(1947) Tapuscrits divers (1936-1947) « L’esprit totalitaire et les devoirs de la personne (mai 1938) » pp. 1-27

L’esprit totalitaire et les devoirs de la personne (mai 1938)b

On parle couramment d’État totalitaire depuis quelques années, et l’on a coutume de désigner ainsi l’Italie fasciste et surtout l’Allemagne nationale-socialiste. À quoi j’ajouterai, pour ma part, l’URSS stalinienne. Mais mon propos n’est pas de décrire ces États, et encore moins de les juger. En choisissant cette expression d’esprit, et non d’État totalitaire, j’ai eu en vue quelque chose de plus vaste que les faits proprement politiques. Quelque chose qui n’est pas limité aux frontières des trois grandes dictatures mais qui nous concerne nous aussi, à l’intérieur de nos démocraties occidentales. L’esprit totalitaire n’est pas lié aux seuls régimes qui s’en réclament ouvertement. Dès maintenant, il agit parmi nous. Sous forme de menace en premier lieu. Mais aussi, j’en suis persuadé, sous la forme d’une tentation, plus ou moins inconsciente ou honteuse, généralement inavouée, mais assez puissante déjà pour que je n’aie pas à redouter de parler ici de choses tout étrangères à vos intimes préoccupations.

Une menace et une tentation : c’est cela que représente l’esprit totalitaire, pour nous, ici et maintenant. Et c’est à cause de cela qu’il n’est pas vain que l’on en parle.

Je sais : — On en a trop parlé déjà, penseront certains, et je les comprends dans une certaine mesure. Nous sommes las de nous indigner. Les pires excès nous trouvent de plus en plus indifférents. Et les coups de force périodiques des dictateurs, on dirait presque que nous les attendons avec une sorte d’impatience sourde, comme les péripéties d’un roman d’aventures. Nos pensées imitent ces oiseaux qui vont se percher de préférence sur les bras de l’épouvantail, ou pour moderniser l’image, sur la gueule d’un canon chargé. Fatigués de dénonciations inefficaces, lassés par la grandiloquence d’un certain humanitarisme, plusieurs d’entre nous réagissent par un optimisme curieux. Après tout, nous disent-ils, tout n’est pas mal dans ces régimes. On a rétabli l’ordre, les trains partent à l’heure, les ouvriers ont du travail, etc. D’autres s’efforcent de nous persuader — ou de se persuader à eux-mêmes — que le phénomène n’est pas si grave. Un trouvait encore à Berlin, il y a deux ans, des bourgeois qui vous affirmaient que le régime national-socialiste n’en avait plus que pour quelques mois. Et je citerai enfin cette opinion d’un des plus grands historiens de l’Europe qui me disait un jour ici même : vous avez tort d’attribuer tant d’importance doctrinale à des régimes qui ne sont en fait que les phénomènes anormaux, puisqu’ils sont le fait d’usurpateurs, de bandes d’individus armés s’emparant du pouvoir sans légitimité.

Je sais tout cela. Je sais que la propagande antifasciste, ou anticommuniste pareillement, se met au service d’intérêts que nous n’avons pas envie de voir triompher. Je sais que tout n’est pas mal, de ce qui s’est fait là-bas, loin de là. Je tiendrai compte de toutes ces objections.

Auparavant, je tiens à préciser la perspective de ma pensée. Je ne suis membre d’aucun parti. Je ne suis ni de gauche ni de droite. Je ne vous parle pas de politique, et je compte bien que mes propos ne flatteront aucun des délires qui se partagent l’opinion publique. Je considère l’esprit totalitaire comme un grand mouvement historique, comme une vague religieuse et mystique, telle qu’il en est passé déjà sur notre Europe, mais celle-ci est la plus puissante. Le Moyen Âge fut une période collectiviste, qui dura de l’Empire carolingien jusqu’au début de la Renaissance, c’est à dire environ 600 ans. De la Renaissance jusqu’à la guerre de 1914, il y eut une période sinon d’individualisme réel, du moins d’ambition individualiste, et elle dura environ ans. Ce second cycle est en voie de s’accomplir, et nous assistons aujourd’hui aux prodromes d’une troisième période, retour en force du collectivisme, aggravé de moyens techniques dont le Moyen Âge n’avait aucune idée.

C’est là le phénomène que je vous invite à envisager maintenant.

Envisager, c’est voir en face, et voir de près. Or il nous est très difficile d’envisager la menace totalitaire, pour cette raison qu’entre elle et nous, se dressent les écrans de l’esprit partisan.

Depuis vingt ans, le monde s’épuise à discuter de faux problèmes, des problèmes qui ne sont pas urgents ni décisifs, et qui masquent la vraie menace. Mais plus je vais, moins j’accorde d’importance aux doctrines et aux intérêts qui se heurtent dans les discussions. Capitalisme ou socialisme, par exemple. Ou encore : droite et gauche. Communisme ou fascisme. Au regard du phénomène profond, du vaste soulèvement de passions obscures que représente l’esprit totalitaire, il me semble que tous ces problèmes, que l’on tient pour les plus brûlants, sont apparence et camouflage.

