coopération culturelle ; enfin d’élargir les échanges de livres, magazines, journaux, entre les institutions, bibliothèques, associations, et les individus.

(Sur quoi, la conférence aborde d’autres sujets, cependant qu’un comité d’experts discute sur la base des 17 points occidentaux et du projet soviétique, jusqu’au 14 novembre.)

B. Résultats

I. Les réponses soviétiques

Le 14 novembre, M. Molotov ayant réaffirmé la volonté soviétique d’obtenir des échanges commerciaux totalement libres, aborde en ces termes la question culturelle :

Quant au projet déposé au nom des trois ministres (il s’agit des 17 points)… il contient une série de propositions qui constituent une tentative de s’immiscer dans les affaires intérieures de certains États… La délégation soviétique ne peut dire qu’une chose : elle ne peut pas accepter pour examen des propositions de ce genre et les considère déplacées. Il a été dit ici (en juillet) que les dirigeants de l’Union soviétique auraient essayé d’isoler leur peuple des contacts avec le monde extérieur. Ces sortes d’affirmations sont dénuées de tout fondement… Toutefois, nous ne cachons pas que l’Union soviétique n’accordait pas avant et n’accordera pas à l’avenir une telle « liberté d’échanges d’idées » qui constituerait une « libre » propagande de guerre ou bien une propagande pour une attaque atomique remplie de haine à l’égard du genre humain… Nous ne pouvons pas accepter une « liberté » qui mènerait au déclenchement d’une activité subversive des déchets de la société chassés par les peuples du territoire des pays du socialisme et de démocratie populaire…

Que faut-il donc faire ? S’entendre sur « certaines indications essentielles » telles que « les propositions déposées par la délégation soviétique, ainsi qu’un nombre de points du projet de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis » — ceux qui n’affectent pas « le régime intérieur de tels ou tels États ».

On pourrait ainsi aboutir à des accords bilatéraux ou multilatéraux entre les États sur « des questions concrètes du développement des liens scientifiques, techniques, sportifs et autres, ainsi que de la radio, de l’échange des publications, etc. On pourrait refléter dans des accords bilatéraux respectifs ce qui intéresse surtout ces pays ».

Une proposition de résolution commune, déposée par l’URSS, condense ce discours de M. Molotov (pour sa partie culturelle) en proposant de « faciliter l’échange de livres, journaux, revues scientifiques, films documentaires et autres, ainsi que broadcasts, selon accords bilatéraux ou multilatéraux » et l’échange de délégations, de procédés scientifiques, de sportifs et de touristes.

II. Les réactions occidentales

M. Macmillan (14 novembre) :

Les 17 points proposés le 31 octobre… visaient trois objectifs. Cinq tendaient à supprimer les barrières ; sept, au libre échange des idées ; cinq, à celui des personnes. …Mais les seules barrières que le gouvernement soviétique juge important de supprimer sont les contrôles de matériel stratégique, objet clairement exclu par nos directives… Que faire, devant une attitude qui proclame une liberté totale de commerce, mais exige des interdictions et contrôles… dans tous les autres domaines des relations humaines ? Je puis comprendre les principes du libéralisme. Je puis concevoir les nécessités de l’autocratie. Mais je ne vois pas pourquoi nous devrions accepter une combinaison arbitraire des deux parce que, tout simplement, elle arrange le gouvernement soviétique.

(16 novembre) :

Je m’inquiète de ce que la délégation soviétique ne semble pas gênée par l’échec de cette conférence… N’y aurait-il pas quelque vérité dans ces mots frappants que j’entendais l’autre jour : — Ce qu’il y a de terrible, c’est que le gouvernement russe craint davantage notre amitié que notre hostilité… Et pourtant, cet isolement ne saurait durer à jamais. Les livres occidentaux ne peuvent être pour toujours exclus comme subversifs, les journaux bannis comme corrupteurs. L’information ne peut indéfiniment passer pour de l’espionnage, ni les voyages n’être permis qu’à de petits groupes sélectionnés. Après tout, ceci n’est qu’une mauvaise parodie du Moyen Âge. Je suis convaincu que derrière cette façade de xénophobie et d’insularité, il y a chez le Russe moyen une réelle nostalgie de savoir et de voir quelque chose de nos peuples. Toute la méfiance est au sommet. Toute l’amitié est en bas, dans le peuple.

