(1950) Articles divers (1948-1950) « L’idée fédéraliste (1948) » pp. 461-464

L’idée fédéraliste (1948)b

On peut penser avec le philosophe Jaspers que l’Europe du xxe siècle n’a plus le choix « qu’entre la balkanisation et l’helvétisation ». La balkanisation signifierait pratiquement la désintégration du continent en nationalismes rivaux. L’helvétisation signifierait l’intégration fédérale des nations, renonçant à leur souveraineté absolue au profit d’une constitution commune. Dans cette vue, la Suisse moderne serait une sorte de « bon exemple à suivre ». Même si l’on est disposé à l’admettre, deux réserves préalables se présentent aussitôt à l’esprit. Il conviendrait d’abord de préciser quels sont les éléments de notre expérience helvétique qui méritent d’être donnés en exemple ; puis de chercher dans quelle mesure ils pourraient être utilisés ou reproduits sur une plus vaste échelle. La question de nos dimensions dans l’espace et dans le temps apparaît capitale à cet égard.

En termes d’histoire suisse, notre État fédéral avec ses cent ans d’existence représente déjà une tradition ; nous pouvons en étudier les phases et l’évolution interne, en discuter les avantages et les inconvénients pour nous autres Suisses. Mais si nous passons du plan de cette microhistoire à l’histoire générale, tout change. Nous voyons tout d’abord que cent ans, ce n’est qu’un septième de notre histoire nationale ; que celle-ci ne s’étend que sur le dernier tiers de l’ère chrétienne, laquelle n’est à son tour que le dernier tiers de l’histoire des civilisations, qui elles-mêmes ne couvrent que le dernier cinquantième de la durée généralement admise de l’humanité sur la planète. D’où il résulte que notre expérience fédérale ne représente guère que la dernière minute dans l’heure qu’aurait duré la civilisation.

Ces considérations, dans leur simplicité, sont propres à nous rappeler que l’évolution humaine ne s’arrêtera pas avec nous, que nous ne sommes pas un aboutissement absolu mais un instant transitoire dans la marche vers d’autres formes politiques et sociales, presque impossibles à prévoir aujourd’hui, mais dont il est certain qu’elles apparaîtront, et dans lesquelles nos formes actuelles s’évanouiront probablement, comme une goutte de vin dans la mer. Ensuite, ce rappel à nos dimensions très réduites dans le temps comme dans l’espace nous suggère une analogie, ou une image au moins, du rôle que nous pourrons jouer dans le monde. En effet, les proportions de notre expérience à l’histoire générale sont à peu près celles de la graine à l’arbre.

Qu’est-ce qu’une graine ? C’est un objet hautement organisé, achevé en soi, mais qui ne prend son sens et sa valeur que dans la mesure où il meurt et se perd dans le développement des forces et des formes qu’il contient en germe et qu’il préfigure. Une graine, c’est à la fois un aboutissement et un commencement. C’est le lieu d’un passage de la vie à la vie par la mort. Toutes les graines meurent, mais elles peuvent mourir de deux manières : les unes ne laissent qu’à peine leur poids minime d’humus, les autres donnent un nouvel arbre. Notre État fédéral mourra, certes, lui aussi, ainsi que meurent tous les États. Mais peut-être ne mourra-t-il que dans sa réalisation à une échelle infiniment plus vaste ? Telle est la chance de la Suisse dans l’histoire, pour ce siècle ou pour ceux qui le suivront. La chance d’une graine.

Transposons maintenant ces symboles. Traduisons graine par idée. Le dilemme revient à ceci : ou bien notre État fédéral, après un siècle et demi ou deux, disparaîtra tout comme une autre République sérénissime de Venise, ne laissant qu’un souvenir ou un décor, parce qu’il aura gardé son idée pour lui seul et l’aura épuisée en soi ; ou bien au contraire cette idée que notre État aura su incarner dans un objet très petit mais hautement élaboré, se développera dans un ensemble où son identité formelle se perdra, certes, mais pour revivre magnifiée aux dimensions continentales.

