Plans de▶ réforme (octobre 1934)m
J’ai un plan, tu as un plan, a-t-il un plan ? Nous avons tous un plan. Ran tan plan. Il y a trois ans, quand nous parlions ◀de▶ la nécessité ◀d’▶un « ordre nouveau », cela paraissait un peu bien jeune à ces Messieurs. L’incident du 6 février les a fait réfléchir, semble-t-il. Nous serons bien les derniers à nous en plaindre. Nous avons pris un peu ◀d’▶avance : ils rejoindront.
Voici trois manifestes qui, chacun selon ses moyens, témoignent ◀d’▶un désir ◀de▶ changer quelque chose à cette mécanique qu’hier encore… Mais nous ne voulons pas ironiser trop facilement. Prenons-les à titre ◀d’▶exemple, entre vingt autres, et lisons-les dans l’ordre chronologique, qui n’est pas dépourvu ◀d’▶enseignement. Crise ! déclare le premier document ; rénovation mais sans révolution ! dit le second ; petites réformes, conclut le troisième. Cette progression à rebours est normale, dans le plan ◀de▶ la politique actuelle. Mais il y a certainement quelque chose de plus que le verbiage habituel, dans ces trois manifestations ◀d’▶inquiétude. C’est bien pourquoi nous en parlons.
1. Les discours des « Néos »12
Inutile ◀de▶ rappeler les circonstances anecdotiques qui ont vu naître ce mouvement, voici un an déjà. Il ne nous intéresse qu’en tant qu’illustration ◀de▶ la crise doctrinale du marxisme.
Cette crise, c’est Montagnon qui la décrit le plus franchement. « Vieillissement », dit-il d’abord, « crise des vieilles formules », « tragique faiblesse du socialisme international », « échecs en Allemagne » et ailleurs ; échec auprès de la jeunesse « parce que nous n’avons pas dans notre action ce dynamisme qui pourrait l’attirer ». Mais il y a plus. Montagnon se plaint ◀de▶ ce que le parti socialiste « meurt ◀d’▶ignorance », et il s’écrie : « Avez-vous étudié complètement, froidement, ce genre ◀de▶ corporatisme (fasciste) développé qui semble correspondre d’ailleurs à une évolution actuelle générale ? Avons-nous étudié comme il eût fallu ce mouvement prodigieux, redoutable, ◀de▶ l’hitlérisme allemand ? » Voilà certes des questions embarrassantes pour les SFIO. Nous sera-t-il permis ◀de▶ signaler en passant que L’Ordre nouveau serait en mesure ◀d’▶y répondre un peu mieux ?13
Montagnon constate le marasme. Déat fait davantage : il en cherche la cause, et il la trouve dans la doctrine ◀de▶ Marx, et plus précisément dans sa dialectique historique : « Je ne puis me résigner à cette espèce ◀de▶ fatalisme par lequel nous serions entraînés… sans que nous ayons la possibilité ◀de▶ faire au moins un effort pour pétrir le destin, et pour orienter l’histoire dans un sens plutôt que dans l’autre. Nous ne sentons plus comme cela ; nous ne voulons plus ◀de▶ cette résignation. »
Il y aurait bien des choses à compléter dans la critique du marxisme par Déat, qui d’ailleurs reste négative. Quant à nous, nous n’avons pas attendu la victoire ◀de▶ Hitler pour dénoncer l’irrémédiable impuissance des socialistes vis-à-vis du fascisme. Nous craignons donc que Déat ne soit prophète après coup.
Déat demande qu’on reconnaisse le « fait-nation » et la faillite des internationales qui n’ont pas su tenir compte ◀de▶ ce fait. Mais, ici déjà, le vague ◀de▶ ces formules nous fait crier casse-cou : « compter avec le fait-nation », « se replier sur le cadre national », « organiser l’économie sur le terrain national ». Tout cela est très bien, si l’on a pris la peine ◀d’▶analyser d’abord ce « fait-nation », et si on ne confond pas nation et état, nation et patrie14, nationalisme et autarchie, nation culturelle et région économique. On n’est pas sûr, à lire Déat, qu’il ait poussé très loin cette analyse. Et alors on ne peut s’empêcher ◀de▶ partager dans une certaine mesure les craintes ◀de▶ Léon Blum car toutes les confusions travaillent pour le « fascisme », et surtout les confusions doctrinales.
