M. de Montherlant, le▶ sport et ◀les▶ jésuites (9 février 1924)a
M. de Montherlant est considéré par plusieurs comme l’un des héritiers ◀de▶ Barrès. ◀Le▶ rapprochement est peut-être prématuré, tout au plus peut-on dire qu’à ◀l’▶heure présente déjà, son œuvre, comme celle ◀de▶ Barrès, nous offre plus qu’un agrément purement littéraire : une leçon ◀d’▶énergie.
Il se pique ◀de▶ n’avoir pas connu, jusqu’à ce jour au moins, cette inquiétude libératrice que produit ◀la▶ recherche ◀de▶ ◀la▶ vérité. Dès son premier livre, il s’est montré tout entier, il a bravement affirmé son unité. Car ◀le▶ temps n’est plus, où ◀les▶ jeunes gens se faisaient, avec sérieux, des âmes exceptionnellement compliquées, qui s’exprimaient en une langue plus compliquée encore et nuancée jusqu’à ◀l’▶ennui. ◀La▶ guerre a donné ◀le▶ coup ◀de▶ grâce à cet esthétisme énervant qu’on appelle symbolisme ; et elle a donné naissance à ◀la▶ doctrine ◀de▶ M. de Montherlant, qui en est sortie toute formée et casquée pour ◀la▶ lutte ◀de▶ ◀l’▶après-guerre.
Deux philosophies, affirme-t-il, se disputent ◀le▶ monde. L’une vient de ◀l’▶Orient, et insinue dans ◀le▶ monde romain ◀les▶ virus du christianisme, ◀de▶ ◀la▶ Réforme, ◀de▶ ◀la▶ Révolution et du romantisme, ◀les▶ concepts ◀de▶ liberté et ◀de▶ progrès, ◀l’▶humanitarisme, ◀le▶ bolchévisme. L’autre philosophie est celle ◀de▶ ◀l’▶antique Rome, qui a inspiré ◀le▶ catholicisme, ◀la▶ Renaissance, ◀le▶ traditionnisme et ◀le▶ nationalisme. ◀L’▶Orient efféminé ; — en face : ◀l’▶Ordre romain. Or ◀l’▶ordre, pour M. de Montherlant comme pour Maurras, est ce qu’il importe ◀de▶ sauvegarder, avant tout autre principe.
Jusqu’ici, rien ◀d’▶original dans cette conception simpliste du monde, qui n’est en rien différente ◀de▶ celle ◀de▶ ◀l’▶Action française ; remarquons toutefois cette séparation, que Maurras n’a pas faite aussi franchement, du catholicisme et du christianisme, ◀le▶ christianisme étant dans ◀le▶ même camp que ◀la▶ Réforme.
M. de Montherlant n’est décidément pas philosophe. Peut-être ne lui a-t-il manqué pour ◀le▶ devenir que ◀le▶ temps ◀de▶ méditer : il a quitté ◀le▶ collège jésuite pour ◀la▶ tranchée, puis « ◀le▶ sport ◀l’▶a saisi aux pattes ◀de▶ ◀la▶ guerre encore contus ◀de▶ huit coups ◀de▶ griffes et chaud ◀de▶ ◀l’▶étreinte du fauve merveilleux ». Il n’a pas eu ◀le▶ temps ◀de▶ se ressaisir, ◀le▶ sport prolongeant pour lui, ◀d’▶une façon obsédante, ◀le▶ rythme ◀de▶ ◀la▶ guerre. Du moins a-t-il ainsi évité ◀le▶ choc fatal pour tant d’autres du guerrier et du bourgeois. Dernièrement, il abandonna ◀le▶ stade et rentra dans ◀le▶ monde où nous vivons tous. Écœuré du désordre général, il cherche des remèdes, et nous tend les premiers qui lui tombent sous ◀la▶ main : ◀le▶ sport et ◀la▶ morale romaine.