Quand on cite l’exemple helvétique, à propos d’un projet d’États-Unis d’Europe ou de gouvernement mondial, l’objection immédiate qui surgit sur les lèvres des étrangers est la suivante : « Tout cela est bel et bon pour un petit pays, mais n’est pas applicable aux grands. » On a raison s’il ne s’agit que des modalités typiquement suisses de la mise en pratique de l’idée fédérale. On a tort s’il s’agit de l’idée elle-même. Une expérience de laboratoire est nécessairement plus réduite de dimensions que ses applications, mais pourtant celles-ci n’existeraient pas sans celle-là. Je ne parlerai donc ici que de notre idée fédéraliste en soi.

Elle est très simple, comme toutes les grandes idées, mais non pas simple à définir en quelques mots, en une formule ; car elle est d’un type organique et non pas mécanique ou passionnel, en cela beaucoup plus « moderne » et scientifique que les théories totalitaires, liées à l’esprit rationaliste ou romantique du xixe siècle. Elle ne peut être comparée qu’à un rythme, à une respiration. Elle n’est pas une utopie à rejoindre, un plan statique à réaliser en x années par la réduction impitoyable des résistances, mais elle est au contraire le secret d’un équilibre constamment mouvant entre des forces qu’il s’agit de composer, non de soumettre l’une à l’autre, ou d’écraser l’une après l’autre.

On ne saurait trop insister sur le double mouvement, sur l’interaction, sur la dialectique ou sur la bipolarité, comme on voudra, qui est le battement du cœur de ce système. Car le fédéralisme ne consiste pas seulement dans l’union, comme le mot Bund peut incliner les Suisses alémaniques à le penser ; et en retour, il ne consiste pas seulement dans l’autonomie des régions, cantons ou nations, ainsi que le conçoivent trop souvent les Suisses romands ; mais il consiste précisément dans l’équilibre souple entre l’union et l’autonomie des parties, dans leur composition vivante en vue de leur renforcement mutuel : « Un pour tous » mais aussi « Tous pour un ».

Dans ce sens, il nous sera permis de dire que la politique fédéraliste n’est rien d’autre que la politique tout court, au sens le plus légitime de ce mot. Elle est donc l’antithèse exacte des méthodes totalitaires, antipolitiques par définition, puisqu’elles consistent à écraser les diversités par incapacité de les composer en un tout organique et vivant.

C’est peut-être parce que l’idée fédéraliste est à la fois très simple à sentir et très délicate à formuler, qu’on la trouve en fait si rarement formulée dans notre histoire. Il est certain qu’elle a guidé plus ou moins consciemment les principales décisions de notre vie politique pendant des siècles, et qu’elle a finalement pris forme et force de loi vers 1848 ; mais ce n’est guère qu’au xxe siècle qu’on s’est mis à la commenter et à philosopher à son sujet. Comme la vie même — étant la vie de notre praxis politique — elle allait sans dire, jusqu’ici. La nécessité présente de l’affermir en face du défi que représente l’esprit totalitaire, et aussi de la propager, car la meilleure défense est dans l’attaque, nous invite à en exprimer la theoria. Nous ne pourrons mieux le faire qu’en cherchant à dégager, après coup, les quelques principes directeurs qui semblent avoir inspiré l’action tout empirique de nos ancêtres.

1. Le fédéralisme ne peut naître que du renoncement à toute idée d’hégémonie éducatrice ou organisatrice exercée par l’une des nations composantes.

Les luttes des Waldstätten contre Zurich, puis des cantons campagnards contre les villes, et finalement l’attitude généreuse des vainqueurs du Sonderbund, illustrent ce principe fondamental dans notre histoire. C’est pourquoi la Suisse ne verra jamais sans une méfiance légitime certains « grands » prendre l’initiative d’une fédération européenne ou mondiale. L’échec de Napoléon et celui d’Hitler dans leurs tentatives d’unifier l’Europe indiquent d’une manière négative cette même vérité simple que notre réussite confirme : à savoir qu’on ne peut atteindre la fin, qui est l’union, qu’en renonçant à des moyens impérialistes, lesquels ne peuvent conduire qu’à l’unification, caricature de l’union véritable.