Nos doutes se précisent en méfiance lorsque Marquet parle ◀de▶ l’ordre nécessaire. ◀De▶ quel ordre s’agit-il ici ? Montagnon nous l’apprend, lorsqu’il fait un panégyrique ◀de▶ l’État fort. Certes, nous sommes d’accord avec Max Bonnafous, qui écrit dans ses commentaires : « La liberté ne se conçoit qu’en fonction ◀d’▶un ordre sur lequel elle s’appuie, par où seulement elle a une signification. » Mais si cet ordre est défini par la seule puissance ◀de▶ l’État, nous crions au « fascisme » et à la contre-révolution. Tout élan révolutionnaire qui veut s’appuyer sur l’État aboutit à la dictature, s’arrête à mi-chemin ◀de▶ sa course, et par là même renforce le désordre établi. C’est très bien ◀de▶ critiquer le marxisme, mais il ne faudrait pas oublier ses leçons : or il est bien étrange ◀de▶ voir des socialistes réclamer un État renforcé, alors que leur doctrine a toujours défini l’État comme l’organe ◀d’▶oppression ◀d’▶une classe sur toutes les autres.
Nous attendons avec une méfiance motivée, je le répète, les prochaines évolutions des « néos ». S’ils veulent entraîner la jeunesse, qu’ils se disent bien que la condition nécessaire, c’est d’abord ◀d’▶oser rompre avec des confusions qui sont peut-être ◀d’▶un bon rendement électoral, mais qui empêtrent tout élan vers un ordre vraiment nouveau. C’est un effort doctrinal qu’il faudrait, — celui-là même que nous poursuivons. S’ils le font, ils nous rejoindront… peut-être.
2. Le Plan du 9 Juillet
Changeons-nous ici ◀d’▶atmosphère ? On peut le croire, lorsqu’on lit, sous la plume de Jules Romains, que les jeunes auteurs ◀de▶ ce plan ont eu pour « méthode » ◀de▶ « foncer sur les problèmes » ! Allons, voilà qui devrait rassurer M. Thibaudet, lequel craignait que ce plan ne fût qu’une œuvre ◀d’▶intellectuels ! Ce sont des hommes ◀d’▶action qui « foncent » ainsi sur les difficultés. Voyons un peu sur quelles difficultés.
Difficultés morales d’abord. La France est démoralisée par une « oligarchie ◀de▶ profiteurs ». Mais les mystiques fascistes ne la sauveront pas : il faut rééduquer les citoyens. Je citerai ici trois phrases qu’on pourrait croire tirées ◀de▶ nos propres manifestes s’ils n’étaient privés ◀de▶ cet accent ◀de▶ sincérité qui ne trompe pas.
« L’effort ◀de▶ reconstruction qui s’impose doit donc être entrepris dans le respect ◀de▶ toutes les diversités ◀d’▶opinions, ◀de▶ mœurs, ◀de▶ traditions régionales. Il ne s’agit pas ◀d’▶uniformiser, mais ◀d’▶opérer une synthèse. » — « Émanciper un individu, c’est d’abord lui donner le moyen ◀de▶ vivre par son travail, dans un cadre qu’il connaît et qu’il accepte, dans une société à laquelle il peut collaborer. » — Enfin le Plan réclame « la sanction ◀de▶ la responsabilité personnelle à tous les étages, dans les fonctions publiques comme dans les entreprises privées ».
Difficultés politiques ensuite. Les auteurs du plan commencent par condamner le Parlement, « dont le fonctionnement exclut par définition une rénovation politique profonde ». Puis ils donnent un projet ◀de▶ constitution aux termes duquel « le pouvoir législatif sera exercé par deux assemblées, politiques, la Chambre des députés et le Sénat ». Ils précisent : « La Chambre sera composée ◀de▶ 400 députés (?) élus au suffrage universel intégral (femmes comprises) pour une durée ◀de▶ 6 ans. Le vote sera obligatoire sous peine ◀d’▶amende. » Vous voyez d’ici !
À ces deux Chambres (dont je ne comprends pas très bien, je l’avoue, en quoi elles cesseront ◀de▶ s’opposer à une « rénovation politique profonde ») on adjoindra un Conseil national économique, « composé ◀de▶ représentants des intérêts économiques groupés dans le cadre professionnel et régional ».
Nous avons parlé dans Nous voulons du Conseil économique fédéral dont nous avons même essayé ◀de▶ déterminer, dans les grandes lignes, les attributions et les modalités ◀de▶ fonctionnement15. Empressons-nous ◀de▶ dire qu’il n’a rien ◀de▶ commun avec le vague fantôme qu’évoquent les magiciens du Plan.
Enfin, le Plan préconise un renforcement ◀de▶ l’exécutif et une présidence du Conseil « permanente » (?).