Dans sa hâte salvatrice, M. de Montherlant ne s’est même pas demandé si ces deux contrepoisons pouvaient être administrés ensemble. ◀L’▶opération faite, il a pourtant fallu ◀la▶ justifier, ce qui n’a pas été sans quelques tours ◀de▶ passe-passe ◀de▶ logique, admirablement masqués d’ailleurs par des façons cavalières un peu intimidantes. Toute une partie du Paradis à ◀l’▶ombre des épées 1, son dernier livre, est consacrée à « fondre dans une unité supérieure » ◀l’▶antinomie ◀de▶ ◀l’▶esprit catholique et ◀de▶ ◀l’▶esprit sportif. « On se fait son unité comme on peut », avoue-t-il franchement. Il me semble bien paradoxal ◀de▶ vouloir unir dans une même philosophie ◀la▶ morale jésuite, faite ◀de▶ règles et ◀de▶ contraintes imposées dans ◀le▶ but ◀de▶ restreindre ◀la▶ liberté et ◀l’▶initiative individuelles, et ◀la▶ morale des sports anglais, morale qui veut former des hommes maîtres ◀d’▶eux-mêmes, c’est-à-dire libres. Et cela me semble ◀d’▶autant plus paradoxal que M. de Montherlant est justement un des premiers Français qui ait compris que ◀le▶ but du sport n’est pas ◀la▶ performance, mais ◀le▶ style et ◀la▶ méthode, c’est-à-dire ◀la▶ formation du caractère, en définitive.
Mais on peut oublier ◀la▶ partie doctrinaire ◀de▶ cette œuvre, elle ne lui est pas indispensable : « Ces simplifications valent ce que valent toutes ◀les▶ simplifications, qu’on ◀les▶ appelle ou non idées générales, et j’avoue bien volontiers qu’il n’est pas une opinion sur ◀le▶ monde à laquelle je ne préfère ◀le▶ monde ». Je préfère à ◀la▶ dogmatique ◀de▶ M. de Montherlant son admirable lyrisme ◀de▶ poète du stade.
En un style ◀d’▶une fermeté presque brutale parfois, un style ◀de▶ sportif, mais qu’on sent humaniste et poète, un style à la fois bref et chaud, imagé et réaliste, M. de Montherlant chante cette « violence ordonnée et calme » des « grands corps athlétiques ». Sur ◀le▶ stade au soleil se déploient ◀les▶ équipes, et ◀l’▶équipier Montherlant ◀les▶ contemple, ému ◀de▶ « cette ivresse qui naît ◀de▶ ◀l’▶ordre », et aussi parfois, ◀de▶ ◀la▶ pensée que « sur ces corps ◀de▶ ◀l’▶entre-deux-guerres, … cinq sur dix sont désignés… ».
Voici passer un coureur : « À peine a-t-il touché ◀la▶ piste ◀d’▶herbe, c’est une allégresse héroïque qu’infuse à son corps ◀la▶ douce matière. ◀L’▶air et ◀le▶ sol, dieux rivaux, se ◀le▶ disputent, et il oscille entre l’un et l’autre. Ainsi mon art, entre terre et ciel. Mais sa foulée, bondissante et posée, est pleine du désir ◀de▶ ◀l’▶air. Danse-t-il sur une musique que je n’entends pas ? » — Mais plus que ◀le▶ corps en mouvement, c’est ◀la▶ domination ◀de▶ ◀la▶ raison sur ce corps qui est exaltante, et c’est cette domination qui est ◀le▶ but véritable du sport. On accepte une règle ; on ◀l’▶assimile, à tel point qu’elle n’est plus une entrave à ◀la▶ violence animale déchaînée dans ◀le▶ corps du joueur à la vue de ◀la▶ prairie rase où rebondit un ballon. Si ◀l’▶on considère ◀la▶ vie sociale comme un jeu sérieux dont on respecte ◀les▶ règles, non plus comme une lutte sauvage et déloyale, ◀la▶ morale ◀d’▶équipe devient toute ◀la▶ morale, et ◀les▶ qualités indispensables au bon équipier deviennent ◀les▶ qualités du parfait citoyen : juste vision ◀de▶ ◀la▶ réalité, abnégation, sentiment du devoir ◀de▶ chacun envers ◀l’▶ensemble (Montherlant insiste plutôt sur ◀le▶ sentiment des hiérarchies que sur celui ◀de▶ ◀la▶ solidarité, comme bien ◀l’▶on pense). Enfin, enseignement plus général ◀de▶ ◀la▶ morale sportive : « ◀la▶ règle ◀de▶ rester en dedans ◀de▶ son action, application ◀de▶ ◀l’▶immense axiome formulé par Hésiode et qui gouverna ◀le▶ monde ancien : ◀La▶ moitié est plus grande que ◀le▶ tout ». ◀Le▶ sport comme un apprentissage ◀de▶ ◀la▶ vie : tout servira plus tard :
Ô garçons, il y a un brin du myrte civique tressé dans vos couronnes ◀de▶ laurier. Vous n’êtes pas couronnés ◀d’▶olivier.
