(1977) Bulletin du Centre européen de la culture, articles (1951–1977) « Le dialogue des cultures [interventions] (avril 1962) » pp. 20-55

Le dialogue des cultures [interventions] (avril 1962)55

Introduction au colloque

Vous remercier d’être venus à Genève pour ce colloque, ne sera pas simple affaire de routine. Je sais ce que représente pour chacun de vous le sacrifice de cinq ou six journées consacrées à voyager et à travailler en groupe, au lieu d’être consacrées à la détente d’un weekend, au travail personnel, ou à la méditation, qui est à la fois le meilleur travail et le meilleur repos.

Si vous êtes ici ce matin, c’est que vraiment vous êtes conscients de l’urgence et de l’importance de dialoguer sur ce dialogue des cultures, qui est l’une des grandes tâches de notre siècle.

C’est donc du fond du cœur que je vous dis merci, et que je vous salue au nom du Centre européen de la culture.

Quelques-uns d’entre vous connaissent ce Centre. Je ne vais pas perdre un temps précieux à décrire ses activités. Qu’il me suffise de vous dire en deux mots qu’il existe depuis onze ans, qu’il est une entreprise privée, c’est-à-dire non gouvernementale, et que sa « politique » — j’entends sa policy, au sens anglais —- est ainsi définie par ses statuts : « contribuer à l’union de l’Europe en ralliant les forces vives de la culture dans tous nos peuples, et en leur offrant : un lieu de rencontre — des instruments de coordination — un foyer d’études et d’initiatives ».

Ces trois fonctions expliquent suffisamment pourquoi le CEC, aujourd’hui, aborde le problème immense du dialogue entre les cultures.

Ici, dans cette maison, nous nous sommes efforcés, depuis onze ans, de réunir en vue de tâches communes ceux qui veulent agir et parler en tant qu’Européens, membres d’un même ensemble culturel, et non pas seulement au nom d’une seule nation, ou d’un État, ou d’une politique nationale ou partisane. Il est tout naturel que cette « voix de l’Europe » cherche maintenant à dialoguer avec d’autres voix, parlant au nom d’autres ensembles culturels.

Mais la tâche est immense, et avant de l’aborder de front, nous avons réfléchi, hésité, et parfois reculé, pendant des années. Aucun des moyens que nous pouvions imaginer pour y faire face, ou que d’autres avaient déjà essayés, ne semblait proportionné à l’ampleur de l’entreprise. Nous avons donc finalement décidé que, puisque rien ne serait jamais assez grand, théoriquement, il fallait commencer, pratiquement, par quelque chose de très petit. Rien de plus petit qu’une graine. Mais rien de plus riche d’avenir. Semer quelques graines d’avenir, c’est là, vraiment, toute l’ambition de notre colloque d’aujourd’hui.

Nous avons voulu ce colloque restreint, et il l’est. Permettez-moi, à ce propos, quelques mots d’explication sur la manière dont il fut composé.

Notre idée de départ était de réunir une vingtaine de personnalités, représentant cinq grandes régions culturelles, à savoir : l’Inde, le monde arabe, l’Afrique noire (francophone et anglophone), l’Amérique latine, et l’Europe ; plus quelques observateurs ou consultants, capables de nous renseigner sur d’autres régions ou sur d’autres efforts d’échanges culturels. Sur trente-huit personnalités invitées, trente-deux ont accepté de venir, mais par la suite, nombre d’entre elles ont été empêchées, dont plusieurs au cours de ces tout derniers jours.

Je n’en salue que plus chaleureusement votre présence autour de cette table. (Suit une présentation des participants, lecture des messages, raisons des absences.)

Vous voyez qu’il n’est pas facile de réunir ne fût-ce qu’une vingtaine de personnes, quand elles viennent de quatre continents ! Et ceci, soit dit en passant, illustre bien l’une des difficultés majeures de tout dialogue entre plusieurs cultures, dans l’état présent des choses.

Pour entreprendre une tâche aussi vaste que celle que nous envisageons, notre petite réunion d’aujourd’hui peut apparaître dérisoire.

Non seulement nous ne pouvons nous prétendre les représentants les plus valables, régulièrement élus et confirmés, de notre région, mais encore nous n’avons à passer ensemble que trois jours, alors qu’il faudrait des années de travail ardu, mené par des centaines de personnes, pour débrouiller scientifiquement notre problème.

