(1980) Réforme, articles (1946–1980) « Les Nations unies des animaux (13 décembre 1980) » pp. 1-2

Les Nations unies des animaux (13 décembre 1980)p

Les animaux ne parlent pas, et c’est pourquoi nous sommes ici.

Les animaux ne parlent pas comme nous parlons — avec des mots. Mais ils vivent comme nous la douleur et la joie, la peur et l’amour, la curiosité, avec cette espèce de béance anxieuse du regard devant l’impénétrable et l’indicible… Il nous faut donc parler pour eux.

Parler pour eux, et de leur part, aux hommes qui les méprisent, les torturent, les massacrent, qu’il s’agisse des bébés phoques, du Labrador ou, dans les campagnes toutes proches d’ici, des petits veaux engraissés dans leur cuve en ciment, nourris au tube de caoutchouc et à la seringue, qui mourront sans avoir jamais ouvert les yeux sur une prairie ensoleillée.

Parler pour eux, dire la plainte muette des créatures que l’homme a trop souvent nommées des « bêtes brutes », quand elles étaient rendues telles, à vrai dire, par la bêtise et la brutalité des hommes.

On fait grand cas, dans les magazines scientifiques, des animaux qui apprennent à parler et surtout à comprendre un peu nos langages d’hommes. Les merveilleux dauphins sont les vedettes de cette campagne d’alphabétisation, — mais attention !

Je salue les Nations unies des animaux mais je recule avec horreur devant l’idée d’une Unesco des animaux ! Car les mots que nous pouvons leur apprendre n’expriment rien de leur être et de leurs émotions : ce sont des ordres que nous leur donnons, et leurs réponses disent « À vos ordres ! » et rien de plus. Nous les conditionnons, nous ne communiquons pas !

Communiquer avec le monde des animaux relève du sentiment, de l’intuition, de l’accueil aux mystères du vivant. Le fait bien établi que les animaux plus que nous soient susceptibles de mourir d’émotion tend à prouver qu’ils sont plus capables que nous d’une certaine civilisation : celle du cœur, non du seul intellect, celle de l’amitié, de la confiance, non pas celle des missiles nucléaires, du chômage et de la destruction irréversible des forêts, du plancton des océans et de l’air respirable.

La seule compréhension, mais alors très profonde, qui unisse l’homme et l’animal, elle est d’ordre émotif, affectif. Elle se passe dans le regard, qui attend tout de nous !

Car c’est de l’homme, par l’homme, à travers l’homme que les grands peuples d’animaux attendent le salut, sans le savoir peut-être — mais que savons-nous de ce qu’ils savent ?

Que l’homme soit responsable de la Nature vivante, et de sa corruption ou de sa survie, l’écologie nous l’a rappelé au cours des deux dernières décennies avec une efficacité peut-être imperceptible, mais d’autant plus pénétrante : on répétait qu’il s’agissait seulement d’une mode. Cette erreur a distrait la méfiance des saccageurs de la Nature, et elle nous a permis d’agir en profondeur.

Mais la responsabilité de l’homme devant la Nature et les bêtes n’est pas seulement métaphorique et poétique : elle est tout à la fois matérielle et morale, tout à la fois scientifique et religieuse. Et son expression la plus haute dans la tradition biblique très largement commune aux trois grandes religions du Livre, la juive, la chrétienne et l’islamique, a été donnée par saint Paul, au chapitre VIII de l’Épître aux Romains (que je vais lire dans la traduction de Calvin, pour le premier verset) :

La création tout entière, dans une attente ardente, attend la révélation des fils de Dieu.

Car la création a été soumise à la corruption non de son gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise — avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu.

Or nous savons que jusqu’à ce jour la création tout entière soupire et souffre dans les douleurs de l’enfantement.

Et ce n’est pas elle seulement, mais nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes en attendant la rédemption de notre corps. Car c’est en espérance que nous sommes sauvés.

Mais « notre corps » : c’est l’animal en nous !

Ainsi la tradition biblique-évangélique confirme la continuité de la Création tout entière, dans la relation de l’animal à l’homme, j’entends de l’homme à la Nature vivante et au Cosmos, où le règne animal est le plus proche de l’homme.

Les religions de l’Asie approchent ce même mystère par leur croyance aux réincarnations et leur respect absolu de la vie sous toutes ses formes.

Ici encore, nous le voyons bien : nous ne serons sauvés que tous ensemble, solidaires dans la même espérance, dont il nous faut témoigner désormais par des actes à la fois symboliques et concrets, poétiques et politiques, tels que celui que propose aujourd’hui Franz Weber.