« Pour un humanisme nouveau » [Réponse à une enquête] (1930)b c
Deux menaces mortelles assiègent notre condition humaine : la liberté de▶ l’esprit et les lois ◀de▶ la matière. Pris entre une anarchie et une fatalité également funestes, également démesurées, l’homme ne peut subsister qu’en tant que son génie parvient à composer les deux périls en une résultante qui est la civilisation. Appelons humanisme l’art ◀de▶ composer pour la défense de l’homme et son illustration des puissances ◀de▶ nature inhumaine. Nous pourrons définir un tel humanisme : l’organe ◀d’▶équilibre ◀de▶ la civilisation.
Nous tenions ◀de▶ l’Antiquité, et singulièrement ◀de▶ la Grèce, le sentiment ◀d’▶une harmonie nécessaire entre nos gestes et nos pensées, nos créations et notre connaissance ; le sentiment ◀d’▶une harmonie à sauvegarder au sein de nos connaissances même, et dans l’allure ◀de▶ leur progrès. Les humanités nous paraissaient devoir transmettre aux générations cette notion ◀d’▶un équilibre proprement humain. Ainsi passèrent quelques siècles ; ainsi passa le xixe . On le laissa installer ses machines : elles avaient l’air ◀de▶ grands joujoux ; et l’on continua ◀d’▶apprendre rosa : la rose, ◀d’▶admirer le Parthénon et le courage ◀de▶ Mucius Scevola. On croyait au progrès, sous n’importe quelle forme.
Brusquement, nous voici « gagnés » par l’un des éléments ◀de▶ notre destin. La composante matérielle vient de l’emporter. Elle est en passe ◀de▶ gauchir notre civilisation à tel point que l’homme, affolé, soudain, doute s’il est encore maître ◀de▶ la redresser. C’est qu’il n’y a plus ◀d’▶humanisme, s’il subsiste des humanités. L’humanisme est compromis virtuellement dès lors que la science proclame son autonomie vis-à-vis de la métaphysique. L’équilibre ◀de▶ notre esprit ne comporte pas l’égalité ◀de▶ droit ◀de▶ ces deux disciplines. Car la science à peine libérée, demande la tête ◀de▶ la métaphysique. Elle n’entend que ses intérêts. Elle eut naguère des insolences ◀d’▶affranchi, dont les philosophes demeurent tout intimidés.
Et nous vîmes le matérialisme mener son morne triomphe. Certes, la plupart de nos philosophies, officiellement, l’ont renié. Mais pourquoi tant et toujours plus ◀de▶ mal à prouver la liberté humaine ? C’est que l’on s’est trop bien assimilé les tours ◀de▶ la pensée scientifique. Cherchant des lois, la science ne peut trouver que des déterminismes. Soumettre l’esprit à ses méthodes, c’est en réalité le soumettre aux lois ◀de▶ l’ordre matériel ; c’est se condamner donc à ne l’apercevoir que dans ses servitudes5. Aussi la critique du matérialisme entreprise par certains philosophes des sciences fait-elle songer à l’activité ◀de▶ cet espion anglais qui parvint durant la guerre à diriger le service ◀de▶ contre-espionnage allemand chargé ◀de▶ sa filature6. Ah ! comme nous avons besoin ◀d’▶être purifiés ◀d’▶une odeur ◀de▶ laboratoire dont notre pensée reste imprégnée. La science se moque des nuages qui animaient la matière ◀d’▶intentions morales. Elle-même cependant est tout occupée à minéraliser l’esprit. La tâche urgente ◀d’▶un nouvel humanisme sera ◀de▶ nous dégager des fatalités dont nous voyons l’empire s’étendre dans tous les domaines ◀de▶ notre existence, inclinant nos utopies mêmes, desséchant les sources ◀de▶ notre foi. Qui parlait donc ◀d’▶un « humanisme scientifique » ? Nous avons été pris ◀de▶ vitesse par nos inventions matérielles et déjà nous sentons leurs lois peser sur notre vie : s’agit-il ◀d’▶enrayer la science ? Non, mais que l’esprit qui l’a créée, la surpasse7.
Seul un parti pris constant en faveur de l’esprit peut maintenir l’équilibre ◀de▶ l’esprit et ◀de▶ la matière. L’humanisme moderne sera ce parti pris, spiritualiste — ou ne méritera pas son nom.