M. Pinay (14 novembre) :

En fait, les propositions soviétiques sacrifient les échanges d’idées aux échanges techniques. Aucune indication ne nous est donnée qui permette d’espérer que la censure pourrait être allégée, qu’une information plus objective pourrait être mise à la disposition des populations… La seule réponse que fait le gouvernement soviétique à nos propositions constructives et conciliantes est de nous demander l’abolition des contrôles stratégiques. Ces contrôles, nous l’avons démontré, n’ont qu’une faible incidence sur le volume des échanges.

Nous sommes convaincus qu’une grande partie de la méfiance actuelle disparaîtrait, si les populations soviétiques étaient en mesure de nous connaître, tels que nous sommes et non plus à travers les déformations de la propagande.

M. J. Foster Dulles (14 novembre) :

Les voyages, pour le citoyen soviétique, ne sont pas ce qu’on nomme d’ordinaire voyages d’affaires ou de plaisir, mais un instrument de la politique étrangère des Soviets, destiné à apporter certains avantages à l’État, spécialement en ce qui concerne les connaissances techniques.

L’absence de progrès sur le point III (échanges) …confirme le fait que le système du bloc soviétique est fondé sur des conditions artificielles qui ne peuvent tolérer le libre contact avec le monde extérieur. Les dirigeants soviétiques semblent effrayés par l’idée que leur système serait ébranlé si le peuple était librement informé, comme il l’est ailleurs…

(15 novembre) :

Je regrette d’être obligé de constater que le nouveau projet soviétique… ne contient pratiquement rien qui puisse permettre un échange d’idées ou d’informations.

M. Dulles constate alors que sur les 17 points proposés par les Occidentaux, « cinq seulement semblent partiellement acceptés. Je souligne que tous ceux qui concernent le libre-échange d’idées, de nouvelles, d’informations non censurées, ont été rejetés ».

(16 novembre) :

Aucune proposition concrète des Occidentaux pour éliminer les obstacles au libre-échange d’idées et d’informations entre nos peuples n’a été jugée acceptable par l’Union soviétique. Celle-ci ne s’intéresse qu’aux contacts qui lui permettraient d’obtenir de précieuses informations technologiques ou des matériaux stratégiques.

Cependant, nous ne croyons pas que le processus (d’échanges) désormais en cours, même s’il doit rester lent et inégal, puisse être aisément renversé.

Tableau récapitulatif

Propositions occidentales du 31 octobre

Réponses soviétiques du 14 novembre

1. Suppression de la censure

Non

2. Ouverture de centres d’information

Non (ingérence dans affaires intérieures)

3. Publication de revues dans les capitales respectives

Non (implicitement)

4. Vente libre de journaux, revues, livres

Non

Échange des mêmes

Oui en principe selon accords

5. Échange de publications officielles

Oui selon cas d’espèce, et accords entre États

6. Échange de films

Oui mêmes réserves

7. Échange d’expositions

Oui mêmes réserves

8. Cesser le brouillage de la radio

Non (implicitement)

9. Échange de programmes radio

Oui avec réserves

10. Facilités pour les correspondants de presse

Pas de réponse (non implicite)

11. Facilités pour le tourisme

Oui pour les groupes officiellement organisés

Meilleur change pour le rouble

Non (ingérence dans les affaires intérieures)

12. Facilités pour voyages individuels de savants, étudiants, professionnels

Oui selon cas d’espèce

13. Organisation de congrès de savants, étudiants

Oui

14. Échanges de « réalisations » dans les domaines sportifs et culturels

Oui

15. Échanges d’étudiants

Oui avec réserves

16. Libres déplacements des missions diplomatiques

Pas de réponse. (À traiter par négociations directes.)

17. Échanges de facilités pour trafic aérien

Non