Quatre indications pour une culture personnaliste (février 1935)o
1. — La culture ne doit pas tendre à former des personnes. Mais elle doit être formée par des personnes dans l’exercice de▶ leur vocation.
La personne est, ou n’est pas. (Le plus souvent, elle n’est pas.) À la différence ◀de▶ ce qu’on appelait naguère personnalité, elle ne se cultive pas ; elle n’est pas un produit soit ◀de▶ l’éducation, soit ◀de▶ l’industrie pédagogique. Quand elle n’est pas, il vaut mieux ne pas la singer, ne pas apprendre à la singer. Car la personne est vocation, — et l’homme ne choisit pas sa vocation, mais c’est elle qui choisit son homme.
La seule question qui se pose, dès lors, c’est ◀de▶ savoir comment l’exercice ◀d’▶une vocation peut être protégé, voire même favorisé, par l’instruction publique et l’atmosphère culturelle. La réponse ne peut faire ◀de▶ doute : seule une culture constituée et transmise par des personnes assujetties aux ordres ◀de▶ leur vocation, et responsables ◀de▶ son exercice, peut sauvegarder naturellement la possibilité, toujours latente chez tout homme, ◀de▶ la personne.
Or nous voyons la culture actuelle constituée et transmise par deux espèces ◀d’▶hommes à vrai dire très différentes, mais cependant unies dans une même religion ◀de▶ l’irresponsabilité. Voici d’une part les fonctionnaires. Ils ne pensent et ne veulent rien enseigner, rien savoir ◀d’▶autre que ce que l’État, la classe, ou le parti dont ils dépendent les paie pour enseigner ou leur impose ◀de▶ savoir (université, écoles normales, académies, éducation nationale, encyclopédies officielles, instituts ◀de▶ propagande, revues ◀d’▶un certain monde ou même ◀de▶ deux, etc.). — Et d’autre part, voici les dilettantes : ceux qui refusent ◀d’▶enseigner quoi que ce soit, et même ◀de▶ savoir ce qu’ils disent, par crainte de prendre parti. (Non-conformistes ◀de▶ style bourgeois, salonnards, romanciers, art-pour-l’artistes, antiquaires, exotistes, maniaques ◀de▶ l’évasion, etc.)
Les uns et les autres sont irresponsables ◀de▶ leur enseignement ou ◀de▶ leurs fantaisies. Ce caractère les isole d’abord ◀de▶ toute communauté sociale et organique. Car les uns nient cette communauté au nom d’une liberté dont ils négligent d’ailleurs ◀de▶ témoigner par des actes qu’ils l’ont, et les autres la nient ◀d’▶une manière plus subtile : en l’affirmant officiellement, à tant l’article ou à tant l’heure ◀de▶ cours.
Nous disons qu’une culture constituée et transmise par des hommes qui refusent ◀de▶ rester responsables personnellement ◀de▶ leur activité constitue un obstacle et un principe ◀de▶ mort pour l’épanouissement et l’exercice ◀de▶ la personne. Car la personne est choix, et donc prise ◀de▶ parti : or c’est là ce que raille l’équipe des dilettantes ; mais elle est un choix libre, et donc non conformiste : or c’est là ce que craint l’équipe des fonctionnaires.
Seule la grandeur suscite et favorise la grandeur. Seule l’énergie éveille des énergies. Seul l’exercice ◀d’▶une vocation unique tolère et favorise l’exercice d’autres vocations.
2. — Le rôle ◀de▶ toute culture, c’est ◀de▶ monter la garde autour de la mesure vivante ◀d’▶une civilisation.
Par « mesure », nous voulons désigner le principe normatif ◀d’▶une civilisation ; non point toujours son principe officiel, mais son principe effectivement puissant, et honoré ◀de▶ sacrifices quotidiens.