… Or, la rigueur ◀de▶ la science ne saurait être surmontée, sinon par la rigueur au moins égale ◀d’▶une pensée qui par ailleurs participe ◀de▶ la liberté : j’entends la pensée mystique. L’expérience mystique a la même extension que l’humanité. On n’en saurait dire autant ◀de▶ notre raison. Les faits mystiques — qu’on les prenne en l’état brut où notre pensée le plus souvent les a laissés — sont au moins aussi « objectifs » que les faits physiques élaborés par la science. Mais, participant ◀de▶ notre volonté et ◀de▶ la grâce, ils échappent à cette fatalité qui est le signe du monde matériel.
Je vois l’humanisme nouveau sous l’aspect ◀d’▶une culture des facultés mystiques ; ◀d’▶une technique spirituelle8 indépendante ◀de▶ toute fin religieuse particulière, antérieure à n’importe quel dogme. Je ne crois pas qu’il existe d’autres facultés capables ◀d’▶équilibrer en nous l’esprit ◀de▶ géométrie. J’imagine une méthode, une façon ◀d’▶appréhender la vie, ◀de▶ hiérarchiser nos entreprises, qui ne bannirait pas ◀de▶ l’existence la poésie, ce sens du Réel. Je vois se composer en cette méthode — peut-être séculairement — ce que la « rationalisation » aura laissé ◀de▶ Raison à l’Occident, avec certains secrets ◀de▶ la méditation hindoue. Rêves, sans doute… Mais tout commence par des rêves. Et je ne vois rien ◀d’▶autre.
Quoi qu’il en soit d’ailleurs du contenu ◀d’▶un nouvel humanisme, il est assez aisé ◀de▶ prévoir et ◀de▶ décrire une tentation qui le guette et à laquelle tout humanisme paraît enclin : celle ◀de▶ créer un modèle ◀de▶ l’homme. Peut-être a-t-il existé un modèle gréco-latin, un canon ◀de▶ l’âme aussi bien que du corps. Il est possible que ce mythe ait animé l’humanisme ◀de▶ nos humanités. Il est certain qu’il a perdu son ascendant. D’ailleurs son pouvoir, s’il en eut, ne s’étendit guère au-delà des limites du monde roman. Le type ◀de▶ chevalier et ses succédanés militaires et wagnériens a toujours prévalu parmi les peuples germaniques, où son prestige ne le cède aujourd’hui qu’à l’idéal anglo-saxon du gentleman. Le rabais est notable. On solde. Au rayon des idéaux ◀de▶ confection voici le Citoyen du Monde, voici le Bon Européen, voici l’Américain à rendement maximum. Et comptez que l’on poussera plus avant la dégradation ◀de▶ cette idole qu’est l’Homme pour l’homme. Toute décadence invente un syncrétisme. Rome eut celui des dieux ; nous aurons celui des races ◀de▶ la Terre. Non plus une foi commune, mais une moyenne ◀de▶ nos manières ◀d’▶être. Une sorte ◀de▶ commun dénominateur… (Le christianisme en connaît un, depuis toujours : il le nomme péché.)
Tous les modèles que l’homme se propose ont ceci ◀d’▶insuffisant : qu’ils peuvent être atteints. Mais ce qui parfait la stature ◀de▶ l’homme, c’est l’effort pour se dépasser — indéfiniment. L’homme ne se comprend lui-même qu’en tant qu’il « passe l’homme » et participe, en esprit, ◀d’▶un ordre transcendental. Un seul fut parfaitement Homme : c’était un dieu.
N’attendons pas ◀d’▶un nouvel humanisme qu’il nous désigne un but, ni même une direction : il y réussirait trop aisément. Ce qui manque à l’homme moderne, c’est un principe ◀d’▶harmonie qui lui garantisse le caractère « ◀d’▶humanité » ◀de▶ ses démarches intellectuelles. Nous avons inventé trop ◀d’▶êtres inhumains : ils nous menacent et nous empêchent ◀de▶ voir encore le surhumain.
Être véritablement homme, c’est avoir accès au divin. Que sert ◀de▶ parler ◀d’▶humanisme « chrétien » ? L’humanisme est ◀de▶ l’homme, le christianisme est du nouvel homme. Tout humanisme véritable conduit « au seuil » : et qu’irions-nous lui demander de plus, s’il laisse en blanc la place ◀de▶ Dieu.
Mais où trouver les lévites assez purs pour garder vierge parmi nous — voici déjà tant de faux dieux — le fascinant éclat ◀de▶ ce vide ?