Lisons plus loin. « La France sera divisée en une vingtaine ◀de▶ régions, qui deviendront les circonscriptions administratives et politiques essentielles du pays, en même temps que des centres économiques et intellectuels. » N’y a-t-il pas ici trop ◀de▶ choses ? Et peut-être une dangereuse confusion, que nous avions pris soin ◀d’▶éviter16, entre l’économique, le politique et le spirituel, confusion inconsciente ou voulue, mais trop grave pour que nous ne la dénoncions point.
Du chapitre sur l’Éducation, je retiens cette phrase : « La véritable culture ne s’acquiert qu’à partir du moment où l’homme entre en contact avec les réalités. C’est pourquoi une expérience ◀de▶ travail manuel devra être instituée… pour tous les jeunes gens se destinant à des carrières industrielles et commerciales. » C’est l’amorce ◀de▶ notre conception du service civil, mais entreprise à rebours, et dans un sens qui ne peut aboutir qu’à l’encasernement17.
Je saute le chapitre sur les Affaires étrangères, qui sent son député radical. « Nous savons trop qu’au point où on a laissé aller les choses, il n’y a plus pour le moment ◀d’▶autre politique possible que l’opportunisme. » Politique à la remorque, — démission ◀de▶ la France. Ce n’est pas avec cela qu’on fera du nouveau.
Le début du chapitre sur l’économie s’inspire — du moins en apparence — presque textuellement ◀de▶ nos doctrines (p. 42 à 46 sauf le dernier alinéa). Mais il y manque l’essentiel : une conception nette et honnête ◀de▶ la corporation. Je ne trouve là-dessus que six lignes très vagues et évasives. Par contre, je trouve deux pages sur un projet ◀d’▶« extension africaine », qui me paraît une rêverie ◀de▶ capitaliste en faillite. Et combien ◀de▶ formules dans le genre ◀de▶ celles-ci : « Dans une telle atmosphère on pourra envisager une large politique (sic) ◀de▶ dégrèvements fiscaux » ; ou « … un cours moyen qu’aurait fixé, après des tâtonnements inévitables, un gouvernement épris ◀d’▶économie dirigée mais tenu ◀de▶ respecter les indications ◀de▶ la Nature et ◀de▶ ménager les ressources du Trésor » ; ou encore : « Le problème consiste simplement (sic) à créer les conditions ◀d’▶une liberté réelle, et en attendant ◀d’▶y parvenir, à ménager les mesures ◀de▶ transition qui paraîtront nécessaires. » Est-ce là le langage des « hommes ◀d’▶action » dont Jules Romains se montre si fier ? N’est-ce pas plutôt le verbiage et la logomachie des députés vis-à-vis desquels le même Romains se montre d’ailleurs non moins respectueux ? « Deux ou trois jeunes députés ont participé aux séances (◀de▶ préparation du plan) ; l’un ◀d’▶eux très régulièrement. On les traitait en camarades18. Eux-mêmes ne faisaient pas sonner leur mandat, leur habitude des travaux politiques… » N’est-ce pas touchant ?
Mais je m’en voudrais ◀de▶ chercher les poux dans ce Plan qui est condamné à sombrer dans l’inefficacité. Si j’ai souligné les points où il semble s’inspirer sinon toujours ◀de▶ nous, du moins ◀de▶ préoccupations qui sont les nôtres, et qui sont aussi celles ◀de▶ certains des « néos », c’est pour montrer que les amorces ◀de▶ la plupart de nos institutions qu’on y trouve sont autant ◀de▶ caricatures ou ◀de▶ trahisons. La critique plus générale qu’il nous faut faire ◀de▶ ce plan est la suivante : c’est un plan réformiste, tourné vers le passé, non vers l’avenir. C’est un plan ingénieux, ce n’est pas un « changement ◀de▶ plan ». C’est un plan ◀de▶ bourgeois et même ◀de▶ capitalistes bourgeois. Et tel qu’il est, il ne peut aboutir qu’au « fascisme ». Mais à un fascisme sans mystique, pas même populaire. Jules Romains y insiste : ce plan n’est qu’un programme minimum. Mais nous voulons, nous, un programme maximum ! Nous voulons une reprise à la base, à la racine ◀de▶ tous les problèmes. Nous savons bien que seules les révolutions font aboutir les réformes véritables. Et qu’on n’améliore pas la peste. Ces jeunes gens manquent ◀d’▶ambition et ◀de▶ folie. Ils appartiennent moralement et spirituellement au désordre ancien qu’ils condamnent. Ils sont bien trop pressés ◀de▶ réussir, et si jamais ils réussissent, ce ne sera que leur réussite, et non pas celle ◀de▶ la révolution qu’il faut à tous : la révolution des mœurs et ◀de▶ la culture, la révolution antibourgeoise, anticapitaliste, antiétatiste — personnaliste !