C’est ainsi que la mesure des civilisations antiques était l’homme dans la cité ; que la mesure du monde capitaliste est l’argent, qui est une fausse mesure ; que la mesure du monde socialiste serait la production quantitative ou statistique, mesure non moins fausse que l’argent ; que la mesure enfin ◀d’▶une civilisation nouvelle ne peut être que la personne.
Une mesure vivante, ce n’est pas un étalon fixe. C’est un principe dynamique, c’est une tension permanente et féconde. Nous voyons aussitôt que la « mesure » du monde ◀de▶ l’argent est une fausse mesure culturelle. Car c’est ici ◀d’▶un chiffre que dépendent la puissance, et la vertu, et l’invention, et l’amour même. Et ce chiffre n’est pas un « nombre ◀d’▶or », un secret ◀de▶ la vie, mais une convention ◀de▶ banquiers. Il est contre nature que l’amour, la puissance, dépendent ◀d’▶une chose morte, quand leur essence est vie. Or nous voyons la même erreur héritée par le socialisme.
La fausseté, la stérilité ◀de▶ notre mesure culturelle devait provoquer l’invention ◀d’▶une série ◀de▶ pseudo-mesures que le libéralisme et l’anarchie bourgeoise ont tolérées en marge du culte ◀de▶ l’argent : la passion, le bonheur, l’aventure, la sécurité, l’esthétisme… Presque toutes ces pseudo-mesures ◀d’▶ordre culturel ou moral ont été supprimées par l’État soviétique, plus rigoureux dans son application ◀d’▶une erreur initiale identique, par là même plus apte à créer ◀de▶ la grandeur — mais cette grandeur est inhumaine —, moins riche aussi ◀de▶ possibilités exceptionnelles.
La mesure antique est vivante, mais elle porte en elle-même le germe ◀de▶ sa mort. Une fois toute la société adaptée au cadre fixe des cités, hiérarchisée, soumise au bien ◀d’▶une élite plus jalouse ◀de▶ ses droits que ◀de▶ ses charges, la mesure meurt, se mécanise, et toute tension disparaît. Il faut que la révolte des esclaves vienne recréer une tension par en bas22.
La mesure ◀d’▶une société personnaliste est au contraire infiniment vivante : car la personne est un principe universel, et quand bien même tous les hommes seraient devenus des personnes, la tension, loin de disparaître, atteindrait au contraire son maximum créateur.
La personne est par excellence la mesure ◀d’▶une société ouverte.
La société personnaliste a pour fin l’extension maximum du phénomène ◀de▶ la personne. On peut concevoir et souhaiter une « personnalisation » infinie ◀de▶ l’humanité. Principe ◀de▶ la véritable « démocratie » culturelle : une élite dont le sens et l’honneur soit ◀de▶ s’agréger le plus grand nombre ◀d’▶hommes, du seul fait ◀de▶ leur accession à la personne.
La plupart des institutions actuelles pourraient être gardées comme cadres, une fois leur « esprit » renouvelé. Il suffirait pour cela que leur fin soit ouvertement définie, et que leur usage méthodique soit harmonisé à leur fin. Si cette fin se confond réellement avec la mesure universelle — la personne —, la méthode ne saurait être que l’exercice des vocations particulières. Les changements ◀de▶ détail à opérer seraient dans la plupart des cas facilement découverts in concreto par des hommes que posséderait le sens ◀de▶ leur vocation enseignante.
Or ces hommes sauraient, d’autre part, que le régime économique et politique se recréerait parallèlement en vertu du même principe. Ils travailleraient en toute confiance dans un ensemble organiquement articulé, c’est-à-dire dominé par une commune mesure.
3. — La culture ayant une mesure commune avec l’économique, le social et le politique, la création intellectuelle ne sera plus séparée des « masses ».
Une culture isolée n’est pas une vraie culture ; elle n’est plus responsable ◀de▶ son action concrète. Dans un monde ◀de▶ « masses » — soviétiste ou fasciste — le rôle ◀de▶ la culture est bientôt ravalé au rôle du règlement ◀de▶ service dans les casernes. Dans le monde capitaliste, la culture n’est plus guère qu’un luxe injustifié.
