D’▶un humour romand (24 février 1934)c
◀Le▶ Suisse romand est-il sérieux ? Je crains que mes raisons ◀d’▶en douter n’ébranlent guère ◀la▶ solide réputation ◀de▶ gravité qu’on lui a faite, et qui lui vaut ◀l’▶estime des personnes ◀de▶ sens. Mais après tout, ne serait-il pas étrange ◀d’▶apporter des preuves sérieuses ◀de▶ ◀la▶ fantaisie ◀de▶ ce peuple ?
Rousseau, Madame de Staël, Constant, Vinet… Cette énumération, pourtant inévitable, se révèle, pour mon entreprise, catastrophique. Persistons en dépit du bon sens. Pourquoi ne pas glisser, entre ◀l’▶auteur ◀d’▶Adolphe et celui des Discours religieux, par exemple, cet excellent Toepffer dont on peut espérer qu’il ◀les▶ faire rire tous ◀les▶ deux ? Je ne songe pas tant aux traditionnelles farces ◀de▶ père ◀de▶ famille en liberté dont il assaisonnait ses Voyages en zigzag pour amuser son pensionnat, mais plutôt à ces albums illustrés, ancêtres du dessin animé et des Eugène de Cocteau, où nous voyons gesticuler, non sans grandiloquence, des savants astronomes, des phrénologues, des herboristes, un lord tout nu, ◀les▶ enfants terribles ◀de▶ Monsieur Crépin, et ◀la▶ silhouette élégante du Dr Festus, toujours si digne dans ◀l’▶adversité, bien qu’il lui arrive parfois ◀de▶ pousser « un immense cri en vingt-deux langues ». ◀La▶ satire ◀de▶ Toepffer n’est pas méchante, elle n’est pas même « spirituelle » ; c’est plutôt, dans ◀l’▶espièglerie ◀la▶ plus folle, un humour apitoyé. Si Toepffer s’attendrit sur ses bonhommes, n’est-ce pas une manière ◀de▶ dégonfler ◀les▶ sentencieux ? Une impeccable dignité bourgeoise ne cesse ◀d’▶inspirer ◀les▶ attitudes ◀de▶ ses héros, en dépit des carambolages du sort.
Il y a donc Toepffer. Puis on tombe sur Édouard Rod, qui entrerait difficilement dans ◀le▶ cadre ◀de▶ cette étude. ◀Le▶ mince filet ◀d’▶humour suisse romand rentre sous terre, pour éviter Amiel. Faut-il désespérer ◀de▶ ◀le▶ revoir jamais ?
Mais non, il faut lire d’abord Pierre Girard et Charles-Albert Cingria : ◀La▶ Rose de Thuringe et Connaissez mieux ◀le▶ cœur des femmes, ◀de▶ Girard, et ◀de▶ Cingria, ce que vous aurez ◀la▶ chance ◀d’▶en trouver, une note ici ou là, quelques petits livres à tirage limité. N’allez pas croire qu’il s’agisse ◀d’▶auteurs comiques : il s’agit d’abord ◀de▶ poètes. Je crains même ◀de▶ leur faire du tort en écrivant qu’ils sont drôles. (Des gens viennent vous dire : tenez, voilà qui vous fera rire. En général on est plutôt déçu.) Pour comprendre ◀l’▶humour ◀de▶ Pierre Girard, il faut avoir aimé Charlot, celui des Lumières ◀de▶ ◀la▶ Ville et du Cirque. ◀Les▶ héros ◀de▶ Pierre Girard sont ◀de▶ doux ahuris, qui partent dans ◀la▶ vie avec une conscience pure et des gants beurre-frais. Ils ne tardent pas à rencontrer une jeune femme qui leur fait perdre toute mesure. ◀Le▶ monde est plein ◀de▶ malins, ◀de▶ gens qui ont l’air ◀d’▶avoir compris ◀de▶ quoi il s’agit. Il n’y a plus qu’à perpétrer une horrible inconvenance, un ◀de▶ ces scandales héroïques qui vous valent ◀l’▶amour des femmes et