Mais quoi ! Si nous étions des centaines, nous ne pourrions pas même commencer à dialoguer ! Et s’il fallait se réunir pour plus de trois ou quatre jours, nous ne serions même pas une vingtaine — chiffre qui nous a paru optimum, c’est-à-dire le plus petit qui permette encore de représenter cinq ou six régions, et le plus grand qui permette de converser, sans se lancer dans des discours.

Il est bien entendu que notre colloque ne prétend à rien de plus qu’à amorcer quelque chose, à donner le coup d’envoi, comme on dit dans un match de football. Il aura réussi, si nous constatons dans trois jours que son travail ne fait que commencer, et qu’il n’a pu que nous prouver la nécessité de lui donner des suites.

Je souhaite que cette première journée de conversation nous permette de vérifier notre accord quant à la nature et à la nécessité du dialogue.

Et tout d’abord, je voudrais que ceci soit bien clair ! Il s’agit ici d’un dialogue des cultures, et non pas d’un débat de politique mondiale.

On me dira peut-être que les tensions les plus graves entre l’Europe et le monde arabe, ou entre l’Afrique et l’Europe, ou entre les musulmans et l’Inde — pour ne prendre que ces trois exemples — sont de nature politique avant tout. Et que, par conséquent, le dialogue des cultures n’est guère qu’un luxe, une activité secondaire et probablement vaine tant que les tensions politiques subsistent.

S’il en était vraiment ainsi, le dialogue des cultures ne pourrait jamais avoir lieu, car il y aura toujours des tensions politiques, et elles seront d’autant plus graves qu’une base d’entente fondamentale n’aura pas été établie. Or c’est précisément le dialogue des cultures qui pourrait établir cette base d’entente. Même si la chance qu’il nous offre est faible, nous devons la saisir, et l’explorer sans retard. Nous le devons pour deux raisons principales.

1° Tout d’abord, parce que, en tant qu’intellectuels, nous ne pouvons pas grand-chose sur le déroulement immédiat des événements. On ne tiendrait aucun compte des solutions que nous pourrions proposer, et d’ailleurs, nous ne serions pas tous d’accord sur la meilleure manière de résoudre telle ou telle situation politique concrète (l’Algérie, Cuba, Berlin, Bizerte, le Laos, etc.). Nous ne chercherons donc pas ici à nous mettre d’accord pour dire tous la même chose, mais seulement à nous mettre d’accord pour dialoguer, sur des principes fondamentaux. C’est cela seulement qui correspond à nos pouvoirs d’intellectuels. Et personne ne le fera, si nous ne le faisons pas.

2° Derrière nos conflits politiques et nos inégalités économiques, il y a des réalités beaucoup plus durables et profondes, qui sont nos cultures au sens large du terme, c’est-à-dire nos manières propres de penser, de sentir et de croire, de légiférer, de rêver et d’agir. Or ces réalités qu’on peut appeler culturelles sont les sources profondes des grands malentendus qui opposent nos régions sur le plan politique, économique et social. La méconnaissance de ces réalités « culturelles » est ce qui empêche le plus souvent nos négociateurs, nos hommes d’État, et nos opinions publiques de s’entendre, de s’arranger, et de régler les conflits encore plus graves, à long terme. Si donc nous voulons contribuer à une meilleure entente politique —· et même économique — nous ne pourrons le faire qu’en travaillant à « améliorer le terrain », au sens médical du terme, c’est-à-dire en trouvant les moyens d’assurer une meilleure connaissance mutuelle de nos cultures. Et cela suppose un dialogue véritable, et un dialogue organisé.

Qu’est-ce alors qu’un dialogue véritable ? Disons tout de suite que cela ne saurait être une succession de monologues, si éloquents et enflammés soient-ils. Voilà pourquoi nous n’avons pas voulu convoquer aujourd’hui un grand congrès de plus. Dans un congrès, on ne parle pas à l’Autre, on parle au public, qui n’est personne. Si nous voulons un vrai dialogue entre nos cultures, commençons donc nous-mêmes, ici et maintenant, par dialoguer vraiment, par converser tout simplement, autour de cette table, sans discours et sans formalisme. J’ai assisté à trop de congrès et de séminaires, où il me semblait que les participants « jouaient » à tenir un congrès ou un séminaire, jouaient à tenir leur rôle de congressiste. L’art du colloque me paraît être, curieusement, celui qui reste le plus conventionnel à notre époque, ennemi des conventions !

