(1965) Arts, articles (1952-1965) « Remise en question par l’Afrique et l’Asie, la civilisation occidentale n’a pas encore de successeur (21 septembre 1960) » pp. 1-15

Remise en question par l’Afrique et l’Asie, la civilisation occidentale n’a pas encore de successeur (21 septembre 1960)c

La civilisation née en Europe a dominé le monde pendant des siècles.

Elle est encore, à notre époque, celle qu’on imite partout même quand on la combat. Elle est donc encore la plus forte. Pourtant, si on la compare à d’autres, passées, présentes ou en formation, on s’aperçoit qu’elle s’en distingue par deux grands traits généralement tenus pour des causes de faiblesse : je veux parler d’une inquiétude fondamentale et d’un désordre permanent.

Les Chinois et les Égyptiens, les Sumériens et les Romains, les Aztèques et les Mayas, avaient créé des ordres stables. Leurs prêtres et leurs princes avaient réponse à tout.

Nous, au contraire, en Occident, et en Europe bien plus qu’en Amérique, nous souffrons d’une espèce d’inquiétude essentielle. Nous ne cessons de parler du « désarroi de l’époque ». Nous avons l’impression de vivre dans un chaos sans cesse croissant, dans un maquis de contradictions morales, intellectuelles et pratiques. D’où viennent cette inquiétude fondamentale et ce désordre permanent, que les meilleurs esprits déplorent depuis des siècles ?

Ils ne peuvent être accidentels. Je pense même qu’ils remontent aux sources vives de notre civilisation, et qu’ils en sont inséparables. Je les rattache à nos plus grandes traditions : le christianisme et l’esprit scientifique. Notre inquiétude provient de notre foi, et nos incertitudes sont créées par la nature même de nos certitudes. Ce paradoxe s’explique d’une manière assez simple. Prenons l’exemple de l’homme chrétien. Il peut lire dans les Écritures « qu’il n’y a pas un juste, pas même un seul » et que pourtant il devrait être saint. Il sait que le péché consiste à être séparé de la Vérité vivante, et que tous les hommes sont pécheurs. Il cherche donc. Il cherche à se rapprocher de la Vérité et de la sainteté. Dans cet effort sans fin ni cesse, il est pourtant soutenu par sa foi dans la grâce. Il est donc un inquiet perpétuel, mais qui sait les raisons de son inquiétude ; il sait qu’elle est normale, et non désespérée, puisqu’elle est produite par sa foi, c’est-à-dire par sa certitude.

Prenons ensuite l’exemple de l’homme scientifique. Celui-ci lit l’histoire des sciences. Elle lui fait voir que toutes les « vérités » qu’établissent les écoles successives sont relatives et provisoires, ont été dépassées l’une après l’autre, et que pourtant la raison d’être de la science est de saisir des vérités certaines. Dans cet effort sans fin ni cesse — ici encore — pour s’approcher d’un but toujours fuyant, il est soutenu par sa confiance en la raison et l’expérience vérifiante. La même exigence de rigueur qui, d’une part, sans relâche, vient remettre en question les certitudes que l’on croyait acquises, d’autre part, est le gage d’un progrès vers le vrai. Ainsi donc, du désordre vers un certain ordre, puis un nouveau désordre, vers une nouvelle façon plus large de l’interpréter, la science avance.

La passion de la recherche

L’Oriental pose la question de savoir si l’Occidental ne préférerait pas la recherche à la pleine possession de la vérité. On serait tenté de répondre qu’il en est bien ainsi, quand on entend les intellectuels libéraux d’aujourd’hui adresser aux orthodoxes de toutes observances le reproche, à leurs yeux rédhibitoire, d’être des hommes « qui ont cessé de chercher » et « qui se croient les détenteurs de la vérité absolue ». Il serait peut-être erroné d’en déduire que l’Occidental nie l’existence d’une vérité en soi : simplement, il se refuse à croire qu’un homme puisse vraiment y accéder (l’Hindou le croit).

L’intérêt de l’histoire pour l’Occident, c’est le Progrès. Mais quel Progrès ? C’est qu’il y ait plus de sens dans nos vies personnelles : plus de joie à avoir ce qu’on a, à être ce qu’on est, à faire ce que l’on veut, à aimer ce que l’on aime, donc plus de liberté. Liberté pour tous, il va de soi, mais cela n’a de sens concret que pour chacun. L’unité de mesure, ou mieux : l’organe de sensibilité à la liberté véritable, restant le moi distinct, la personne.