Ce qu’ils disent sonne faux ; c’est poli, c’est raisonnable, c’est habile. Mais il faudrait dire beaucoup plus, et attaquer plus franchement nos désordres dans leurs racines spirituelles, il faudrait surtout être, et ils ne sont pas.
Ce qui leur manque, c’est peut-être le sens social, tout simplement. Mais il manque à presque tous nos contemporains. J’entends, par sens social, la connaissance vivante du principe spirituel, affectif et communautaire ◀de▶ la nation. Qu’est-ce qu’un plan ◀de▶ gouvernement qui paraît ignorer ce principe ? Qui ne le nomme pas, qui n’essaie même pas ◀de▶ le trouver, qui en fait purement et simplement abstraction, et qui s’abstrait ainsi lui-même ◀de▶ la vie profonde du peuple et ◀de▶ l’activité créatrice des élites ? Ni le pouvoir ni les lois ne peuvent compter sur une longue durée ou sur une action un peu féconde, s’ils ne sont pas en rapport avec les mœurs, avec les sentiments, avec les intérêts généraux des hommes à qui ils s’adressent, et si ces hommes, à leur tour, ne se trouvent pas naturellement unis par cette communauté ◀d’▶affections et ◀d’▶idées qui forme ce qu’on appelle l’esprit ◀d’▶une nation, c’est-à-dire la nation elle-même.
Or c’est bien le principe ◀d’▶une communauté nouvelle, ce ferment révolutionnaire, qui fait défaut au Plan du 9 juillet et le condamne à n’aboutir, pratiquement, et si justes que soient les velléités qu’il trahit, qu’à un réformisme craintif, limité, purement défensif — celui même ◀de▶ M. Doumergue : c’est d’ailleurs ce dernier qui a porté sur le fameux Plan le jugement le plus sévère et le plus inexorable, en l’adoptant.
3. La réforme ◀de▶ l’État selon Doumergue
Les seuls éléments constructifs — si l’on peut dire — qui pourraient être dégagés des deux discours du président sont tirés en effet du Plan du 9 juillet. Emprunts timides à un plan trop prudent pour être honnête. Emplâtres collés sur des lésions qui réclameraient plutôt un coup ◀de▶ bistouri. La bonne volonté en service commandé qui éclate dans ces discours ne rend que plus sensible l’impuissance du régime à se sauver par ses propres moyens. Le plan Doumergue est purement politique, administratif si l’on veut. Au point de vue économique, il se réduit à la défense du bas ◀de▶ laine. Mais on ne se défend bien qu’en attaquant. Les discours ◀de▶ Doumergue sont à nos yeux les plus claires déclarations ◀de▶ cette démission ◀de▶ la France que, dès notre premier numéro, nous dénoncions.
Qu’allons-nous retenir ◀de▶ tous ces plans dont la critique est, hélas ! trop aisée ? Deux constatations optimistes :
1° La crise actuelle est en train de manifester aux yeux de beaucoup de Français l’impuissance des vieilles formules marxistes ou libérales, et la nécessité ◀d’▶une construction nouvelle ; elle travaille donc pour nous.
2° Les éléments les plus solides des constructions qu’on nous propose sont ceux que L’Ordre nouveau a définis non seulement avant tous ces « plans » qui ne cherchent qu’à brouiller les cartes, mais plus précisément et plus radicalement qu’ils ne le font. Nous ne disons pas cela pour faire les malins, mais parce que c’est. Il ne s’agit pas ◀de▶ nous, mais ◀d’▶une doctrine — la seule — qui nous sortira du pétrin.
La raison ◀de▶ l’avance que nous gardons sur tous les groupes qu’on voit surgir un peu partout est aussi simple que profonde : c’est que l’Ordre nouveau, avant toute construction, se fonde sur une conception totale ◀de▶ l’homme et sur une absolue intransigeance morale : en un mot, sur la personne et sur les personnes ; c’est que l’Ordre nouveau affirme avec plus ◀de▶ rigueur et plus ◀de▶ conséquence surtout que tous les autres « le primat ◀de▶ la personne humaine sur toutes autres valeurs ou sur toutes nécessités ». Et ce radicalisme ne sera jamais dépassé.