(1963) L’Opportunité chrétienne « Première partie. L’opportunité chrétienne dans un monde sécularisé — 1. Une fausse nouvelle : « Dieu est mort » »

1. Une fausse nouvelle : « Dieu est mort »b

Le thème de la mort de Dieu a constitué depuis la fin de la guerre la hantise d’une partie assez importante de la littérature contemporaine. Repris de Nietzsche vers 1944 par des écrivains que les circonstances rendaient influents, il est quotidiennement répété par leurs disciples et cité comme allant de soi par ceux qui vivent de l’écho. Les bien-pensants s’indignent, comme si l’on avait proféré un propos d’une extrême gravité : attitude incompréhensible de la part des chrétiens, qui devraient savoir que l’existence de Dieu n’est pas affectée par une polémique locale dans le temps et dans l’espace. Mais l’inconséquence n’est pas moindre dans le camp, d’ailleurs divisé, des agnostiques. Déjà l’on parle de mystiques sans Dieu, des saints sans Dieu. Malraux se demande si la mort de Dieu n’entraîne pas celle de l’homme, — pensée difficile à comprendre. De jeunes romanciers s’autorisent de la « mort de Dieu » pour s’abandonner au plaisir masochiste de décrire un monde « absurde ».

Cependant, je ne vois pas que ce thème, partout mentionné, ait été vraiment discuté, jusqu’ici. Du défi désespéré de Nietzsche, de l’affirmation méthodique de Sartre, on a (plutôt vaguement) supputé les effets sur la psychologie moderne, la culture et la société. Mais a-t-on jamais demandé à ceux qui disent que Dieu est mort, ce qu’ils entendent exactement par là ? De quel Dieu s’agit-il, en somme ? De celui qu’ils imaginent ou de celui que beaucoup prient ? D’une caricature commode ou de la première Personne de la Trinité ? Du Dieu des philosophes ou du Dieu des Prophètes ? D’une attitude psychologique ou d’une réalité ontologique ? Ou seulement du mot de passe d’un nouveau conformisme ? Exiger sur tout cela un peu d’honnête clarté, ce serait le moyen de faire entrevoir quelques difficultés inextricables, où cette affirmation jette non seulement la pensée de ses auteurs récents, mais toute la pensée du type occidental.

Gardons-nous d’admettre — ce serait leur faire injure — qu’ils aient voulu dire simplement : « Pour ce qui me concerne, Dieu n’existe plus », car il n’y aurait là rien de nouveau : on retomberait au spleen métaphysique du romantisme ou même aux platitudes rationalistes de l’athéisme occidental, qu’ils ont largement reniés. Ils insistent, au contraire, par ce tour dramatique au goût de l’immédiate après-guerre, sur la nouveauté du message, et sur son objectivité. Ils prétendent annoncer une nouvelle, la mauvaise nouvelle de la mort récente de Dieu, c’est-à-dire un anti-évangile (evangelos : la bonne nouvelle). Nous voici donc contraints d’examiner premièrement les sources et, secondement, la crédibilité de l’information.

Je ne discuterai pas l’inventeur de la phrase : Nietzsche est un cas suffisamment connu1. Et, d’ailleurs, il a partiellement démenti son message en écrivant un jour ceci : « La réfutation de Dieu : ce n’est que le Dieu moral qui est réfuté. » (Œuvres posthumes.) Tout autre est le cas de l’auteur contemporain auquel l’ignorance générale fait remonter la rumeur dont je parle, J.-P. Sartre. L’argument majeur de ce philosophe ne porte pas, bien entendu, sur l’essence de Dieu et du diable, mais sur leur existence qui, selon lui, diminuerait ou supprimerait la responsabilité de l’homme.

Si telle est bien sa position, l’on en déduit nécessairement qu’aux yeux de Sartre, la valeur morale suprême est la responsabilité, et que cette valeur morale est plus importante que tout, puisqu’en son nom l’on peut trancher une question d’existence réelle. Il ne faut pas que Dieu et le diable existent, car alors la responsabilité de l’homme en pâtirait. Nous sommes donc en présence d’une morale fanatique, c’est-à-dire d’une morale prête à nier telle ou telle réalité2, pour peu que celle-ci fasse obstacle à la passion maîtresse dont on est animéc.

« La vérité est peut-être triste », disait Renan. Il était loin de s’en réjouir, mais pour autant, n’allait pas jusqu’à nier que la vérité existât. La vérité n’est peut-être pas existentialiste. Dieu limite peut-être fortement la responsabilité — cependant réelle — de l’homme. Il suffit pour que Sartre décrète que Dieu n’existe pas, et bien plus, qu’il est mort.