quelque honneur parmi ◀les▶ hommes. Autant ◀de▶ gags chaplinesques, involontaires, touchants, entraînés dans une dérive mélancolique dont ◀la▶ source pourrait bien être chez ◀les▶ conteurs romantiques allemands, aussi peut-être dans ◀la▶ musique ◀de▶ Schubert, dans tout ce qui sourd ◀de▶ cette Weltschmerz qui n’a pas ◀de▶ nom dans notre langue, et c’est pourquoi sans doute elle ne s’y manifeste que par ces « ratés » émouvants, dont nous rions faute de réflexe appris. ◀L’▶humour du romantique jaillit des échecs du sentiment. Et certes, c’est ◀le▶ sentiment d’abord qui nous retient chez Pierre Girard, cette merveilleuse ingénuité devant ◀le▶ printemps et ◀les▶ femmes, cette aisance ◀de▶ ◀l’▶écriture, sans égale parmi nous, cette musique ◀d’▶un cœur qui s’abandonne, qui s’accepte. C’est cela qui fait ◀la▶ qualité lyrique ◀de▶ ◀l’▶humour ◀de▶ Pierre Girard. Lisez, ou relisez, dans ◀la▶ Rose de Thuringe, ◀le▶ récit du mariage ◀de▶ Virginie présidé par son oncle âgé ◀de▶ 102 ans (« Il avait arpenté tous ◀les▶ camps ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ Sécession, mais il n’en parla pas »), et servi par un garçon triste qui perd ◀le▶ vol-au-vent, inexplicablement. Tâchez ◀de▶ ne pas rire ; si vous réussissez, soyez tranquilles : vous ne pleurerez pas non plus aux chapitres suivants.
◀L’▶humour ◀de▶ Pierre Girard est bien plus romand que ◀la▶ pompeuse drôlerie ◀de▶ Cingria, lequel n’est Suisse que par accident, j’ose à peine dire par ◀l’▶état civil. « Je n’ai pas ◀de▶ passeport ; je n’en ai jamais eu ; s’il doit être que j’en doive un avoir un, je veux qu’il ne soit ◀de▶ ceux que j’aie fabriqués moi-même. » Ainsi s’exprime Bruno Pomposo, dont Cingria, naguère, donna ◀les▶ Autobiographies désordonnées. Pomposo, certes ! baroque, poli jusqu’à ◀l’▶impertinence, jusqu’à ◀la▶ férocité, savant, aimable, macaronique, pétrarquisant, musicien, humain, enfin maître ◀d’▶un style incomparable ◀de▶ précision et ◀de▶ verve, Cingria est un phénomène dont Claudel, Max Jacob et Ramuz ont su voir et dire ◀l’▶importance, et dont je me contenterai ◀de▶ signaler ici ◀l’▶humour absolument original.
Cingria fit partie du groupe des Cahiers vaudois, réuni autour de Ramuz pendant ◀la▶ guerre. (C’est par cela surtout qu’il est Suisse, au mépris ◀de▶ tous ◀les▶ racismes.) On avait, dans ce groupe, une espèce ◀de▶ mystique des objets, du détail authentique, ◀de▶ ◀l’▶aspect brut des choses et des mots. Imaginez, dans cette vision du monde, ce que donnerait ◀l’▶usage ◀d’▶un style savant et poli, coupé ◀de▶ « véhémences nobles » et ◀de▶ trivialités qualifiées, et vous aurez une idée du comique ◀de▶ Cingria.
Un humour romand… Trois auteurs seulement, me dira-t-on ? Trois dimensions plutôt. Cela suffit pour créer un espace, un climat, une invite à naître — une légèreté nouvelle dans ◀l’▶atmosphère ◀de▶ ce pays ◀de▶ pédagogues. J’ai oublié, exprès, ◀de▶ dire que c’est aussi ◀le▶ pays ◀d’▶origine ◀de▶ Michel Simon et ◀de▶ Grock. C’étaient là ◀de▶ trop sérieux arguments.