(1956) Articles divers (1951-1956) « Défense de nos libertés (octobre 1951) » pp. 1-6

Défense de nos libertés (octobre 1951)c

Si l’on passe en revue tous les arguments avancés depuis des siècles pour ou contre la liberté humaine en soi, on en vient vite à ne plus savoir si elle existe ou non, si elle est légitime ou non comme idéal ou comme réalité. Mais un homme en prison, qu’il soit intellectuel ou paysan, sait très bien ce qu’il a perdu. Il n’en demande pas la définition. Il en exige la jouissance immédiate, à n’importe quel prix.

En ce milieu du xxe siècle, c’est moins le problème de la liberté qui nous importe, que son drame. De l’issue de ce drame dépendent nos vies.

Car si nous vivons aujourd’hui dans l’angoisse d’une nouvelle guerre mondiale, c’est parce que le monde est divisé en deux partis, qui ne se définissent clairement que par rapport à la liberté. D’un côté, les peuples qui se disent libres et entendent le rester ; de l’autre, ceux qui vivent en régime totalitaire, et qui n’ont pas nos libertés, qu’ils jugent trompeuses.

Tous les autres motifs de conflit que l’on pourrait énumérer sont discutables et peu clairs. Les intérêts économiques, par exemple, restent conjecturaux, souvent mal définis : on pourrait s’arranger sur ce plan-là, peut-être. Les passions nationalistes ne sont plus que des survivances, d’ailleurs également réparties entre les deux camps. Les conceptions de la justice sociale elle-même ne suffisent pas pour distinguer nettement les adversaires : il serait possible de discuter longtemps pour savoir de quel côté du rideau de fer il y a le plus de justice sociale, théorique ou pratique, promise ou réalisée. Par contre, ce qu’il est impossible de discuter, ce qui est évident aux yeux de tous, des deux côtés, c’est que nous voulons la liberté, et que les autres veulent la dictature. Ils la préfèrent — provisoirement disent-ils — à notre liberté qu’ils nomment purement « formelle », affirmant que leur dictature prépare une liberté « réelle ».

Mais alors, s’il est clair que l’enjeu est en définitive la liberté, n’est-il pas urgent que nous prenions une conscience nette et forte des libertés concrètes que nous avons ? Si nous voulons gagner d’avance — avant une guerre, qui serait perdue par tous — cette lutte où nous sommes engagés, la première condition de succès, c’est de savoir ce que nous défendons. Quelles sont nos libertés ? Sont-elles purement formelles ? Les voulons-nous vraiment ? Et sommes-nous prêts aux derniers sacrifices pour les défendre ?

Beaucoup d’entre nous, soyons francs, ne savent plus bien répondre à ces questions. C’est là que gît la force principale de l’autre camp.

Quand on nous dit : « Qu’avez-vous à opposer à l’idéologie stalinienne, à cette grande espérance des prolétaires, à cette religion nouvelle ? », nous hésitons souvent avant de répondre. Quand on nous dit : « Vous ne pourriez défendre l’Europe qu’en opposant à ses ennemis une idéologie plus puissante que la leur, mais hélas, vous n’avez aucun passé ! », quand on nous dit cela, et que nous cherchons alors désespérément une réplique, ou que nous essayons d’improviser quelque « mystique » nouvelle, nous sommes déjà battus.

Pour gagner, mais alors à coup sûr, il faut que nous soyons en état de répondre instantanément, avec une conviction totale. Il faut que nous répondions ceci : « Nous n’avons pas besoin comme vous d’une mystique qui masque les faits, nous n’avons pas besoin d’une idéologie, car nous avons nos libertés. Et ce n’est pas notre passé que nous défendons, mais bien les libertés qu’il a conquises, et qui sont la réalité présente de nos vies, bien plus : qui sont le gage d’un avenir meilleur ! »

Ce langage seul peut nous sauver. Encore faut-il que nous soyons en mesure de le tenir sans équivoque, et en pleine connaissance de cause.

Le temps est venu de passer à la contre-offensive.

Laissons les « mystiques » synthétiques aux peuples qui en ont grand besoin, parce qu’ils n’ont pas nos réalités — et leurs chefs doivent masquer cette absence par des slogans. Nous n’avons nul besoin d’une mystique « aussi puissante » ou « plus puissante » que les leurs. Car les faits nous suffisent, et quant aux libertés, nous en avons plus que nous méritons.

Je crois à la vertu de la prise de conscience : c’est d’une part le début de la guérison, quand le mal est d’ordre psychique ; c’est d’autre part une source de confiance en soi, quand les faits objectifs sont meilleurs que notre lassitude ne le pensait.

Rendus conscients des forces véritables de l’Europe et de l’Occident, nous serons en mesure, aussitôt, de renverser l’absurde situation volontairement créée par les mystiques adverses. Au défi de la propagande, répondons tranquillement par les faits. Nous pouvons perdre toutes nos libertés. Nous pouvons aussi les sauver en décidant de les répandre. Si nous voyons les faits, et savons les faire voir, nous aurons du même coup repris l’initiative. C’est l’autre camp qui sera forcé de se mettre sur la défensive, contre le rayonnement de nos vraies libertés. Or le meilleur moyen de les faire rayonner, c’est de les faire passer du plan des faits à celui de nos consciences et de nos volontés ; c’est d’appeler toutes nos forces éparses à se fédérer solidement, non point à s’unifier mais à se fédérer dans leurs différences essentielles.

Si vous demandez : quelles sont nos chances ? Je dirai qu’elles dépendent de chacun de nous, — beaucoup plus que d’un général américain. Chaque personne fait obstacle à la fatalité. Léviathan ne devient fatal que dans la mesure où nous quittons la lutte. Léviathan, c’est la somme exacte de nos petites démissions personnelles. Et c’est pourquoi je conclurai, une fois de plus, par ce delenda Carthago que j’opposais il y a quinze ans à une autre « mystique millénaire », mais déjà morte : — Là où l’homme veut être total, l’État ne sera jamais totalitaire.