◀La▶ main connaît ◀la▶ main dans ◀la▶ prise du témoin. ◀L’▶épaule connaît ◀l’▶épaule dans ◀le▶ talonnage du ballon. ◀Le▶ regard connaît ◀le▶ regard dans ◀la▶ course ◀d’▶équipe. ◀Le▶ cœur connaît ◀la▶ présence muette et sûre. Toutes ces choses ne se font pas en vain.
◀Le▶ chef se dresse entre ◀les▶ dix qui sont à lui. Il dit : « Je ne demande pas qu’on m’aime. Je demande qu’on me soit dévoué. » Ils disent : « Tu es notre capitaine. » Ces choses ne sont pas dites en vain.
Stades que parcourent ◀de▶ jeunes et purs courages, donnez-moi votre silence jusqu’à ◀l’▶heure. Que je taise votre mot ◀de▶ ralliement, paradis à ◀l’▶ombre des épées.
Rien ◀de▶ moins artificiellement moderne que ce lyrisme sobre et prenant : « Si ◀l’▶on s’échauffe, s’échauffer sur ◀de▶ ◀la▶ précision. » On évitera ainsi tout niais romantisme.
Je sais bien ce qu’on objectera : ◀le▶ sport ainsi compris, plus que ◀l’▶apprentissage ◀de▶ ◀la▶ vie, est ◀l’▶apprentissage ◀de▶ ◀la▶ guerre, dira-t-on. M. de Montherlant répondra : non, car ◀la▶ faiblesse est ◀le▶ péché capital pour ◀le▶ sportif. Or c’est ◀la▶ faiblesse « qui fait lever ◀la▶ haine ». « ◀La▶ faiblesse est mère du combat. »
C’est donc à un lacédémonisme renouvelé que nous conduirait cette « éthique du sport » tempérée ◀de▶ raison. Ce qu’on en peut retenir, c’est ◀la▶ méthode, car je crois qu’elle sert mieux ◀la▶ démocratie que ◀l’▶Église romaine, quoi qu’en pense M. de Montherlant. Et voici, ô paradoxe, qu’il rejoint Kant, Kant qui écrit : « C’est sur des maximes, non sur ◀la▶ discipline, qu’il faut fonder ◀la▶ conduite des jeunes gens : celle-ci empêche ◀les▶ abus, mais celles-là forment ◀l’▶esprit. » M. de Montherlant illustre sa propre pensée ◀de▶ cette citation ◀d’▶un dominicain : « Formez des jeunes filles assez fortes pour pouvoir tout lire, et il n’y aura plus besoin ◀de▶ roman catholique. »
C’est ce qu’on pourrait appeler une « morale constructive » : porter ◀l’▶effort sur ce qui doit être, et ce qui ne doit pas être tombera ◀de▶ soi-même. Ainsi ◀l’▶athlète à ◀l’▶entraînement ne s’épuise-t-il pas à combattre certaines faiblesses : il développe ses qualités, ◀le▶ reste s’arrange ◀de▶ soi-même.
M. de Montherlant, qui a quitté ◀le▶ stade, se rendra mieux compte à distance ◀de▶ ◀la▶ contradiction sur laquelle est bâtie son œuvre. ◀L’▶intéressant sera ◀de▶ voir ce qu’il sacrifiera, ◀de▶ ◀la▶ morale sportive ou ◀de▶ ◀la▶ morale jésuite.
Mais enfin, voici un homme, et non plus seulement un homme ◀de▶ lettres. Un homme en qui s’équilibrent déjà ◀l’▶enthousiasme ◀d’▶une jeunesse saine et ◀la▶ retenue ◀de▶ ◀l’▶âge mûr, cette « limitation » que lui ont enseigné ◀le▶ sport et ◀les▶ anciens. J’admets que ses « idées générales » ne vaillent rien2 ; sa morale virile nous est néanmoins plus proche que ◀la▶ sensualité vaguement chrétienne ◀de▶ tel autre écrivain catholique. Et son lyrisme, encore un peu brutal, il saura ◀le▶ dompter, et atteindre au classicisme véritable. Voici un constructeur, un entraîneur, et qui joue franc jeu. S’il faut lutter contre lui, nous savons qu’il observera ◀les▶ règles. Saluons-◀le▶ donc du salut des équipes avant ◀le▶ match : « En ◀l’▶honneur ◀d’▶Henry de Montherlant, hip, hip, hurrah ! »