Toutes les définitions concrètes du Progrès ont un caractère commun : elles aboutissent à des antinomies flagrantes aussitôt qu’elles sont appliquées.

Le progrès défini

Définition par la technique : produire toujours plus de machines. Mais parmi ces machines, il s’en trouve une qui peut causer en peu d’instants la mort certaine de notre civilisation.

Définition par la culture : multiplier et populariser les moyens de la créer et de l’assimiler. Mais les plus grands succès quantitatifs allant régulièrement à la pire qualité, le progrès culturel tend à se freiner lui-même, voire à subitement changer de signe pour aller vers l’anti-culture.

Définition par la religion : restaurer une commune mesure valable pour l’ensemble d’une civilisation et garantissant l’harmonie de nos moyens actuels et de nos buts derniers. Mais toutes les tentatives faites de nos jours pour imposer un principe d’harmonie ont causé le maximum de désordre sanglant et aggravé le chaos mondial.

Ainsi l’idée de Progrès semble contradictoire dès qu’on tente d’en mesurer les effets historiques. Il n’en serait pas moins vain d’imaginer qu’on puisse l’éliminer ou l’oublier. Admettons que l’Europe, en la formant, ait « infecté » le monde entier : le monde ne s’en guérira plus. À supposer qu’il la refoule un jour, elle renaîtrait irrésistiblement du sentiment de l’Histoire qu’on ne peut plus effacer, du mouvement de la science qu’on ne peut pas achever et, enfin, de la Technique, dont l’Asie et l’Afrique ne paraissent nullement disposées à refuser les dons ambigus. Mais l’Europe, responsable de l’idée du Progrès, est responsable aussi de sa rectification.

Toutes les « hérésies du Progrès » sont bel et bien nées en Europe, encore qu’elles n’aient vraiment déployé leurs effets que dans les grands espaces humains des Amériques et de l’URSS. Là, comme extraites de leur contexte original, elles n’étaient plus mises en échec par trop de coutumes anciennes ou de limitations posées en partie par des excès contraires. Si l’Europe d’aujourd’hui s’effraye de constater ce que l’Amérique a fait de certaines techniques (taylorisme ou psychanalyse), ce que les Soviets ont fait de la croyance en l’Histoire, et ce que les peuples de l’Orient proche et lointain risquent de faire du nationalisme — j’y vois le signe que l’Europe détient encore le sens d’un équilibre intime : si ce sens n’était pas blessé, rien ne réagirait ; s’il est blessé et réagit, c’est qu’il existe. J’essaierai donc d’en définir la nature et les exigences.

L’Occident n’est pas né comme on nous dit que naissent les grandes cultures et civilisations, animées par un rêve qui fait leur destinée et qui compense d’abord un sort inaccepté. Il est né comme une aventure, d’un fait très insolite et peu croyable, survenu au carrefour hasardeux de traditions diverses, parfois incompatibles. Et ce fait initial nous semble accidentel, j’entends qu’il serait vain d’essayer de le déduire d’une certaine situation d’ensemble ou d’un appel monté du monde antique : nul ne peut démontrer qu’il soit venu « à son heure ». Il porte à l’origine les stigmates du réel, et non pas les signes du mythe. Il n’est pas vraisemblable ; il est vrai. On ne l’attendait pas, il est là. Ainsi naît l’Occident : comme un drame, dont on peut contester après coup l’unité d’action, non le choc.

Car il y eut un choc initial, un commencement soudain, une grande libération d’énergie spirituelle et morale, provoquée par l’intégration instantanée de deux réalités radicalement distinctes : le Verbe divin et la chair.

Pour mesurer l’ampleur de cette révolution, il faut imaginer ce qu’était le sacré, ce qu’il est encore en Orient. La morale des Anciens est basée sur le rite, et dans le monde magique elle n’est que rite. Seule la croyance moderne aux « lois de la science » et aux « nécessités techniques » en général peut nous donner l’idée de ce que représente alors l’évidence magico-religieuse, et de ce qu’entraîne indiscutablement sa transgression.

La faute commise ne peut relever ni de l’opinion, ni d’un jury. Elle est plutôt comme une grossière erreur de calcul, de montage ou d’aiguillage, c’est-à-dire qu’elle « ne pardonne pas » : elle suspend le cours normal de la vie, elle exclut le fautif de la réalité, elle appelle à grands cris non point sa repentance mais le châtiment restaurateur de l’ordre.

