Edmond Jaloux, Ô toi que j’eusse aimée… (mars 1927)af
M. Edmond Jaloux offre l’▶exemple rare ◀d’▶un homme que son évolution naturelle a rapproché, dans sa maturité, des jeunes générations, en sorte que ◀l’▶espèce ◀de▶ romantisme à ◀la▶ Nerval auquel il aboutit coïncide avec un mouvement dont lui-même s’est plu à relever ◀les▶ indices chez ses jeunes contemporains, et qu’il vient appuyer ◀de▶ son autorité ◀de▶ critique et surtout ◀de▶ son expérience déjà riche ◀de▶ romancier. Son regard se promène sur ◀le▶ même monde où se plaisent nos jeunes poètes cosmopolites, mais il garde une certaine discrétion, cet air ◀de▶ rêverie ◀d’▶un homme qui en sait long… Et, certes, il faut être un peu mage pour porter tant de richesses avec cette mélancolique grâce. Si quelques-uns ◀de▶ ses bijoux sont taillés comme ceux ◀de▶ Giraudoux, j’y vois un signe charmant ◀d’▶amitié ◀de▶ ◀l’▶aîné au plus jeune, lequel envoie l’un ◀de▶ ses personnages pour remercier ; (pouvait-il mieux trouver qu’un René Dubardeau pour cette ambassade). Parfois ◀l’▶on se demande si ◀l’▶Auber de Jean Cassou ne va pas s’attabler au café en face des personnages ◀de▶ Jaloux. Et peut-être que ◀la▶ comtesse Rezzovitch a rencontré M. Paul Morand, mais elle a dû ◀le▶ trouver un peu froid, n’aura pas été tentée ◀de▶ lui faire ces confidences qu’elle livre si facilement au héros plus confiant et secrètement incertain ◀de▶ ce roman.
À ◀la▶ veille ◀de▶ se marier, Jérôme Parseval, journaliste parisien, rencontre une femme qui incarne aussitôt à ses yeux tout ce qu’il attend ◀de▶ ◀l’▶amour. Une confidence, un baiser, et il ne ◀la▶ reverra jamais. Il aime encore sa femme, « mais comme on aime une petite maison ◀de▶ province quand on a failli hériter ◀de▶ Chenonceaux ». Peu à peu ◀l’▶image ◀d’▶Irène Rezzovitch s’idéalise et gagne ◀la▶ puissance ◀d’▶une merveilleuse obsession. Il lui écrit ◀de▶ longues lettres, sans ◀les▶ envoyer. Il apprend sa mort, et qu’elle ◀l’▶aurait peut-être aimé. Enfin, divorcé, seul, il ◀la▶ revoit dans une vision prestigieuse et désolée…
M. Jaloux a trouvé là un sujet qui convient admirablement à son art, où s’unissent aujourd’hui un réalisme discret mais précis et ◀le▶ sens ◀de▶ ce qu’il y a en nous ◀d’▶essentiel, ◀de▶ ce qui détermine nos actes avant que ◀la▶ raison n’intervienne, mouvements ◀de▶ nos passions à nous-mêmes inavoués, rêves éveillés. Tout un système ◀de▶ valeurs lyriques et sentimentales que ◀la▶ raison ignore ou tyrannise aveuglément, car « nous avons dressé notre orgueilleuse raison à nous tromper sur tout ce qui est profond en nous, et elle ne manque guère à ce devoir sacré ». M. Jaloux évite ◀le▶ péril ◀d’▶un réalisme trop amer et celui du roman lyrique, par ◀l’▶équilibre qu’il maintient entre ces deux inconscients : ◀l’▶époque et ◀l’▶être secret du héros. Il sait mieux que quiconque aujourd’hui faire éclater dans un cadre très moderne où s’agitent des personnages spirituellement dessinés un ◀de▶ ces drames tout intérieurs dont il dit : « Personne ne peut juger du drame qui se joue entre deux êtres, personne, pas même eux ». Dans ce roman, comme dans ◀l’▶Âge ◀d’▶or, un désenchantement profond prend ◀le▶ masque ◀d’▶une aimable mélancolie. C’est ◀la▶ sourde tristesse des choses qui vous échappent, des amours impossibles, des histoires dont on ne sait pas ◀la▶ fin ni ◀le▶ sens véritable, mais seulement qu’elles ont fait souffrir. Rendez-vous manqués, lettres perdues, aveux incompris, et peut-être, un quiproquo ◀de▶ destinées… ◀Le▶ tragique du peut-être ; (comme dans l’une des dernières phrases ◀de▶ Sylvie : « Là était ◀le▶ bonheur, peut-être… »). Mais ◀le▶ ton reste si léger, spirituel, fantaisiste (cette touche pour peindre un personnage épisodique : « Il confondait ◀la▶ rose et ◀la▶ pivoine, ◀l’▶orange et ◀l’▶ananas… »).
Une telle œuvre, dense, sans obscurité, riche et décantée, profonde et délicieuse, gagnera à son auteur beaucoup ◀d’▶amis inconnus.