Je ne le dis pas pour le mauvais plaisir de faire du paradoxe et de déconcerter. Je le dis parce que l’histoire la plus récente, celle que nous sommes en train de vivre, nous porte à ressentir déjà la vanité de nos partis pris sociaux et politiques. Je le dis parce que je suis frappé par la constatation que voici : Que vous preniez par la gauche ou par la droite, que vous fassiez une révolution avec des troupes fascistes ou au contraire socialistes, que vous mettiez tout votre espoir dans le Führer ou au contraire dans le Père des peuples — c’est le nom que se fait donner Staline — vous aboutirez finalement à un seul et même résultat, c’est-à-dire à une dictature qui n’est ni socialiste ni capitaliste — encore qu’il y ait des différences d’accent — , mais qui est la fois les deux choses, qui est une synthèse brutale des deux systèmes, synthèse dominée et orientée par l’idée de puissance militaire. Je me réserve d’en donner quelques preuves. Certes, les partisans de droite et de gauche ont d’excellentes raisons de contester l’identité profonde du stalinisme et du fascisme. Mais ce sont des raisons de propagande, pieux mensonges et mensonges sacrés. Pour qui veut s’en tenir aux faits, aux réalisations tangibles, tous les prétextes invoqués officiellement par les hommes de gauche ou de droite qui ont conduit telle ou telle révolution, tous ces prétextes s’évaporent comme des nuées. Que l’on exerce la dictature totalitaire au nom de la race ou au nom d’une classe, il n’en reste pas moins qu’en fait, on exerce la dictature. Or la dictature a ses lois, elle se développe sans nul souci des idéologies opportunistes qui ont pu servir à l’établir. Elle a sa mécanique propre, et qui broie tout, idées et hommes, et qui coule tout dans le même gabarit. Il n’y a pas trente-six moyens pratiques de maintenir l’ordre dictatorial. Il n’y en a qu’un, et c’est la tyrannie de la police et de l’armée. Que l’esprit et l’humanité soient brimés et persécutés par des policiers rouges ou bruns, je ne vois pas que cela fasse une différence telle qu’il y ait lieu de s’exciter pour l’une de ces méthodes contre l’autre. La maladie est bien la même dans les deux cas. Or si je constate chez un malade une pneumonie, la question que je me pose, c’est de savoir comment on pourrait la guérir, et non si le malheureux l’a contractée au sortir d’un meeting communiste, fasciste ou même antifasciste.

Je laisserai donc carrément de côté la question à mes yeux insoluble, et au surplus sans intérêt urgent, de savoir si le mal en question est une pneumonie raciste ou marxiste. Le vrai dilemme n’est pas là. Le vrai dilemme est entre la maladie et la santé, entre la mort et la vie du patient, et pour revenir au fait présent, entre l’esprit totalitaire d’où qu’il provienne, et l’esprit de liberté qui s’y oppose, et que j’aurai à définir.

Considérons maintenant la maladie. Et tout d’abord essayons de voir ce qui a bien pu prédisposer l’Europe à la gagner.

Dans un ouvrage récent, j’ai tenté de montrer que les excès de l’individualisme en politique et en morale ont fini par détruire dans notre civilisation, toute espèce de commune mesure. Voici ce que j’entends par ce terme.

Toutes les grandes civilisations se sont faites autour d’un principe qui était commun à tous les ordres d’activité sociale ou personnelle. C’était ce principe, et lui seul, qui donnait un sens aux actions, qui permettait de les juger grandes ou basses, qui était l’étalon idéal et la mesure de toutes choses. Je ne dis pas qu’il triomphait toujours, mais tout le monde s’y rapportait spontanément. La justice jugeait en son nom, la guerre se faisait en son nom, la culture et l’art l’illustraient, la politique le maintenait. Ainsi la loi chez les anciens Hébreux ; l’idée le l’homme dans la cité, mesure de toutes choses, chez les Grecs ; l’idéal impérial à Rome ; la foi chrétienne au Moyen Âge.

L’ère moderne a tenté de remplacer tout cela par l’idée de progrès matériel, et pratiquement, par le culte de l’argent. Évidemment, on ne disait pas la chose si crûment. On invoquait les grands principes, et cette chose vague qu’on nomme le sens commun. Une des maximes fondamentales de l’individualiste du xix e, c’était : chacun pour soi et Dieu pour tous. Et comme on ne croyait plus en Dieu, cela revenait à dire : chacun pour soi. Cela revenait à pratiquer la morale de la concurrence, sans frein légal, sans scrupule du prochain. Et comme il fallait bien, tout de même, que la cité soit gouvernée, on s’en remettait l’État, providence hargneuse et abstraite, quitte à payer le moins d’impôts possible. Mais un cadre administratif et une poussière d’individus, cela ne fait pas une société vivante. Chacun tirant de son côté, sans souci de l’idéal commun, on en vient à un stade de division sociale sans précédent, je crois, dans toute l’histoire. Le monde des affaires avait sa loi, qui contredisait totalement la morale de la vie privée. Le monde de la culture vivait sur des principes qui n’avaient plus aucun rapport ni avec la morale des affaires ni avec celle des philistins, ni avec celle du christianisme subsistant. De plus, la société se divisait en classes, que se disputaient à leur tour les partis, et l’intérêt de la classe ou du parti primait partout le bien commun. Seul, le respect quasi religieux de l’argent constituait encore un lieu commun. On n’en parlait d’ailleurs qu’avec pudeur, comme de tout ce que l’on tient pour sacré.

Mais vint la guerre, et vint la crise économique. Le dernier lien sacré, l’argent, venait à se défaire. Le capital et le travail se tournèrent alors vers l’État, or l’État était en faillite. Où était donc la société ? Sur quelles valeurs, sur quelles mesures, sur quel principe pouvait-on désormais bâtir et vivre ? Il semblait que la société des hommes fut retournée à la poussière originelle, selon la prophétie biblique. Alors le désespoir, l’angoisse, et la misère matérielle, devinrent les seules réalités humaines vraiment communes à tous les hommes. Pour les uns, elles étaient déjà là, installées au foyer et dans toutes les pensées ; pour les autres, elles se tenaient à la porte. On ne pouvait plus, on ne devait plus penser qu’à cela. C’était la seule question sérieuse.