Tel est le cadre antique, traditionnel (au sens oriental de ce mot) que le message chrétien va bouleverser. Avec saint Paul, nous passons d’un seul coup du règne de la Loi à celui de la Foi, c’est-à-dire du Rite à l’Amour. « Tout est permis, mais tout n’édifie pas », « Rien n’est impur en soi », mais « Tout est pur aux purs ». Semblablement, saint Augustin dira : « Aime Dieu et fais ce que tu voudras. » Or, ces phrases invalident, du point de vue spirituel, toute morale codifiée, rituelle ou rationnelle. Elles impliquent, en effet, que la valeur d’un acte ne peut être jugée par sa conformité avec les règles du sacré ou du social, mais que son sens dépend d’une attitude intime, d’une libre appréciation de la personne quant à savoir si l’acte exprime l’amour, s’il édifie.

Pourtant la voie chrétienne n’est pas tout l’Occident. Elle prend son point de départ dans le choc décisif duquel nous datons notre histoire. Mais elle s’est engagée dans un monde bien réel, déjà fortement structuré à la fois par la pensée grecque, les traditions religieuses du Proche-Orient, et l’ordre impérial des Romains. Utilisant l’un de ces éléments, écartant l’autre, annexant au passage un troisième et souvent compromise à ce jeu, elle a tout remis en mouvement. Et ce mouvement dans son ensemble, jusqu’à nous, c’est l’« Aventure occidentale de l’homme ». Certes la voie chrétienne n’y est pas seule active, mais elle fut décisive et reste axiale : c’est par rapport à elle que nous pourrons mesurer nos oscillations pendulaires, les apports étrangers, les progrès, la dérive de notre culture.

Dialectique grecque et juridisme romain, catalysés par l’exigence chrétienne, ont produit le mot décisif. Mais les réalités politiques et sociales élaborées par ces trois mondes sont entrées elles aussi en symbiose, et cela d’une manière manifeste dès l’époque des conciles œcuméniques.

Apport grec. — L’homme se détache du corps magique en lequel se mêlaient sans fin ni formes nettes les vivants et les morts, les dieux et les démons. L’individu prend sa mesure, fragile et menacé, mortel et ignorant, il sait qu’il n’est pas dieu, ne rêve pas de le devenir, mais se sent d’autant plus décidé à tirer le meilleur parti de sa condition. Entreprenant, curieux jusqu’au défi, navigateur, spéculateur dans tous les ordres, il est à tous égards celui qui définit — l’homme du Verbe et de l’épithète, « la mesure de toutes choses », dira Protagoras, « de celles qui sont en supposant qu’elles sont, de celles qui ne sont pas en supposant qu’elles ne sont pas ». Juge de tout, on le voit, même des dieux. D’où le sens de sa dignité, qui ne tient à rien qu’à lui-même, au seul fait qu’il existe, distinct. D’où son orgueil aussi, son astuce égoïste et, finalement, cette anarchie sceptique qui, lorsque se perdra la révérence à l’égard des dieux et des lois, livrera la cité « atomisée » à la brutale mise au pas du Romain.

Apport de Rome. — Il se résume dans le terme viril de citoyen. L’homme ne tient plus sa dignité unique de quelque essence indestructible, mais du personnage qu’il revêt dans la cité maintenue par les cadres du Droit et des Institutions dûment hiérarchisées. Ce puritanisme social, cette morale du service de l’État, fera la grandeur de l’Empire et la pauvreté d’âme de ses sujets. Si la dissociation menaçait en permanence la cité grecque, c’est la sclérose collectiviste qui va causer la chute de Rome.

C’est au sein de cette société dont les structures rigides n’encadrent plus qu’une anarchie latente, parce que ces disciplines ne sont pas celles de l’âme, que naît et se répand le christianisme.

Apport chrétien. — La conversion — révolution individuelle — libère tout homme, noble ou esclave, des liens sacrés de la caste ou du clan ; en même temps, elle le met au service du prochain. Entrant dans une communauté chrétienne, l’esclave y trouve la dignité morale qui était celle de l’individu selon les Grecs, et l’honneur de servir, qui était celui du citoyen romain. Il devient donc un paradoxe vivant : à la fois libre et responsable, vraiment distinct et vraiment relié, et singularisé par la même vocation qui lui fait découvrir dans tout homme son prochain.

Le narcissisme culturel

Si la personne du chrétien, dans son équilibre en tension, unit le meilleur de Rome et de la Grèce, elle est aussi menacée, dans le monde du péché, par un double péril simultané : celui de la fuite vers le salut individuel, et celui de l’abandon au sacré collectif — maladie « grecque » et maladie « romaine » de la personne.

