(1977) Articles divers (1974-1977) « À propos de Théodore Strawinsky [préface] (1974) » pp. 1-2

À propos de Théodore Strawinsky [préface] (1974)c

Quand les gens de plume (ou mieux, de mots) parlent des gens de pinceau (ou mieux, de formes), il serait décent qu’au lieu d’en profiter pour jouer les critiques d’art qu’ils ne sont pas, ils se contentent de dire en amateurs qu’ils devraient être — et quel beau titre : celui qui aime ! — ce qu’ils éprouvent devant une œuvre.

La peinture de Théodore Strawinsky n’exige pas pour être vue et pour donner plaisir à voir la médiation, entre elle et l’œil, d’une théorie et d’un jargon. Il n’est donc pas facile d’en parler — et voilà qui est devenu plutôt rare aujourd’hui, où tant d’artistes exposent des produits ou objets comportant si peu de peinture qu’il devient impérieux de suppléer à cette sécheresse par un surabondant arrosage verbal, et de tirer des significations ambitieusement métaphysiques de cette absence de signifié physique.

Croyez bien que je n’exagère pas : lors d’une Biennale de Venise, on a donné le grand prix de peinture à l’auteur d’objets en métal et en verre qui n’utilise jamais ni pinceaux ni couleurs. Et cet abstrait se voit déjà dépassé par du concret des moins élaborés : cage à oiseau, volailles vivantes mais en cage, et dans une galerie allemande, un artiste s’est borné à s’exposer lui-même. Tout cela peut inquiéter ou amuser. Tout cela m’a souvent passionné. On peut tout faire, on doit tout faire pour peu que l’on sache inventer, et qu’importe le genre choisi ou que l’on crée. Je dis que Théodore Strawinsky, lui, fait de la peinture.

Ses huiles, pastels, portraits, dessins, fragments ou grandes œuvres murales sont des produits de la main maniant le pinceau, la craie, selon les exigences du rêve continu qui se déroule en toute vie d’artiste et qui saisit au vol des surprises de lumière, compose des expressions de la nature, tout comme un écrivain fait des images de mots, où sons et sens deviennent inséparables… Cet art nous parle, et dans une langue du cœur avec laquelle vos propres émotions vont pouvoir dialoguer naturellement, sans avoir dû suivre d’abord ces cours du soir du snobisme intellectuel que sont devenues tant de revues et de feuilles imprimées dans le vent, pleines d’allusions sinistres à la bombe H qui, paraît-il, ne permet plus de peindre un beau paysage ni les yeux à leur place dans un visage.

Depuis vingt ans au moins toute une critique propage ses gémissements sur la difficulté, que dis-je, sur l’essentielle impossibilité de communiquer : et l’on nous présente l’informel comme le résultat de cette crise. Je réponds que l’informel ne prouve rien, sinon le refus temporaire et polémique au moins autant que poétique, de recourir au langage que tout Occidental sensible peut comprendre, celui des paysages, signes du sentiment, et celui des visages, chiffres de l’âme.

Paysages et visages n’existent à vrai dire que pour notre œil humain auquel ils n’apparaissent qu’en vertu d’une opération mal explicable, presque magique, si l’on songe que le cosmos tout entier est fait de vide, ponctué d’électrons infinitésimaux plus éloignés les uns des autres que les étoiles ne le sont de la terre, et que c’est sur ce vide sidéral, infini, cette vacuité fondamentale, universelle, que se dessinent, se colorent, se modèlent comme par miracle des formes lumineuses, des figures désirables, des paysages qui se composent, des visages qui nous regardent — apparences ou mirages aux yeux de la science, apparitions plutôt, aux yeux de l’artiste pour peu que son regard accorde foi et que sa main d’un geste donne un sens aux propositions de la nature.