Or dans toutes les périodes historiques où la société se défait, l’on assiste au même phénomène. Les individus isolés sont envahis par une vague angoisse, et de l’angoisse naît un appel confus à une nouvelle religion. Car la religion en général, c’est ce qui relie les hommes à quelque dieu dont la loi fonde la commune mesure. Point de société, point de communauté sans religion ; et à l’inverse dès que paraît une religion, une société se reforme autour d’elle. Je n’insiste pas sur ces données élémentaires qui ne sont plus contestées par aucun sociologue, fût-il le plus obtus rationaliste.

Dans l’état d’atomisation où se trouvait la société moderne, il était aisé de prévoir qu’un formidable appel religieux se ferait jour. Et c’est précisément ce qui s’est produit, c’est l’appel religieux des peuples qu’ont su deviner et exalter les dictateurs, c’est à lui qu’ils ont répondu. Puisque les hommes ne croyaient plus en Dieu, puisque l’Argent les trahissait, il fallait trouver autre chose. On leur offrit une religion qui se présenta d’abord comme celle d’une classe, puis d’une race, et finalement de la nation armée.

J’insisterai fortement sur ce point : il ne s’agissait pas de politique, au sens étroit et partisan du terme. Certes, le détail de l’opération ressort évidemment de l’analyse politique, et plus encore de l’analyse économique, mais la cause déterminante du foudroyant succès des dictatures n’est pas du tout dans telle ou telle manœuvre, dans telle tactique ou telle doctrine opportuniste. Elle est dans l’appel religieux que les dictateurs ont su deviner et qu’ils ont voulu satisfaire. L’esprit totalitaire est né d’une angoisse dont la vraie nature est en fin le compte religieuse.

Cette vue très générale, et peut-être nouvelle, n’est pas de la pure poésie, quoi qu’en pensent les esprits réalistes. Je vais vous lire un court passage l’une lettre que j’ai reçue tout récemment d’Allemagne. Elle est d’un jeune national-socialiste dont je ne connais d’ailleurs que le nom et l’écriture, et qui a lu par hasard mon Journal d’un intellectuel en chômage . Il entreprend de justifier le régime qu’il sert. Il m’explique tout d’abord que ce régime est né de la pauvreté et du malheur de son pays, ce qui est très juste. Et il ajoute :

Mais la pauvreté ou le malheur ne peuvent expliquer que des phénomènes extérieurs. La raison profonde d’un mouvement comme le nôtre est irrationnelle. Nous voulions croire à quelque chose, nous voulions vivre pour quelque chose. Nous avons été reconnaissants à celui qui nous apportait cette possibilité de croire. Le christianisme, probablement par la faute de ses ministres, ne satisfait plus depuis bien longtemps au besoin de croire de la majorité du peuple. Nous voulons croire à la mission du peuple allemand. Nous voulons croire à l’immortalité du peuple (un arbre dont nous ne sommes que les feuilles qui tombent à chaque génération) et peut-être réussirons-nous à y croire.

Je m’en voudrais de commenter ce document.

Ruine des croyances communes, carence du christianisme, appel irrationnel à de nouvelles raisons de vivre, volonté angoissée de croire à la première réalité qui se présente — la nation — , on ne peut pas exprimer d’une manière plus précise et ramassée la nature proprement religieuse du phénomène totalitaire. Tout le reste est littérature, et dans ce reste, je place pêle-mêle les passions partisanes de gauche et de droite, les intérêts de classe, les programmes des partis, bref toutes les fariboles chères à nos réalistes, et qui passionnent encore notre opinion. Un témoignage tel que celui que je viens de vous lire rejette tout cela, selon les termes du jeune nazi, dans les « phénomènes extérieurs », c’est-à-dire dans le domaine de cette énorme mystification qu’est la politique pour les masses.

D’ailleurs, ce caractère de religion au sens le plus élémentaire du terme qu’ont pris les grands mouvements totalitaires, et qui les rend si contagieux, les dictateurs eux-mêmes l’ont proclamé. Voici ce qu’écrit Mussolini dans l’Encyclopédie fasciste :

Le fascisme est une conception religieuse… Si le fascisme n’était pas une foi, comment donnerait-il le stoïcisme et le courage à ses adeptes ? On ne peut rien accomplir de grand sinon dans un état d’amoureuse passion, de mysticisme religieux.

Et le Credo du Balilla, récité par tous les enfants italiens, contient cet article édifiant :

Je crois en notre Saint-Père le Fascisme.

Au congrès de Nuremberg en 1935, Hitler s’écrie :

Vous avez été cette garde qui jadis m’a suivi d’un cœur croyant. Vous avez été les premiers qui ont cru en moi… Ce n’est pas l’intelligence coupant les cheveux en quatre qui a tiré l’Allemagne de sa détresse, mais votre foi… Pourquoi sommes-nous ici ? Par ordre ? Non… parce qu’une voix intérieure vous l’a dicté, parce que vous croyez en votre mouvement et en ses chefs. Seule la force de l’idéalisme a pu accomplir cela… La raison vous eût déconseillé de venir à moi, et seule la foi vous l’a commandé.

Foi en qui ? Croyance en quoi ? C’est très simple : foi au chef qui est l’incarnation du destin immortel de la nation.

M. Goebbels s’adresse à son Führer dans le langage même du piétisme :

Dans notre profond désespoir, s’écrie-t-il, nous avons trouvé en vous celui qui montre le chemin de la foi. Vous avez été pour nous l’accomplissement d’un mystérieux désir.

Et je lis ailleurs, sous la même plume :

La foi dans le Führer est entourée, on pourrait presque dire, d’une mystique mystérieuse et énigmatique.

Un autre chef du parti va plus loin :

La volonté du Führer, écrit-il, est est effectivement la volonté de Dieu.

Et M. Goering déclarait à l’envoyé d’un quotidien anglais :

De même que les catholiques considèrent le pape comme infaillible dans toutes les questions de religion et de morale, de même nous croyons avec la même conviction profonde que le Führer est infaillible dans toutes les matières qui concernent les intérêts sociaux et moraux du peuple.