Du simple fait qu’il y a des « masses », la culture se trouve isolée ◀de▶ la vie populaire et ◀de▶ la politique qui l’exploite. Mais un monde personnaliste est un monde où la « masse » s’organise, se fragmente en communautés organiques. Un monde personnaliste est un monde sans masses.
C’est dans un monde communautaire seulement que la culture peut créer librement. Elle créera certes en toute liberté, selon ses voies, pour ses fins propres. Mais ces voies se trouveront parallèles ou convergentes — ou bien encore : en divergence féconde — avec les voies ◀de▶ développement des autres organismes producteurs. Non pas en vertu d’une contrainte ou ◀de▶ quelque plan étatique, mais à partir ◀d’▶une commune mesure et pour des fins dernières identiques.
4. — L’autorité culturelle ne sera pas l’État, mais la Révolution elle-même.
La Révolution appartient à la première communauté personnaliste qui saura s’imposer et gouverner conformément à la mesure au nom de laquelle elle s’est constituée. Non seulement la Révolution « appartient » ◀de▶ fait et ◀de▶ droit à cette première communauté, mais il faut dire encore qu’une telle communauté est la Révolution, sans nul autre attribut.
Nous avons défini dans Nous voulons 23 le rôle ◀de▶ cette cellule-mère, « organisme ◀d’▶appel et ◀de▶ vigilance doctrinale, gardienne du statut ◀de▶ la personne ». Nietzsche, me semble-t-il, avait prévu et précisé l’action proprement culturelle ◀de▶ ce « conseil suprême » ◀de▶ la révolution : « La nouvelle éducation devra éviter que les hommes deviennent des victimes ◀d’▶une seule tendance et passent au rang ◀d’▶organes ; il s’agit ◀de▶ lutter contre la tendance naturelle à la division du travail. Il faut créer des êtres dirigeants qui conservent une vue ◀d’▶ensemble, qui contemplent le jeu ◀de▶ la vie et qui y participent, tantôt ici, tantôt [p . 16] là, mais sans se laisser emporter par trop violemment. C’est à eux que la puissance finira par échoir ; elle leur sera confiée, parce qu’ils n’en useront point avec violence et ne la dirigeront pas vers un seul but à l’exclusion ◀de▶ tout autre24. »
Mais il nous faut arrêter là cette citation : Nietzsche, en effet, exprime tôt après deux revendications, dont l’une est ridicule, et dont l’autre serait la négation ◀de▶ tout ce qui précède. Il demande que l’argent soit remis à son équipe ◀d’▶éducateurs, et ceci pour qu’elle s’institue en véritable « caste dirigeante ».
Or il est clair que le pouvoir, s’il est réel, n’a rien à faire avec l’argent : l’autorité ne se monnaye pas. Et la richesse matérielle n’est pas un élément constitutif ◀de▶ la personne, bien au contraire. Le révolutionnaire est pauvre, non tant par goût que par nécessité interne.
Mais la revendication ◀d’▶une caste est plus grave. Elle contredit les fins ◀de▶ la révolution. Elle nie et ruine le fondement même ◀de▶ la personne, mesure par excellence ◀d’▶une société ouverte. L’erreur ◀de▶ Nietzsche est manifeste : il a conçu sa nouvelle culture hors du cadre communautaire. Or nous considérons ce cadre comme immédiat à la révolution. Si elle échoue à le créer, c’est qu’elle n’est pas une vraie révolution, mais simplement une dictature de plus. Or ce n’est pas avec les dictatures qu’on a jamais créé ◀de▶ la liberté : nous entendons la seule liberté effective, celle ◀d’▶accéder à l’exercice ◀de▶ la personne, — ◀d’▶obéir à sa vocation.