Ainsi, c’est dans la mesure où le christianisme a signifié la fin des religions et des magies, nées de la peur, qu’il a permis le développement de la Science, recherche « impitoyable » de la vérité. Car la vérité, pour la foi, ne peut être que celle de Dieu, même quand elle semble nuire au groupe, à la tribu, à leurs lois et coutumes sacrées, que l’on prend pour l’Ordre et le Bien. L’« eppur » de Galilée me paraît plus « chrétien » que l’indignation de ses juges.

Suivons ici l’exégèse magistrale qu’a donnée de la pensée nietzschéenne Karl Jaspers :

Si les Grecs, qui fondèrent la science, ont pourtant ignoré la science universelle proprement dite, c’est que les mobiles spirituels et les impulsions morales nécessaires leur ont manqué. Au contraire, le chrétien a été capable de faire avancer cette science, grâce à son christianisme et ensuite contre son christianisme — du moins contre chacune des formes objectives que celui-ci a pu revêtir.

Essayons de mesurer l’envergure du succès de l’Occident dans l’ère moderne. Toynbee nous met en garde contre les illusions de ce qu’on pourrait appeler le narcissisme culturel. Mais comment le suivre, lorsqu’il tire de l’exemple du monde gréco-romain des raisons de réfuter la croyance que « nous aurions fait dans le monde, au cours des quelques derniers siècles, quelque chose qui n’a pas de précédent ? » Alexandre n’avait conquis qu’un quart des continents alors connus. S’il a cru que c’était le monde, il s’est trompé. Mais cette erreur ne peut être la nôtre. Qu’a fait l’Europe du xve siècle jusqu’à nos jours ? Elle a non seulement rayonné sur la totalité — enfin connue, et par elle seule — de la planète : elle a non seulement influencé, colonisé ou vassalisé selon les cas, la totalité de l’Afrique, des deux Amériques et de l’Océanie, et la partie sud de l’Asie (à des degrés divers, mais pour le moins égaux à ceux qu’avaient atteints dans leurs empires les Diadoques et les Khans mongols), mais encore elle n’a pas cessé de maintenir sur toutes les civilisations différentes de la sienne une supériorité intellectuelle et technique que personne ne lui contestait. Si, aujourd’hui, les peuples affectés par ses méthodes de pensée, de production matérielle ou d’organisation de l’État, se rendent politiquement indépendants, j’y vois bien moins le signe d’une révolte contre ses méthodes importées, que la preuve décisive de leur succès. Les Grecs et les Romains ne disposaient pas d’une marge de supériorité incontestable sur les Hindous et les Chinois. Mais où trouver dans le monde du xxe siècle une autre civilisation qui soit en état de surpasser celle qu’a répandue l’Occident ? En même temps qu’il devient possible, le dialogue apparaît nécessaire. Et j’entends bien un vrai dialogue au niveau des religions et des philosophies, c’est-à-dire au niveau créateur des civilisations et des cultures. Dès lors que les échanges se multiplient en fait, que l’Asie s’industrialise, et que le temps de voyages cesse de nous séparer (nous faisons en un jour d’avion un trajet qui prenait deux ans du temps de Plan Carpin et de Marco Polo), il devient urgent de corriger les aberrations résultantes de contacts anarchiques dans tous les ordres.

Tout échange est ambivalent. Il peut détruire autant que féconder. L’adoption de machines et de certaines croyances, déduites de notre science de la matière, peut faire dépérir dans d’autres civilisations le développement normal de leurs sciences spirituelles ou physio-psychologiques. Et cela, au moment même où l’Occident commence à soupçonner que ces autres sciences peuvent être « vraies » aussi, et même devenir vitales. L’Aventure s’approchant de la Voie, l’une doit intégrer l’autre (mais au prix de sacrifices dont il n’est pas du tout certain qu’ils seraient féconds), ou bien il faut chercher un principe transcendant, dont un C. G. Jung en Europe, ou un Aurobindo en Inde, a tenté d’entrevoir la nature.

Au stade présent de l’Aventure occidentale, on dirait qu’il n’est plus qu’un seul des rêves constants de l’humanité qui ne soit pas théoriquement réalisable : connaître l’au-delà de la mort. Mais presque tous les autres : voler dans la hauteur, nager au fond des mers, faire de l’or, rajeunir, voyager dans la lune, lire les pensées, tuer ou guérir sans contact… — tout est là, ou peut l’être bientôt. Déjà nous volons, transmutons les métaux, dépassons la vitesse du son, prolongeons de deux à trois fois la durée moyenne de la vie, voyons ce qui se passe aux antipodes, parlons avec des invisibles, tuons à grande distance, et dialoguons avec la lune.