« Il a toujours eu raison et il a ira toujours raison », dit Rudolf Hess. De même les Balillas récitent : « Mussolini a toujours raison. Je crois au génie du Duce. »

Et si maintenant nous passons en Russie, nous entendrons et nous lirons partout : « Staline a toujours raison. » Nous lirons les poèmes à la gloire du Père les peuples — le tsar n’était que le Petit Père — , poèmes où il est affirmé que la pluie ne féconde les champs que par la volonté du seul Staline. D’autres lyriques lui attribuent la charge vraiment écrasante de faire lever le soleil chaque matin, et de favoriser les naissances. Il est vrai que ces poètes sont du Midi de la Russie… Mais il est vrai aussi que le programme de Lénine supposait l’extinction de la superstition, et non pas sa publication en première page de la Pravda. Là encore, la logique totalitaire a balayé tous les principes. Il faut une religion pour le bon peuple.

Je borne ici mes citations. Aussi bien, certains d’entre vous sont-ils sans doute en train de se dire : après tout, il ne s’agit là que de façons de parler, et d’exagérations lyriques. Tout cela, ce sont des trucs de propagande, des phénomènes épisodiques.

Je l’ai longtemps cru moi-même. Je l’ai cru jusqu’au jour où à Francfort, en 1936, j’ai assisté à un discours d’Hitler. Permettez-moi de vous lire une page que j’envoyai le lendemain même à une revue française, sous le coup de la révélation qu’avait été pour moi cette cérémoniec.

 

Le caractère sacral et quasi liturgique de pareilles fêtes se trouve d’ailleurs curieusement confirmé par l’inconscience des participants. Si vous dites à un hitlérien qu’il adore son Führer comme un dieu, il protestera énergiquement. Il vous affirmera peut-être même qu’il est chrétien, à condition toutefois que l’on débarrasse le christianisme de ses éléments judaïques. Et il sera sans aucun doute sincère. Mais cela n’est contradictoire qu’en apparence. La foi la plus profonde n’est pas toujours la plus consciente, et ce n’est pas toujours celle qu’on avoue et qu’on professe des lèvres. Si je puis affirmer que le national-socialisme, le fascisme et le stalinisme sont en réalité des religions ; que les chefs de ces mouvements sont en réalité divinisés, et que l’État ou la nation sont le contenu réel de ces cultes nouveaux, ce n’est pas seulement sur la base des textes que je vous citais tout à l’heure. J’ai des raisons plus péremptoires de le penser. Et je vais vous en donner deux.

La première, c’est que la croyance réelle d’un homme est définie d’une part par la nature des sacrifices qu’il consent, d’autre part par la nature les actes ou des paroles qu’il considère comme sacrilèges. Or nous voyons que dans les dictatures, il est permis le blasphémer le Christ, mais il n’est pas permis d’élever ne fût-ce qu’une critique polie à l’endroit de la personne du Chef. Au Moyen Âge, on rendait la justice au nom de l’Église. Dans les pays totalitaires, on la rend au nom de la nation, ou ce qui revient au même, au nom du peuple. Or le dieu qu’on révère, ce n’est point celui qu’on nomme des lèvres Dieu, mais c’est celui que l’on sert dans la réalité. C’est celui dont la volonté définit le bien et le mal. Et nous voyons que le bien et le mal, dans les régimes totalitaires, ne sont plus définis officiellement par les principes du droit ou de la morale, et encore moins par ceux de la religion chrétienne, mais bien par l’intérêt de la nation. On le tolère dans la mesure où il peut lui rendre service. « Pour le fascisme, écrit Mussolini, l’État est l’absolu. » Voilà qui est clair. Quant au catholicisme, on le « respectera » dans la mesure où il fait partie du folklore italien et des bons vieux usages. Jugez plutôt : « Le fascisme, dit encore le Duce, respecte le Dieu des ascètes, des saints et des héros, et même le Dieu que voit et prie le cœur ingénu et primitif du peuple. » Pareillement, les régimes allemand et russe proclament dans leurs lois la liberté de tous les cultes, en précisant seulement que la pratique du christianisme ne doit gêner en rien les droits absolus de l’État. C’est-à-dire qu’en réalité, on a le droit d’être chrétien à condition que cela ne se voie pas, que cela n’entraîne aucun acte, que cela reste un rêve intérieur, une chose privée, Privatsache ou comme le dit si plaisamment Mussolini : une illusion « d’usage interne pour les cœurs ingénus et primitifs ».

Mon second argument, c’est que les régimes en apparence aussi hostiles les uns aux autres que le fascisme et le communisme, ont tout de même su se trouver un adversaire commun, et cela comme par hasard, dans le plan religieux. Cet adversaire n’est autre que le christianisme. Pour les Soviets, la chose est claire. Pour les régimes fascistes, vous m’accorderez sans doute qu’elle commence à devenir non moins claire. Je n’ai pas à insister ici sur des faits de persécution que chacun connaît. Je me bornerai à noter que là encore, la logique totalitaire est sans défaut et sans pardon : on ne saurait tolérer une religion qui est au-dessus des nations et des classes dans un État qui se donne pour l’absolu, et qui se fonde sur une race ou une classe.