D’où peut lui venir cette passion de la responsabilité ? D’une volonté d’affirmer l’homme et ses pouvoirs, répondrait-il. Et c’est d’une manière analogue que Malraux et Jaspers interprètent ici le cri de Nietzsche : comme une proclamation de l’avènement de l’homme. Ceci couvre une étrange équivoque. En effet, Sartre ne prend pas le mot « responsable » au sens authentique et littéral de « capable de répondre » (de ses actes et pensées devant Dieu ou devant autrui), mais au sens de « capable de décider » (de ce qu’on est et sera) ; non pas au sens chargé de mission, mais à celui d’aventurier qui assume ses risques et périls et qui les choisit souverainement ; non pas au sens de créature, mais bien à celui de démiurge ; non pas au sens d’un homme, mais bien d’un dieu. Ce dernier trait est capital. On sent qu’il trahit un refus de la réalité donnée, la sienne d’abord (« Je vais me faire à mon idée ») et par suite celle d’autrui (« L’enfer, c’estd les autres »). Il n’en marque pas moins la limite de l’arrogance intellectuelle, le terme délirant d’un individualisme de surcompensation, qui ne pourra plus que se nier lui-même s’il veut rejoindre la morale. Il se niera donc au profit de quelque dictature collectiviste, car là seulement il croira retrouver « l’engagement » que sa doctrine prônait, mais rendait par ailleurs impraticable — et dans le fait impratiqué. On sait que Sartre vient de joindre le camp du communisme, où naguère encore on le traitait de rat visqueux, ou d’une manière plus précise, d’individualiste petit-bourgeois.e


Ce rapide examen des sources nous ramène à des prises de position peu compliquées. Sartre annonçant que Dieu est mort nous dit seulement que l’homme doit refuser Dieu tel que Sartre l’imagine : gênant pour l’homme. Il n’en résulte pas que Dieu ait cessé d’exister, d’aider l’homme ou de le juger. Et dans le fait, numériquement, il n’y a jamais eu dans l’Histoire autant d’hommes qu’aujourd’hui pour affirmer qu’ils croient leur Dieu vivant. (Cf. les statistiques du christianisme, de l’islam et de bien des religions que nous nommons païennes.)

Voyons maintenant la crédibilité de la nouvelle. (Il est clair qu’elle ne peut être estimée sur le fait qu’une majorité la récuse.)

Hors du plan de la polémique, soit nietzschéenne, soit anticléricale, littéralement et logique, la phrase « Dieu est mort » est un non-sens. Car où bien « Dieu » ne signifie rien — et dans ce cas il ne peut pas mourir ; ou bien il signifie la Vie, l’Éternité, le Total, l’Être en soi, l’Inconnaissable, et, dans ce cas, dire qu’il est mort, revient à faire du bruit avec la bouche.

Car si Dieu l’Éternel avait été vivant, puis était mort, il n’eût jamais été Dieu l’Éternel, en sorte qu’il faudrait dire que s’il est mort, c’est qu’il n’a pas vécu : ce qui est absurde.

Si Dieu l’Inconnaissable était mort, cela reviendrait à dire que l’on sait tout ; ce qui est absurde.

Si Dieu le Révélé était mort, après avoir vécu en tant que personne, il se serait donc produit, à un certain moment précis, dans le temps et dans l’espace (mais où et quand ?), un événement cosmique sans précédent, « un événement concernant l’être », précise Jaspers. Comment croire que Nietzsche seul l’ait appris, que Sartre en ait été spécialement informé ? Si l’on tient pour problématique la révélation du Dieu vivant par l’Évangile, que dire de la révélation inverse que nous apportent ces deux hommes ? Nous sommes en pleine absurdité.

La crédibilité de la nouvelle est nulle.


Reste le fait que le Dieu du christianisme, du judaïsme et de l’islam, le Dieu qui s’intéresse à chaque homme (et même à chaque passereau dit l’Évangile), et cela dans le détail intime de sa vie, le Dieu que tant de milliards d’humains souffrants ou méditants, génies ou pauvres types essayant de s’en tirer, ont prié et prient encore pour qu’il les assiste individuellement dans leurs grandes et petites épreuves, le Dieu personnel en un mot, omniscient et omniprésent apparaît à beaucoup de nos contemporains comme aussi incroyable et absurde que toutes les absurdités que je viens d’énumérer. À vrai dire, ce n’est pas surprenant. C’est même aisément explicable.

Un Dieu personnel est incroyable et absurde, en effet, dans une vue statistique du monde et pour l’imagination aujourd’hui courante du cosmos. Question d’échelle. Cette vermine fugitive que représente l’homme sur la terre, atome d’un système solaire, atome lui-même d’une galaxie, atome à son tour de l’espace-temps d’un univers à l’expansion indéfinie… Et compter les cheveux de sa tête !

Mais à l’inverse, le Dieu personnel redevient non seulement croyable mais indiscutable au sens de chaque vie, dès que le regard se tourne vers l’homme, vers un homme bien déterminé, vers « moi », et le voit de plus en plus près, dans le secret de son cœur, dans le noyau de son esprit. « Dieu sensible au cœur », disait Pascal. Et de même, l’énergie fondamentale ne peut être décelée et étudiée que dans le noyau de l’atome, dans ce cœur du réel physique.

Si nos savants s’étaient bornés à considérer des paysages, des villes, la mer, le ciel, des autos, des livres d’économie politique ou le sort des masses, l’énergie nucléaire non seulement n’eût jamais été visible ou sensible, mais encore elle fût demeurée inimaginable. De même, il est absurde de « chercher Dieu dans la nature » ou dans l’Histoire, ou encore dans nos préoccupations politiques, économiques et sociales. Puisqu’il n’est sensible qu’au cœur, c’est-à-dire au plus intime d’une personne bien réelle et distincte.

Il est donc normal que le Dieu personnel reste l’Absurde, en dehors d’une rencontre qui ne peut avoir lieu que dans l’intime, comme la transformation de l’énergie que dans l’infime, et comme l’amour nulle part ailleurs que dans un cœur.