Confronté à l’Orient, l’Occident apparaît comme le monde de la preuve, par l’effet matériel : les miracles d’abord (changer l’eau en vin, ou guérir un paralytique) puis les expériences concluantes (l’avion vole, la bombe éclate au centième de seconde prévu) ; dans les deux cas, l’effet probant est de nature tangible ou mesurable.

Les Orientaux ont multiplié les recettes (psychosomatiques, dirions-nous) d’immortalité sur la terre, même lorsqu’ils enseignaient que la vie n’est qu’illusion. Mais aucun ne devint immortel. Nous cherchons plutôt les moyens de gagner du temps, et les trouvons par la technique. Sur quoi le mandarin visitant nos usines : Quand vous aurez tout le temps, qu’en ferez-vous ? (Mais lui, s’il devenait immortel ?) Le problème de l’emploi du temps libre se posera donc demain. Par notre fait, dans la réalité sérieuse et quotidienne. Mais voici le paradoxe concret : les qualités techniques, l’attitude utilitariste, l’efficience en un mot, qui ont permis au problème de se poser, sont précisément les qualités et attitudes qui prédisposent le moins à l’usage fécond du loisir. À l’inverse, les valeurs orientales préparent au loisir et le supposent, mais n’ont pu le procurer au grand nombre. Au moment même où l’Occident serait en mesure d’en instituer les conditions pour tous, il se voit appauvri spirituellement, tandis que l’Orient se jette sur nos techniques et en oublie ses valeurs propres, qui seraient celles dont nous aurions le plus grand besoin…

L’âge des miracles

Au stade présent de l’Aventure occidentale, dont la science est la pointe extrême en notre siècle, notre image du monde s’évanouit. Elle échappe à notre raison, comme elle avait déjà échappé à nos sens. Dépassée la matière, qui était pourtant devenue l’objet principal de la science, nous butons contre le mystère que cette science avait cru pouvoir éliminer.

Le Cosmos tout entier se résout en un voile tissé d’ondes animant le Vide. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la matière cosmique consistent en hydrogène et en hélium, produit à partir de l’hydrogène. Le noyau de l’hydrogène est un proton. Cet ultime substrat de l’univers physique est un « nœud d’énergie » qui se produit dans un « champ » au sein duquel agissent on ne sait quels archétypes formateurs… Le monde phénoménal n’est plus qu’une apparence flottant sur l’océan sans rivages et sans fond de l’immatérielle Énergie. Voici donc retrouvée la Maya des hindous, au terme d’un voyage dont l’impulsion première avait pris pour tremplin la très ferme croyance en la réalité de la matière ! Mais derrière ce voile, qu’y a-t-il ? Cette question n’a pas de sens, nous dit-on. Dans l’univers d’Einstein (illimité-fini) vous iriez aussi loin et longtemps que vous voulez, droit devant vous, pour revenir au même point.

Essayez de penser cela, et vous verrez bientôt que la question d’un au-delà ne se pose plus. Dans l’univers en expansion de l’abbé Lemaître et de Gamov, né d’une explosion primitive, et qui reviendra peut-être à son point initial, vous n’irez pas plus loin ni plus longtemps que la plus extrême galaxie. Mais dans quoi tout cela se meut-il ? Il est vrai que la question n’a pas de sens : rien « au monde » ne peut y répondre ; mais aussi, elle dépasse le monde : rien en lui ne peut m’empêcher, ni moi-même, de me la poser. C’est ainsi que notre esprit sans relâche vient buter contre la transcendance.

L’Aventure se poursuit. Si l’on demande où elle va, qu’on regarde d’abord d’où elle vient, et comment, jusqu’ici, elle est allée. On verra que la question même est spécifique de l’Occident. Toute réponse décisive annoncerait donc la fin de notre civilisation, son épuisement intime, et toujours préalable à l’anéantissement par une force étrangère. Je n’ai pas eu d’autre intention que de mieux définir la question, en cela fidèle à l’Occident qui m’a formé. Qui voudrait à tout prix une réponse, et refuserait de la trouver lui-même, dès lors qu’il sait qu’il n’en est point de vraiment générale et transposable — il quitterait en esprit cette expérience humaine qui depuis deux-mille ans a forgé les destins, mais aussi fomenté les libres vocations de la race blanche, aventureuse moitié du monde. La Quête est notre forme d’exister.