Certes, les communistes ont jugé opportun d’inaugurer il y a deux ans une politique de « main tendue » aux catholiques. Mais cette hypocrisie est par trop éclatante. Il s’agit d’une alliance tactique, c’est-à-dire d’une manœuvre absolument antichrétienne par sa nature et j’ajouterai blasphématoire. « Les athées que nous sommes te tendent la main, catholique », ai-je entendu prononcer par Duclos, leader communiste français. C’est autant dire qu’on tient la foi du catholique pour nulle et sans effets pratiques. Car voici le dilemme inévitable : ou bien l’on croit, ou bien l’on ne croit pas. Si l’on croit, on ne tend pas la main, on entre dans l’Église. Si l’on ne croit pas, l’acte de tendre la main signifie simplement : je te pardonne cette faiblesse bizarre mais après tout sans conséquence. Je veux bien croire qu’elle ne t’empêchera pas de collaborer au dessein de l’incroyance. Mais prenons garde ! L’incroyance consciente n’a jamais pu tendre la main à la vraie foi, à la foi militante et missionnaire. L’incroyance fameuse des Juifs n’a pas tendu la main au Christ, mais elle l’a crucifié. Et elle l’a crucifié dès l’instant où elle a compris que le Christ refusait de servir ses desseins, et de se laisser couronner roi. Voilà la situation réelle et éternelle, et dans le fond de notre cœur, nous savons bien que c’est encore la nôtre.

Quant à la protection qu’Hitler entend accorder aux chrétiens, à ces pauvres chrétiens persécutés par les ignobles bolchévistes, il est un homme qui vous en parlerait mieux que moi, qui vous en parlerait en pleine connaissance de cause, un homme qui vit en prison et dont l’exemple sauvera l’honneur de notre époque : c’est le pasteur Martin Niemöller, « incarcéré pour fait de christianisme » comme l’écrivait l’autre jour Paul Claudel.

L’esprit totalitaire, religion de la nation, tel est le fait qui domine le xx e siècle. Une religion de la nation déifiée. À condition que l’on prenne ces mots dans leur sens littéral et virulent, non par image — vraiment c’est une religion, et vraiment la nation a pris la place de Dieu. Je ne connais pas de définition plus simple, plus complète, ni moins discutable à mes yeux, du phénomène totalitaire. Elle a le mérite d’embrasser la réalité profonde et inavouée des trois régimes dictatoriaux, en même temps qu’elle explique leurs ressemblances, et qu’elle donne la clé de leur tactique. D’autre part elle réduit à leurs vraies proportions les doctrines officielles de ces régimes. On voit enfin que s’ils ont triomphé, ce n’est pas au marxisme de Lénine, au machiavélisme du Duce, ou au programme hétéroclite du Führer qu’ils le doivent. Mais bien à une poussée religieuse, inconsciente et désordonnée, que ces doctrines ont su capter et mettre au pas, jusqu’au moment où le pouvoir a été pris. Hitler écrivait dans Mein Kampf :

Dans sa grande majorité, le peuple se trouve dans une disposition et un état d’esprit à tel point féminins que ses opinions et ses actes sont déterminés beaucoup plus par l’impression produite sur les sens que par la pure réflexion. La masse… est peu accessible aux idées abstraites. Par contre, on l’empoignera plus facilement dans le domaine des sentiments… Quiconque veut gagner la masse doit connaître la clé qui ouvre la porte de son cœur. Dans tous les temps, la force qui a mis en mouvement sur cette terre les révolutions les plus violentes a résidé bien moins dans la proclamation d’une idée scientifique qui s’emparait des foules que dans un fanatisme animateur et dans une véritable hystérie qui les emballait follement.

Maintenant, je n’ignore pas qu’on a donné d’innombrables définitions politiques, économiques, sociologiques, des régimes totalitaires. Elles sont parfois contradictoires, souvent discutables, toujours aisément réversibles. Je ne nie pas leur intérêt, mais il demeure secondaire par rapport au fait religieux fondamental.

Il est juste, par exemple, de remarquer que le bolchévisme s’est appuyé sur les ouvriers de Pétrograd, tandis que les deux fascismes ont cherché leurs appuis dans la petite bourgeoisie et dans le grand capital. Cela fait, au départ, une différence considérable. Mais il est d’autant plus frappant de voir qu’à l’arrivée, cette contradiction s’évanouit. Les nationalistes allemands insistent de plus en plus sur leur socialisme, et les socialistes russes, sur leur nationalisme. Songez que l’industrie lourde allemande est en voie d’étatisation, ce qui représente un processus socialiste. Et songez, d’autre part, que les sujets du Père des peuples subissent l’interdiction de quitter la Russie sous peine de mort, ce qui est une très curieuse manière de concevoir l’internationale… Songez que la bourgeoisie allemande se plaint de perdre tous ses privilèges, paye des impôts qui équivalent à une confiscation de capital, et gémit qu’on ne fait rien pour elle et qu’on ne s’occupe que des ouvriers. Songez aussi que le but du Service de travail est d’effacer les différences de classes. Celui qui présenterait un tel programme chez nous serait immédiatement traité de bolchéviste. Ce serait d’ailleurs une grosse erreur, un effort actuel de Staline est dirigé exactement dans le sens contraire, comme le démontre sa politique des salaires. Voici des chiffres que j’emprunte à l’ouvrage tout récent d’un communiste français orthodoxe :

 

Salaire mensuel d’une bonne à tout faire en URSS 80 roubles
Salaire d’un manœuvre 120 roubles
Salaire d’un ouvrier qualifié 240 roubles
Salaire d’un ouvrier stakhanoviste 800 à 1200 roubles
Salaire d’un écrivain !!!! 10 000 roubles
Salaire d’un cinéaste en vogue 15 000 roubles

 

Ainsi un ouvrier qualifié gagne trois fois plus qu’une bonne, un stakhanoviste (ouvrier-champion) 5 fois plus qu’un ouvrier qualifié ; un écrivain 10 fois plus qu’un stakhanoviste et 50 fois plus qu’un ouvrier ordinaire. Je répète que j’extrais ces chiffres d’un ouvrage entièrement favorable à Staline.

