Les▶ Appels de ◀l’▶Orient (septembre 1925)e
◀Le▶ xxe siècle s’annonce comme ◀le▶ siècle de ◀la▶ découverte du monde par ◀l’▶Europe intellectuelle. Grand siècle de critique pour lequel nos contemporains accumulent ◀les▶ documents. ◀La▶ littérature de ces dernières années n’est qu’une forme de reportage international. ◀L’▶Europe menant cette immense enquête manifeste son génie méthodique, son universelle et inépuisable curiosité. Mais, de même que ◀la▶ France interrogeant ◀l’▶Europe du xviiie prenait surtout conscience de son propre génie, ◀l’▶Europe d’aujourd’hui semble chercher dans une confrontation avec ◀l’▶Orient, plutôt qu’une réelle connaissance de ◀l’▶Orient, une conscience d’elle-même.
C’est peut-être pour provoquer cette confrontation seulement qu’on a imaginé un péril oriental, car il semble bien que dans ◀le▶ domaine de ◀la▶ culture ◀le▶ péril n’existe que pour autant qu’on en parle, ◀la▶ vraie « question asiatique » étant une question politique. On peut prévoir que si ◀le▶ bouddhisme jouit un jour d’un renouveau, c’est à quelques savants européens qu’il ◀le▶ devra, tandis que d’un mouvement inverse, ◀le▶ christianisme débarrassé de son déguisement gréco-latin retournera vers ses sources pour s’y retremper. ◀Les▶ appels de ◀l’▶Orient, ce sont ◀les▶ Keyserling, ◀les▶ Guénon, qui ◀les▶ font entendre, autant et plus que ◀les▶ Tagore et ◀les▶ Gandhi, demi-européanisés. Ceci convenu, il faut reconnaître que ◀l’▶enquête des Cahiers du Mois donne un fort intéressant tableau des multiples réactions de ◀l’▶Europe placée devant ◀le▶ dilemme Orient-Occident. Réactions qui, disons-◀le▶ tout de suite, renseignent mieux sur ◀l’▶esprit occidental que sur ◀l’▶oriental, en sorte que cette enquête rejoint parfois celle qu’ouvrit ◀la▶ Revue de Genève sur « ◀l’▶Avenir de ◀l’▶Europe. » (Cf. ◀les▶ deux réponses d’André Gide en particulier). Car la plupart des enquêtés se font de ◀l’▶Orient une représentation vague et poétique. « Orient…, toi qui n’as qu’une valeur de symbole », a dit A. Breton. C’est de cet Orient qu’il s’agit, et Jean Schlumberger ◀le▶ définit encore : « … tout ce qui est opposé à ◀l’▶esprit occidental, tout ce qui peut servir d’antidote à sa fièvre et à sa logique. » On confond Japon et Arabie, Indes et Chine sous une dénomination qui n’a de sens que par rapport à ◀l’▶Europe.
Il serait vain de tenter un classement parmi ◀les▶ réponses d’une extraordinaire diversité — peut-être trop nombreuses — qui composent ce gros volume. ◀Les▶ points de vue sont si différents, si différentes même ◀les▶ conclusions tirées de points de vue semblables, qu’un esprit analytique et organisateur d’occidental se perdra ici dans un ensemble kaléidoscopique d’idées et de jugements contradictoires, et de termes dont ◀le▶ sens change avec ◀l’▶échelle de valeurs de ◀l’▶écrivain. Énumérons pourtant quelques-uns des points de vue ◀les▶ plus riches ou ◀les▶ mieux définis.
Pour Valéry, ◀la▶ supériorité de ◀l’▶Europe réside dans sa « puissance de choix », dans ◀le▶ génie d’abstraction qui a produit ◀la▶ géométrie grecque. D’autres attribuent cette supériorité au machinisme, et ◀la▶ déplorent. Plusieurs jeunes songent que dans une Europe vieillie, ◀les▶ parfums puissants de ◀l’▶Asie sauront encore éveiller de beaux rêves. Il y a ceux qui repoussent une Asie ignorante du thomisme et ceux qui pensent inévitable ◀le▶ choc de deux mondes, et que seule une intime connaissance mutuelle ◀l’▶adoucira. Il y a ceux qui à la suite de Claudel estiment que ◀la▶ question ne se pose pas, puisque nous sommes chrétiens. (Mais ◀le▶ christianisme, religion missionnaire, ne peut nous donner qu’une supériorité provisoire et qui porte en son principe ◀le▶ germe de sa destruction.) Il y a enfin ceux qui refondent et combinent toutes ces opinions ; et ceux qui avouent n’en point avoir, sincérité trop rare…
Presque toutes ◀les▶ réponses, conclusions ou interrogations, ont ◀le▶ défaut de n’être pas suffisamment motivées par des faits et des documents. Pour beaucoup, ◀l’▶Orient n’est qu’un prétexte à variations sur ◀le▶ thème favori. M. Massis, par exemple, qui cependant produit un grand nombre de citations à l’appui de ses sophismes, ne se livre pas moins à des déductions in abstracto qui ◀le▶ mènent à des conclusions de ce genre : si nous trouvons ◀le▶ moyen de « suppléer à ◀l’▶éducation historique des peuples chrétiens qui n’ont pas eu de Moyen Âge », nous pourrons amener ◀l’▶Asie à comprendre ◀la▶ religion romaine (ce christianisme méditerranéen si étroitement particularisé pourtant, à ◀l’▶usage des Latins…). Quant aux orientalistes, qui, eux, apportent des documents, savent de quoi ils parlent, ils se récusent lorsqu’il s’agit de conclure.
Un écrivain grec, M. Embiricos, a trouvé ◀la▶ formule qui définit ce que ◀les▶ autres entendent vaguement par Orient : ◀l’▶Asie est ◀le▶ subconscient du monde, formule qui, je pense, réunira tous ◀les▶ suffrages. Et chacun d’en tirer de nouvelles raisons de maudire ◀l’▶Orient ou chercher ◀la▶ guérison de nos fièvres. Mais nous aurons entrevu peut-être pour la première fois ◀le▶ rôle de ◀l’▶Europe « conscience du monde », entre une Amérique affolée de vitesse, édifiant ses gratte-ciel comme des tours de Babel, et une Asie immobile dans sa méditation éternelle.