Pourquoi ne pas essayer dans ce domaine aussi, d’introduire un style d’avant-garde, plus rapide, plus spontané et plus efficace ? Nous sommes assez peu nombreux pour nous le permettre ici. Et nos objectifs nous y invitent : car nous voudrions 1° que ce colloque aboutisse à une publication (par les soins du CEC) donnant une synthèse des motifs du dialogue et de ses méthodes. Et nous voudrions 2° que ce colloque aboutisse à une résolution tendant à la création de centres régionaux, et définissant leurs fonctions.

Je souhaite que nos débats, loin de se complaire dans des généralités généreuses, et loin de prétendre à épuiser leurs thèmes, nous permettent plutôt de tracer les grandes lignes d’un programme suggestif d’études et d’action à très long terme, et qu’il s’agit en conséquence d’entreprendre sans perdre une minute.

Je passerai donc sans transition à un bref commentaire sur notre ordre du jour de ce matin.

Premier point : Quels sont les motifs généraux du dialogue, résultant de la situation actuelle dans le monde ?

Il s’agit en somme de vérifier d’abord que nous sommes tous conscients de l’urgence du problème, d’accord sur sa position générale et clairement convaincus de la nécessité du dialogue, car alors la condition principale est acquise : les volontés sont alertées, les imaginations travaillent. Nous pourrons vérifier et préciser cet accord en examinant la première page du document de travail qui vous a été remis.

Je me suis borné à y rappeler deux grands faits : d’une part, la mise en contact inévitable de nos différentes cultures par une force superficiellement uniformisante, la technique — et d’autre part la réaction « nationaliste », ou différenciatrice, par laquelle nos cultures répondent à cette pression qu’elles subissent toutes. De ces deux faits de base résultent des tensions virtuelles, ou actuelles, qui me paraissent appeler d’urgence le dialogue. Bien entendu, d’autres motifs peuvent et devront être énumérés et définis.

Il se peut aussi que certains d’entre vous demandent que soit précisé le sens du terme cultures (au pluriel), dans le contexte du dialogue. Et de même, l’emploi du terme nationalisme, qui n’a pas du tout le même sens en Europe et dans le monde arabe, par exemple.

Une fois cette première mise au point de notre situation de départ effectuée nous pourrons aborder le deuxième point : Quels sont les motifs spécifiques du dialogue, pour chaque région ?

Ceci nous demandera sans doute plus de temps. Car il importe que chaque « région » représentée s’exprime ici tout à loisir, s’explique aux autres et devant les autres. Il importe que chaque région décrive son ou ses problèmes majeurs, mais indique aussi ce qu’elle attend des cultures différentes, et ce qu’elle estime avoir à leur apporter en échange.

Il est clair que les deux premiers points — motifs généraux et motifs régionaux — sont étroitement connexes. Cependant, je vous propose d’essayer tout au moins de les traiter d’abord séparément, pour plus de clarté. Commençons donc par les motifs généraux du dialogue, quitte à les préciser, à les illustrer ensuite par des motifs plus précis et régionaux.

 

[Suivent les interventions des participants au colloque]

 

En résumé

Je voudrais essayer de rassembler les différents arguments qui ont été discutés, parce qu’il me semble que nous ne sommes pas très loin de nous entendre. Il y a eu une première position du problème par Bertrand de Jouvenel, que j’ai trouvée extrêmement heureuse : « Nous sommes tous des colonisés. » En effet, nous sommes tous en présence, dans toutes nos cultures différentes, d’un même problème qui est l’industrialisation, la technique. Je parlais dans mon introduction de cette espèce d’uniformisation superficielle, venant de l’extérieur, qui nous met tous dans la même situation, et qui nous amène au dialogue — pour quelle raison ? Parce que cette technique, elle est sortie tout de même, on l’a rappelé à plusieurs reprises, du contexte culturel européen. Elle est absolument liée à nos bases métaphysiques, religieuses, et à toute notre histoire. Maintenant, elle se dégage de ce contexte et elle s’objective, elle devient un même phénomène imposé à toutes les variantes de la culture de l’humanité.