Il résulterait de ces données que les gens de droite devraient appuyer Staline et combattre Hitler, si c’était au nom de la raison et de leurs intérêts qu’ils jugeaient. Mais on sait bien qu’il n’en est rien. Ils préféreront se faire socialistes avec Hitler, et critiquer le capitalisme de Staline. Il en va de même, bien entendu, pour les gens de gauche, encore qu’il soit juste de marquer qu’ils se méfient plus de Staline que les droites ne se méfient d’Hitler. Dans les deux cas, ces partisans sont les victimes d’idéologies de façades, sans grands rapports avec les phénomènes réels, mais qui ont le don de les rassurer d’une manière toute sentimentale. Il n’y a pas de pires utopistes, dans notre monde présent, que les hommes de partis.

On dit aussi : le communisme nivelle tout, tandis que le fascisme crée les hiérarchies. C’était peut-être vrai il y a vingt ans. Mais je viens de vous rappeler que le but des camps de travail est proprement de niveler les classes, et que la raison des formidables différences de salaires en Russie est au contraire de constituer des « cadres dirigeants » — car on ne dit pas des classes — entièrement dévoués au chef ».

On dit encore : Hitler est le rempart qui protège l’Europe contre la barbarie des bolchéviques. Il a sauvé notre culture. Mais on pourrait soutenir, preuves en main, la thèse inverse. Hitler va supprimer les universités, tandis que l’URSS les multiplie. Hitler décourage les études, tandis que l’URSS y pousse de toutes ses forces, etc., etc.

Je n’insiste pas, encore qu’il soit aisé de faire cent remarques analogues en ce qui concerne le statut des ouvriers, de l’industrie, de l’armée, et de la pensée libre, dans les régimes communistes et fascistes, mais tout cela, je le répète, est secondaire. Si l’on s’interroge honnêtement, on s’aperçoit que ce n’est pas cela qui compte. Je suis certain que vous avez tous vos préférences, même si vous rejetez le fascisme autant que le communisme, en théorie. Si vous étiez forcé de choisir, vous choisiriez. Le feriez-vous après enquête approfondie sur la réalité des deux régimes ? Ou simplement, choisiriez-vous selon vos partis pris secrets ? Je ne puis que laisser cette question ouverte. Ce qui est clair, c’est que les gens qui se passionnent pour Hitler contre Staline, ou l’inverse, ne le font pas sur la base d’une connaissance des faits. Ils le font au contraire sur la base d’une furieuse ignorance du réel. Ils ont entendu dire, ils ont lu un article… les rentes baissent… les salaires sont trop faibles… la presse excite de vagues paniques… et l’on choisit ! Si par hasard on voulait vérifier son parti pris en le confrontant avec les faits, un verrait qu’il faut se livrer à des recherches techniques au cours desquelles toute espèce de passion s’évanouirait. Mais dans le fond, c’est la passion qu’on aime, et non la froide vérité. Il est commode et agréable de traiter de fasciste ou de communiste le Monsieur dont la tête ne vous revient pas, et cette injure est d’autant plus facile qu’on ignore davantage de quoi on parle. Ensuite, à supposer qu’on aboutisse à relever des différences réelles entre les deux régimes — et on le peut — , il faut avouer que ces différences s’atténuent de mois en mois. Ce qui apparaît alors derrière le camouflage des nuées doctrinales et l’enchevêtrement des détails historiques, c’est le visage unique du totalitarisme, monumental et pétrifié, l’immense idole de la nation armée, encensée par des foules en rang, dans une hystérie solennelle, dans cette espèce d’horreur sacrée qui annonce les sacrifices humains.

Il faut ici que je dise deux mots au sujet d’une certaine naïveté que j’observe quotidiennement dans la bourgeoisie libérale, de droite ou de gauche d’ailleurs.

Il est des gens qui viennent m’objecter : tout ce que vous dites est peut-être bien vrai, mais après tout, ces régimes-là n’ont-ils pas fait d’excellentes choses ? Prétendez-vous qu’il n’y ait rien à prendre chez eux ?

Vous ne pouvez pas nier, me dit cet homme de droite, qu’Hitler n’ait rétabli l’ordre en Allemagne. Il fait régner la paix sociale. Il y avait 6 millions de chômeurs en 1933, il n’y en a plus que 1 200 000d. La dignité de la nation est rétablie, et nous voici sauvés du communisme. — Même couplet au sujet de l’Italie, où les trains, comme on sait, partent à l’heure.

Et ne voyez-vous pas, me dit cet homme de gauche, que Staline a repris l’œuvre de Pierre le Grand, qu’il a fait de la Russie une grande nation, que les ouvriers s’y sentent chez eux, et mettent dans l’URSS tout leur espoir, qu’elle protège les démocraties menacées par le péril fasciste, et qu’elle fait mieux que l’Amérique ?

C’est ainsi que les uns et les autres apportent leur petite contribution à l’effort de la propagande totalitaire dans nos pays. Ils le font sans malice, et au nom du bon sens. Ils se rappellent cette bonne vieille femme qui portait pieusement son petit fagot au bûcher du supplice de Jean Huss : ce que voyant, le martyr prononça O sanctas simplicitas !

