(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Passer à l’action (6 février 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Passer à l’action (6 février 1950)

Chers auditeurs,

La semaine dernière, j’ai consacré toute ma chronique à présenter l’appel que vient de lancer un jeune professeur de Poitiers, Daniel Villey. Il demandait qu’un petit nombre de jeunes gens et de jeunes filles consacrent toute leur vie, pendant deux ans, à la cause de l’Europe unie. Je vous ai lu quelques extraits de sa brochure, je vous ai dit de m’écrire si le risque vous tentait, et je me suis demandé si 2 ou 3 jeunes Suisses auraient le courage d’entrer dans l’aventure.

Le soir même, six d’entre vous m’ont écrit, et pendant tous les jours qui ont suivi, c’est par douzaines que me sont parvenues des lettres d’auditeurs intéressés ou enthousiastes. Les uns demandent des précisions, d’autres, sans plus attendre, se disent prêts à s’engager dans l’action immédiate. Tous auront reçu, à l’heure qu’il est, la petite brochure dont j’ai parlé. Si l’appel a trouvé son écho dans leur cœur, dans leur conscience et leur esprit, qu’ils écrivent à Daniel Villey : il les attend. Mais je ne sais s’il s’attendait à ce que tant de jeunes Suisses des deux sexes répondent si vite et manifestent pour une fois si peu de crainte des précipitations…

Ce succès très rapide, et dans tous les milieux, d’un appel qui ne promet rien que des risques et des sacrifices, m’a surpris, enchanté, et parfois inquiété. Certes, je vois, sans trop chercher, ce qui l’explique. L’un d’entre vous m’écrit — et sa phrase vaut pour tous : « J’attendais du pratique, de l’action. Vous pouvez donc compter sur moi. » Et comment ne pas comprendre une pareille faim d’agir, dans un monde abreuvé de discours, tout ahuri de propagandes contradictoires et de platitudes politiciennes. Assez de paroles, passons aux actes, s’écrient en chœur ceux qui ont encore des vitamines.

Et pourtant, je voudrais mettre en garde une partie de mes jeunes auditeurs contre une tentation trop facile, le goût de l’action pour l’action, le frisson de « l’en avant ! » qui ne sait même pas où il va.

Je ne suis pas là pour vous décourager d’agir, c’est entendu. Bien au contraire, je voudrais vous demander d’agir en connaissance de cause, en connaissance de but aussi. Voyez-vous, il ne suffit pas de crier : Allons-y tous ensemble : il faut encore savoir où l’on va, et pourquoi. L’action n’a donc de sens qu’en vertu de la pensée qui est derrière elle pour l’inspirer, et devant elle pour l’orienter.

Daniel Villey vous appelle à l’action, et vous vous écriez : « Enfin, ça devient sérieux ! » Oui, mais ça n’est sérieux, prenons-y garde, que parce que son action couronne une longue préparation de pensée, et veut réaliser des objectifs bien définis. Derrière son geste et son appel, il y a deux ans de travail de comités, de commissions, de sections et de rapporteur, de congrès et de théoriciens ; il y a beaucoup de paroles et beaucoup de circulaires, et croyez-m’en, ça n’est pas passionnant tous les jours. Il y a l’immense labeur de déblaiement des perspectives, de rassemblement des esprits, de détermination des objectifs concrets ; et tout cela, tout ce travail que certains jugeaient bien inutile et peu pratique, c’est ce qui va permettre demain l’action réelle, au lieu de l’agitation.

Lundi dernier, je me suis borné à mentionner que Daniel Villey entend agir selon les lignes tracées par le Mouvement européen. Je n’ai pas eu le temps d’insister sur ce point, qui est tout de même de première importance. Les très nombreuses lettres reçues, ces derniers jours, me prouvent qu’il est urgent de dissiper deux malentendus qui se font jour.

Tout d’abord, qu’il soit clair que Villey ne fonde pas « un nouveau mouvement », « un mouvement de plus, quand il y en a déjà tellement ». Je comprends bien que le Petit Poucet moderne se sente perdu dans la forêt des initiales désignant les organisations mondiales et autres : SDN ; ONU ; UNESCO ; OECE ; IRO ; OMS et tout ce que vous voudrez. Mais voici le fil conducteur : il n’y a qu’un seul mouvement qui s’occupe de l’Europe comme unité, de l’Europe et non pas du monde entier, et de l’Europe sous tous ses aspects : c’est le Mouvement européen. On y trouve rassemblés, en un comité unique, toutes les organisations fédéralistes et autres qui veulent l’union du continent. Daniel Villey et ses compagnons ne formeront pas un groupe rival, mais voudraient être l’avant-garde et le corps franc de notre Mouvement.

Deuxième malentendu possible : il ne s’agit pas ici de sauver la paix en général, ou l’humanité en général, mais il s’agit uniquement de militer pour la fédération européenne. Aucun rapport avec Garry Davis et ses gestes spectaculaires, mais sans lendemain. La tâche précise, c’est de sauver l’Europe d’abord. Non point parce que l’Europe vaut mieux que l’Asie ou l’Amérique, ou parce qu’il n’y en a point comme nous. Mais parce que dans ce corps unique que forme sans doute l’humanité, l’Europe se trouve être l’organe à la fois le plus menacé, le plus fragile et le plus vital, — le cœur ou le cerveau du monde. Nous ne pouvons agir utilement pour la paix du reste du monde, qu’en agissant d’abord là où nous sommes.

Ces précisions, je crois, n’étaient pas superflues.

Que chacun donc, avant de s’engager, réfléchisse et calcule la dépense. Tous sont appelés, tous ne seront pas élus, mais que personne ne perde une si belle occasion de remettre en question sa vie et son rôle dans un monde menacé.

Au revoir, à lundi prochain !