Et c’est pourquoi, parmi les œuvres de Théodore Strawinsky, celles que je préfère sont par exemple une certaine toute petite nature morte aux trois cerises, ou cette très haute peinture murale de l’église de Gennep, en Hollande, parce que la manière même de poser la couleur, dans l’une et l’autre, manifeste ce caractère d’apparition des apparences — composant la structure des objets ou des corps par les indications les plus concises, révélant leur essence et leur qualité d’être, mais laissant transparaître partout la texture de la toile ou de la brique… Et j’en fais volontiers l’aveu : devant cette petite toile, devant ces briques balafrées de larges touches de blanc et de bleu, je sens s’éveiller dans ma main, ma main à plume, une envie de pinceau ! — l’envie de participer à ce travail qui est, chez l’artiste sensible au spirituel, la vraie part du sacré autant que de la technique.


Le sacré : jamais l’Art avec la majuscule dont se moquait notre cher Cingria, ne pourra remplacer le sacré, quoi qu’en écrive André Malraux, car s’il n’est pas un art au monde qui ne soit issu du sacré, il n’en est pas non plus qui ne tire du sacré sa raison d’être indiscutable, j’entends bien : de n’être pas discuté, d’être reçu.

L’art et la technique même de Théodore ne sont pas plus indépendants de son respect du sens premier, du référentiel absolu, qui est le sacré dans son action indéfiniment créatrice, que ne le sont l’art et la technique de l’auteur du Sacre du Printemps. Et c’est en quoi le fils et le père, inversant l’ordre trinitaire comme le miroir humain reflète l’image énigmatique du divin, procèdent authentiquement du même esprit. « On ne risque rien à affirmer une parenté », écrit excellemment le fils, à propos des parentés du père d’ailleurs, dans le petit livre qu’il publie en 1948, Le Message d’Igor Stravinsky. Sur ce livre, nous possédons une lettre émouvante du père : « Ton merveilleux livre m’est cher infiniment et me donne de la joie. Avec quelle conviction, quel savoir-faire et quelle flamme tu as su défendre les intérêts spirituels de ton père, que tu as manifestement faits tiens. »

« Les intérêts spirituels » du père… Il se trouve que j’écris ces lignes à Venise. Et c’est ici que j’ai vécu l’un des plus hauts moments de la culture européenne. Après la création mondiale, dans le chœur de la basilique, du Cantique en l’honneur de saint Marc, j’ai vu l’auteur, le plus grand de ce temps, s’incliner et puis comme plonger dans les bras étendus du patriarche de Venise, le futur Jean XXIII, pape de l’œcuménisme, qui est la forme sublime du fédéralisme, de l’unité dans la diversité, hors de laquelle point de salut pour ce siècle. Byzance et Rome s’embrassaient au lieu de leur rencontre créatrice.


On ne le répétera jamais assez : ce dont l’Église a besoin, ce qui a été consacré en l’an 787 par le IIe concile œcuménique de Nicée, c’est le culte des images. Une figuration transposée, éloignée de tout réalisme (mais le danger aujourd’hui n’est pas là) doit fournir dans un style à la fois monumental et décoratif, l’image indispensable à la piété du peuple chrétien. (Théodore Strawinsky, En quête de l’Art sacré.)

Byzance et Rome, Igor et Jean XXIII.


Partant de là, et pour situer Théodore Strawinsky dans l’aventure du siècle, je prendrai référence du mot figuration en des sens opposés que lui donnent trois préfixes. Je dirai que le travail du peintre n’a jamais consisté à disposer avec plus ou moins d’agrément une figuration anecdotique comme le voulait l’académisme ; pas davantage à récuser ou disloquer le langage même par juste crainte des clichés comme eurent à le faire les non-figuratifs, des cubistes aux abstraits lyriques ; et encore moins à perpétrer sur le visage humain une défiguration systématique, délibérément délirante, comme Picasso naguère ou aujourd’hui Bacon ; mais bien à contribuer par une main maîtrisée, docile à toute invite de l’Esprit, au grand-œuvre d’une transfiguration des apparences de ce monde — cette transfiguration qui se trouve être le nom théologique, le sujet même du chef-d’œuvre à ce jour de Théodore Strawinsky, les fresques de l’église de Gennep — en même temps que la meilleure définition des fins qu’entend servir son art.