Oui, réellement, il faut une sainte simplicité pour croire encore qu’on puisse détacher telle ou telle pièce de ces régimes pour l’admirer isolément. Les libéraux qui parlent ainsi ignorent sereinement de quoi ils parlent. Ils ignorent tout bonnement le sens du mot totalitaire. Ils ne voient pas que l’esprit totalitaire est la condamnation radicale et brutale de l’esprit libéral au nom duquel ils admirent ceci ou cela, pris à part, tout en n’acceptant pas l’ensemble. C’est une effrayante ironie sur le libéralisme impénitent, que cette manière libérale d’admirer les totalitaires. Comme si le mot totalitaire ne signifiait pas justement que tout se tient e dans ces régimes, et que rien ne peut en être détaché, sous peine de perdre toute espèce de sens ! Croyez-vous que Mussolini ait fait une révolution dans l’intention philanthropique de faire partir les trains à l’heure ? Croyez-vous que l’ordre social que vous admirez en Allemagne puisse être obtenu à bas prix, par des méthodes libérales ? Ne voit-on pas que cet ordre est simplement la suppression brutale et militaire de toute expression libre des vrais antagonismes ? Ne voit-on pas que la paix sociale est obtenue là-bas par l’écrasement des faibles ? Ne voit-on pas que l’unanimité des ouvriers en URSS résulte de la suppression brutale des syndicats et de la dictature des bureaucrates ? Ne voit-on pas enfin que ce qui importe aux dictateurs, ce n’est pas telle mesure en soi, mais au contraire le sens qu’elle prend par rapport au mouvement total, à la religion de la nation armée ?

Mais revenons à des choses plus sérieuses. Voyons à quoi tendent, pratiquement, l’ambition des totalitaires, et leur nouvelle religion étatique.

Vous savez qu’en Russie comme en Allemagne, l’éducation de la jeunesse consiste à supprimer chez elle toute espèce de conflits moraux, sentimentaux ou spirituels. Les conflits intérieurs, le tragique privé, les problèmes individuels, c’est un manque à gagner pour l’État, c’est de l’énergie perdue pour l’armée nationale. Un Nietzsche ou un Dostoïevski seraient de très mauvais SA, de très mauvais stakhanovistes, des hommes que leurs soucis privés empêcheraient de marcher bien au pas. Il s’agit donc de former une jeunesse en qui le sens de la discipline remplace le sens de l’intime réflexion. Un développera, bien entendu, les qualités d’initiative, mais seulement dans le cadre étatique. Lorsque les Russes ou les nazis parlent d’initiative individuelle, il faut entendre qu’il s’agit d’aptitudes proprement militaires, telles qu’en exige la guerre moderne. C’est ainsi, par le sport et la morale d’État, qu’on est en train de fabriquer une jeunesse sans problèmes intimes, une saine jeunesse toute délivrée des miasmes de l’intelligence et de la culture bourgeoise, une jeunesse qui possède dans un corps sain aussi peu d’esprit que possible.

Or, comme les hommes ne peuvent pas vivre sans passion, et que la passion individuelle est condamnée, il s’agit de reporter tous les conflits et les passions à l’échelle de la seule nation. Tel est le sens du totalitarisme : c’est la nation totale qui est seule dotée de qualités individuelles, d’initiative réelle, de liberté et de responsabilité morale.

Quand le Führer réclame la liberté pour les Allemands, cela ne signifie pas du tout qu’il est devenu subitement démocrate. La liberté, dans son esprit, est un attribut de la nation, et non pas des individus. Elle suppose même le renoncement aux libertés individuelles. Elle consiste, par exemple, dans le droit d’annexer l’Autriche ou de réarmer en dépit des traités.

Ainsi, toutes les qualités et tous les vices que l’intérêt de l’État ou la morale interdisent aux particuliers, sont reportées sur la nation divinisée et deviennent son apanage. La nation étant Dieu a tous les droits. Sa volonté seule définit ce qui est le bien et ce qui est le mal. Voici un paragraphe tiré de Mein Kampf qui le confirme sans équivoque :

Telle solution sera-t-elle avantageuse pour notre peuple, actuellement ou dans l’avenir, ou lui causera-t-elle un dommage ? Voilà la seule opinion qui compte.

Il s’agit donc d’« éliminer impitoyablement toute considération de politique de partis, de religion, d’humanité, bref toutes autres considérations quelles qu’elles soient… » Ce sont les propres termes du Führer, je le répète.

Dès lors, tout ce que morale et religion condamnent dans la vie d’un particulier devient le devoir sacré de la nation : l’orgueil est glorifié, quand il est national, les attitudes provocantes sont de règle, en tant que nation, ou le droit de se faire valoir comme le plus grossier nouveau riche. Les vantardises les plus puériles deviennent le thème des discours officiels : c’est moi le plus grand, le plus riche, le plus nombreux, le plus infaillible des peuples. La nation des totalitaires se comporte exactement corme les « bandits d’honneur » de la Corse. Elle a la même « morale », si l’on peut dire, et les mêmes susceptibilités. De plus, elle a toujours raison puisqu’elle est sainte, puisqu’elle est divine.

Une conclusion se dégage, claire et nette, des écrits des grands chefs et de leurs actes récents : la morale totalitaire inaugure dans notre histoire le règne du butor armé.

Que cela satisfasse les instincts d’un certain nombre de nos contemporains, c’est indéniable. Je dirai plus : la brute sommeille dans la plupart des civilisés. Mais on peut se demander si l’idéal est de réveiller cette brute, de l’exciter et de la satisfaire collectivement. La question eût paru grotesque il y a vingt ans. Elle se pose sérieusement aujourd’hui, et beaucoup d’hommes la tranchent déjà par une joyeuse et solennelle affirmative.

« L’État fasciste, écrit Mussolini, est une volonté de puissance et de domination. » Il s’oppose à l’« esprit casanier, signe de décadence ». Notez que cet esprit casanier, c’est ce qu’on appelle chez nous : la volonté de rester dans ses frontières et de ne pas embêter ses voisins. Signe de décadence, aux yeux du Duce.