2. Le fédéralisme ne peut naître que du renoncement à tout esprit de système.

Ce qui vaut pour l’impérialisme d’une nation vaut aussi pour celui d’une idéologie. On pourrait définir l’attitude fédéraliste comme un refus constant et instinctif de recourir aux solutions systématiques, simples de lignes, claires et satisfaisantes pour la logique, mais par là même infidèles au réel, vexantes pour les minorités, destructrices des diversités qui sont la condition de la vie organique. Fédérer, ce n’est pas mettre en ordre d’après un plan géométrique, à partir d’un centre ou d’un axe, mais arranger ensemble des réalités concrètes, selon leurs caractères particuliers, qu’il s’agit à la fois de respecter et d’articuler dans un tout.

3. Le fédéralisme ne connaît pas de problème des minorités.

On objectera que le totalitarisme, lui aussi, supprime ce problème : mais c’est en supprimant les minorités qui le posaient.

Il y a totalitarisme (au moins en germe) dans tout système quantitatif ; il y a fédéralisme partout où c’est la qualité qui prime. Par exemple : le totalitarisme voit une injustice ou une erreur dans le fait qu’une minorité ait les mêmes droits qu’une majorité. C’est qu’à ses yeux la minorité ne représente qu’un chiffre, et le plus petit. Pour le fédéraliste, il va de soi qu’une minorité puisse compter pour autant, voire pour plus qu’une majorité dans certains cas, parce qu’à ses yeux elle représente une qualité irremplaçable. (On pourrait aussi dire : une fonction.)

En Suisse, ce respect des qualités ne se traduit pas seulement dans le mode d’élection du Conseil des États, mais surtout, et d’une manière beaucoup plus efficace, dans les coutumes de notre vie politique et culturelle, où l’on voit la Suisse romande ou la Suisse italienne jouer un rôle sans proportion avec le chiffre de leurs habitants ou de leurs kilomètres carrés.

4. Enfin le fédéralisme repose sur l’amour de la complexité, par contraste avec le simplisme brutal qui caractérise l’esprit totalitaire.

L’amour (plus encore que le respect ou que la simple tolérance) des complexités culturelles, psychologiques, et même économiques, telle est la santé du régime fédéraliste. Ses pires ennemis sont ceux que Jacob Burckhardt qualifiait dans une lettre prophétique de « terribles simplificateurs ».

Lorsque les étrangers s’étonnent de l’extrême complication des institutions suisses, de l’espèce de mouvement d’horlogerie fine que composent nos rouages, communaux, fédéraux, cantonaux, si diversement engrenés, il convient de leur montrer que cette complexité est la condition même de nos libertés. C’est grâce à elle que nos fonctionnaires et nos législateurs sont constamment rappelés au concret, forcés de rester en contact avec les réalités humaines du pays. La Suisse est formée d’une multitude de groupes politiques, culturels, administratifs, linguistiques, religieux, qui n’ont pas les mêmes frontières, et qui se recoupent et se recouvrent de cent manières différentes. Il est clair que des lois conçues dans un esprit unitaire, jacobin ou totalitaire, brimeraient nécessairement l’un de ces groupes, tendraient à réduire leur variété, et mutileraient ainsi dans plusieurs de ses dimensions, la personne même de ceux qui s’y rattachent.

Certes, il est plus facile de décréter sur table rase, de simplifier les réalités d’un trait de plume, de tirer des plans à la règle et de forcer ensuite leur réalisation en écrasant tout ce qui résiste, ou simplement tout ce qui dépasse. Mais c’est la vitalité civique d’un peuple qu’on écrase ainsi. Une politique fédéraliste, telle qu’on vient de la décrire, suppose infiniment plus de soins, d’ingéniosité technique et de compréhension du peuple qu’elle gouverne. C’est pourquoi je disais plus haut qu’elle représente la politique par excellence. Et c’est pourquoi je vois en elle le seul avenir possible de l’Europe, et le don que nous pouvons lui faire en restant fidèles à nous-mêmes.