Je n’irai pas jusqu’à dire, comme M. Jargy, que nous les intellectuels d’Europe, sommes tous contre la technique : je crois que ce stade est dépassé. Il y a eu dans la première partie du siècle une espèce de levée de boucliers contre le matérialisme. Mais nous sommes en train d’intégrer, difficilement il est vrai, les valeurs de la technique aux valeurs du contexte de culture dont elles sont sorties. Il y a donc un premier dialogue, qui est universel, entre la culture dans chacune des régions différentes et cette réalité objective qu’est devenue la technique. Première forme du dialogue, première raison de dialoguer. Il s’agit que cette technique objectivée ne vienne pas maintenant briser, dissocier, des cultures qui sont justement en train de s’autonomiser, de prendre conscience d’elles-mêmes… À propos de Richard Wright, Gabriel d’Arboussier disait très justement que son cas n’est pas celui des Africains d’Afrique qui, parce qu’ils viennent d’accéder à l’indépendance, reprennent conscience de leurs valeurs culturelles, de leur culture africaine, avec beaucoup de confiance. De telles cultures peuvent dialoguer, à partir de ce moment-là, d’égale à égale, avec n’importe quelle autre culture, quel que soit son âge. Ce premier dialogue entre la technique et les cultures, ce premier dialogue est universel, et il s’agit pour nous de le maintenir en cet état, sinon nous aboutirons à des oppositions violentes. Donc, première raison du dialogue : comment nous adapter, how to cope with technology, chacun à notre manière, pour arriver à un développement harmonieux, et non pas à cette brisure, à cette espèce de schizophrénie que risque de créer la technique dans des régions où elle arrive tout à fait de l’extérieur, où elle ne surgit pas du fond même de la culture comme c’est le cas en Europe.

Nous en arrivons alors à cette question de la culture ou des cultures. J’avais prévu dans mon introduction que nous aurions à discuter sur ce terme, ainsi que sur les termes de culture et de civilisation. Est-ce qu’il y a une culture de l’universel, ou est-ce qu’il y a des cultures ? Je crois que nous pouvons tous dire oui et non là-dessus, il s’agit de distinguer. Il y a le phénomène culture, qui est faire, créer, comme l’a dit M. Liscano, et qui est universel. Nous pouvons parler d’hommes de culture dans n’importe quelle civilisation, nous savons exactement ce que cela veut dire. Ce sont les hommes qui réfléchissent, harmonisent, concrétisent et créent. En même temps, dans ce monde d’aujourd’hui, où la technique tend à tout uniformiser, il y a le fait de l’accession à l’indépendance de plusieurs continents, de cultures qui enfin se dégagent, peut-être grâce à la technique d’ailleurs, mais qui doivent s’expliquer avec la technique chacune à leur manière, et qui ne doivent pas au moment même où elles reprennent leur autonomie se laisser uniformiser, bien plus qu’elles ne l’ont été pendant la période colonialiste.

Il me semble que le danger de l’uniformisation par la technique atteint maintenant le comble de sa virulence, et cela, paradoxalement au moment même où les cultures se libèrent et se différencient. Je crois que la formule qu’il faudrait proposer ici, c’est la formule du fédéralisme, c’est-à-dire de l’union dans la diversité. Nous sommes tous en faveur de la différenciation, de la prise de conscience des cultures différentes. Ceci pourrait mener à des luttes nationalistes si l’on transpose la « nation » au plan de la « culture » — à des nationalismes culturels en conflit. Ici apparaît la nécessité du dialogue. Il est très bon que ces cultures soient différenciées mais si l’on ne veut pas aboutir à des ruptures, comme il y en eut tant entre les nations européennes, il nous faut avoir en vue cette culture de l’universel dont parlait d’Arboussier et dont parle Senghor. Cela, c’est la formule fédéraliste, j’y reviens : l’union dans la diversité. Et là-dessus, je crois que tout le monde sera d’accord. Ou bien trouvez-vous que j’ai excessivement simplifié ?

Voix — Non ! Non ! (applaudissements).

Donc, ce que nous visons par ce dialogue, c’est une espèce de convergence vers une culture de l’universel, évitant à la fois l’uniformisation, qui est le risque de la technique, et la création de monades nationalistes. Si vous êtes d’accord là-dessus, je crois que nous avons dit ce qu’il fallait dire sur ce premier point de l’ordre du jour : nous avons vérifié notre accord de base sur la nécessité du dialogue.