Ainsi la religion de la nation a pour contenu la volonté de puissance. Mais cette volonté, en pratique, ne peut conduire qu’à la guerre, car tout de même, la nation infaillible n’est pas seule dans le monde réel, comme elle est seule dans sa rêverie passionnée de domination. Elle a tout de même, en fait, quelques voisins. Et dès lors, la passion nationale qui a confisqué à son profit, et nationalisé les passions personnelles, cette passion unique et totale ne peut trouver son champ d’action que dans le conflit avec les voisins. L’État totalitaire, c’est l’état de guerre. Nés de la guerre, organisés pour elle et selon ses méthodes propres, les régimes autarchiques ne peuvent aboutir, quoi qu’ils fassent, qu’à la guerre avec le voisin. Quoi qu’ils fassent et même quoi qu’ils veuillent. En vertu d’une logique implacable et dont ils ne sont plus les maîtres. Il ne leur reste plus qu’à glorifier l’inévitable, donc à diviniser la guerre. Ils n’y manquent pas.

Voici un texte de Mussolini, texte officiel s’il en fut, puisqu’il figure dans la définition du fascisme, composée à tête reposée après dix ans de pouvoir, par le Duce lui-même. Il figure dans l’Encyclopédie italienne. Il est intitulé : La Guerre et la vie comme devoir.

Avant tout, le fascisme, en ce qui concerne d’une manière générale l’avenir et le développement de l’humanité — et abstraction faite de toute considération de politique actuelle — , ne croit ni à la possibilité ni à l’utilité de la paix perpétuelle. Il repousse le pacifisme, qui cache une fuite devant la lutte et une lâcheté devant le sacrifice. La guerre, seule, porte au maximum de tension toutes les énergies humaines et imprime une marque de noblesse aux peuples qui ont le courage de l’affronter. Toutes les autres épreuves ne sont que secondaires et ne placent jamais l’homme en face de lui-même, dans l’alternative de la vie et de la mort.

Trente pages plus loin, je lis ceci : « Le fascisme et une doctrine de vie… car il a eu ses morts et ses martyrs. »

Et maintenant, pour ceux qui penseraient que la Russie au moins est pacifiste, voici une page traduite des Izvestia, journal officiel de Staline. Elle est datée du 6 septembre 1935, et commente un décret donné 3 jours avant, instituant le port obligatoire de l’uniforme pour tous les écoliers, dès l’école primaire.

Il faut inculquer à l’enfant que le jeune citoyen soviétique doit obéir à son maître comme le soldat rouge à son officier, l’ouvrier son contremaître et l’ingénieur son directeur…

Il faut aider de toutes nos forces l’école dans sa lutte pour la discipline. Il faut se féliciter sans réserve de la décision du Comité central du parti introduisant le port obligatoire d’un uniforme pour les écoliers. Autrefois, nous nous moquions de l’honneur dû à l’uniforme, parce que les classes ennemies et exploiteuses s’en servaient pour mieux juguler et exploiter le peuple. Mais aujourd’hui nous défendons l’honneur de l’uniforme de l’Armée rouge qui nous protège et nous savons que nos enfants sont pleins d’amour et de fierté pour notre Armée rouge. Je n’ai pas rencontré un seul enfant qui, à la question : « Veux-tu servir dans l’Armée rouge ? », répondit non. Que nos enfants sachent donc que le but de l’école est de les préparer au rôle de soldats de l’Armée rouge, de soldats du socialisme, et que le droit de porter l’uniforme de l’école est un grand honneur.

On se demande ce que le socialisme vient encore faire dans cette histoire d’uniformes et de respect dû aux galons. C’est une survivance rhétorique. On sent bien que l’important, ici, c’est « l’amour et la fierté » qu’éveille l’armée.

D’autre part, nous savons aujourd’hui que l’objectif réel du premier plan de 5 ans, développant d’une manière absurde l’industrie lourde, c’était tout simplement la puissance militaire. Le dernier discours de Staline exalte d’ailleurs, en termes très mussoliniens, la puissance offensive de la Russie nouvelle.

Résumons-nous : la religion de la nation, à défaut d’autre foi réelle, a pour contenu la volonté de domination. Cette volonté ne peut s’appuyer que sur un peuple encaserné dès son enfance. Elle ne peut trouver son objet, son point d’application concret, que dans la guerre. Or la guerre signifie la mort. La religion des masses, c’est donc le culte de la mort. « Doctrine de vie… car elle a eu ses morts », s’écriait l’un des dictateurs. Non pas doctrine, dirai-je, mais passion.

Wagner, dans son plus grand chef-d’œuvre, qui est le poème orchestral de Tristan, nous révèle le dernier secret de la passion sous toutes ses formes. La passion exalte la vie à l’extrême des puissances humaines : mais ce n’est là que l’apparence. En vérité, ce qu’elle veut, c’est dépasser la vie insupportable et limitée, c’est dépasser l’angoisse qui l’exalte, c’est sombrer dans la Nuit éternelle. Souvenez-vous de la mort d’Isolde, de ce crescendo infini vers la catastrophe désirée ! Ce que veut la passion, c’est la mort, la catastrophe et le commun naufrage. Et la religion totalitaire n’est rien d’autre que la passion transportée à l’échelle des peuples déifiés.

 

J’aborde ici la seconde partie de cet exposé : elle sera beaucoup plus brève, rassurez-vous, car nos critiques ont déblayé le terrain pour reconstruire.

En face de la menace et de la tentation totalitaire, la question qui se pose maintenant, c’est Que faire ?

J’essaierai d’y répondre dans la perspective du personnaliste. Et ce sera la meilleure façon de définir cette doctrine — non par quelques formules abstraites et générales, mais par certaines applications historiques et immédiates.

Pour répondre à la question Que faire ? il faut se rappeler d’abord les causes du succès des totalitaires. Et cela nous dictera peut-être les moyens de résistance et les vrais buts d’une contre-attaque.

Le totalitarisme a triomphé surtout pour deux raisons, me semble-t-il.

[La suite de cette conférence a été publiée dans les Cahiers protestants en juillet 1938, sous le titre : « La vraie défense contre l’esprit totalitaire ».]