Kasimir Edschmid, Destin allemand (mai 1935)p
Nous ne cesserons de▶ protester ici contre ◀la▶ négligence et ◀la▶ frivolité désastreuse ◀de▶ ◀la▶ critique littéraire ◀d’▶aujourd’hui. Voici un roman qui pose ◀les▶ questions ◀les▶ plus tragiques ◀de▶ ◀l’▶heure avec une puissance dont on cherche en vain ◀l’▶équivalent dans notre littérature ◀d’▶après-guerre. Personne n’en a parlé : on s’occupait du prix Goncourt et des travaux ◀d’▶amateurs ◀de▶ quelques dames lettrées. Pourtant, ce roman ◀d’▶Edschmid aurait pu provoquer des polémiques révélatrices : il fait comprendre enfin dans quelles passions profondes ◀le▶ mouvement hitlérien est né et a pris son élan. C’est une admirable réussite littéraire, c’est aussi un roman ◀d’▶aventures, et un roman ◀d’▶idées, et une description étonnante ◀de▶ ◀l’▶Amérique qu’il nous reste à découvrir : celle du Sud. Enfin, c’est un livre qui mériterait, mieux que celui ◀de▶ Malraux, ◀de▶ s’intituler : ◀la▶ condition humaine. Craindrait-on par hasard ◀de▶ parler ◀de▶ chefs-d’œuvre, ◀de▶ rétablir un peu ◀l’▶échelle ◀de▶ nos jugements ? ◀La▶ critique se tait sur Edschmid, ◀l’▶Académie refuse Claudel. État ◀de▶ ◀l’▶élite française en 1935. Petits signes révélateurs ◀d’▶une décadence que ◀l’▶on n’arrêtera pas en augmentant ◀les▶ dépenses ◀de▶ guerre.
Edschmid nous conte ◀les▶ aventures ◀de▶ cinq sous-officiers ◀de▶ la dernière guerre que ◀le▶ chômage contraint à s’engager comme instructeurs ◀de▶ ◀l’▶armée bolivienne. (On sait que ce fut ◀le▶ sort ◀de▶ Röhm, entre autres.) Mêlés à des révolutions, disloqués, emprisonnés, blessés, malades, ces hommes découvrent peu à peu dans leurs épreuves ◀la▶ réalité ◀de▶ leur patrie perdue. Ils découvrent surtout que cette patrie pour laquelle ils se sont battus et qui n’a plus ◀la▶ force ◀d’▶utiliser leurs énergies, est incapable ◀de▶ ◀les▶ protéger à ◀l’▶étranger, parce qu’elle a perdu son prestige, sa puissance militaire, ◀le▶ droit ◀de▶ parler haut. « Nous avons perdu ◀la▶ guerre, Bell, et dans ◀la▶ situation où nous sommes, nous ne pouvons plus nous affirmer que par ◀le▶ sacrifice. » Sacrifice et fidélité, voilà ce qui définit leur dernière dignité ◀d’▶Allemands dans ◀les▶ tortures qu’un destin absurde leur réserve. « Il découvrit pour la première fois une forme nouvelle ◀de▶ patriotisme, une façon silencieuse, profonde, bouleversée, broyée, souffrante, et pourtant fière ◀d’▶être allemand, ◀de▶ garder ◀la▶ tête haute pour ◀l’▶Allemagne et ◀de▶ participer au destin qui lui était échu pour un temps. » Pour un temps… Il y a dans ces trois mots ◀le▶ secret ◀de▶ ◀l’▶espérance insensée qui possède ◀la▶ jeunesse hitlérienne. Leurs épreuves ne seraient-elles pas comme ◀le▶ signe ◀de▶ leur élection ? Ne seront-ils pas ◀la▶ race ◀de▶ fer qui sauvera ◀l’▶Europe menacée par tous ◀les▶ peuples ◀de▶ couleur ? Aux dernières pages, nous voyons Bell, ◀le▶ chef du groupe, agoniser dans une tranchée sous ◀les▶ murs ◀d’▶un fort brésilien. Et ◀la▶ haute statue ◀de▶ Pillau, ◀le▶ ministre ◀d’▶Allemagne à ◀La▶ Paz — celui qui n’a pas pu sauver ses camarades — se dresse devant lui dans son délire. Une fois encore, Pillau lui montre ◀le▶ sens du sacrifice ◀de▶ « ces jeunes gens qui sont entrés dans ◀le▶ malheur ◀la▶ tête haute ». Car ce sont « ◀les▶ jeunes gens qui ne possédaient rien qui ont écrit ◀les▶ pages héroïques ◀de▶ ◀l’▶histoire, et non ◀les▶ gens âgés qui possédaient tout. Ces jeunes Allemands qui doivent supporter ◀de▶ nos jours toutes ◀les▶ misères du monde au fond ◀de▶ leur exil, ceux-là deviendront sûrement un matériel incomparable. Car voyez-vous, Bell, rien ne rend aussi dur et aussi ardent que ◀le▶ malheur. Rien ne rend aussi brave et aussi passionné, aussi modeste et aussi endurant que ◀le▶ malheur. Et rien ne fonde une communauté comme ◀le▶ malheur. ◀La▶ communauté des gens qui vivent dans ◀l’▶aisance, celle-là ne vaut pas un clou. Mais ◀la▶ communauté des gens cimentés par ◀le▶ malheur, ça c’est ◀la▶ seule vraie communauté qui puisse exister pour un peuple. » N’est-il point là ◀le▶ vrai tragique ◀de▶ ◀l’▶Allemagne actuelle, que son destin ◀la▶ force à n’envisager plus ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶homme que sous ◀l’▶aspect ◀de▶ ◀la▶ nation ? Tel est je crois ◀le▶ problème central qu’impose ce livre, et ◀l’▶on admettra bien, quelque opinion qu’on ait sur le point de vue raciste ◀de▶ ◀l’▶auteur, qu’il est peu de problèmes plus graves pour notre avenir immédiat.
Je n’ai rien dit ◀de▶ ◀l’▶art ◀d’▶Edschmid. Je ne lui vois ◀d’▶analogue que dans ◀les▶ derniers romans ◀de▶ Malraux. Même sens ◀de▶ ◀la▶ fraternité tragique, même goût des situations extrêmes (tortures en prison, folie des combats à ◀la▶ mitrailleuse presque à bout portant, etc.), où ◀l’▶homme avoue ses dernières ressources ◀de▶ sacrifice. Mais il faut se représenter un Malraux qui aurait ◀les▶ nerfs solides ; moins intellectuel, moins impressionniste et complaisant dans ◀la▶ description des douleurs physiques. Au total, Edschmid est plus fort.
Attendrons-nous ◀la▶ prochaine guerre pour lire dans ce Destin allemand l’un des secrets ◀de▶ notre destin à tous ? ◀L’▶ostracisme ◀de▶ nos critiques est d’ailleurs ◀d’▶autant plus absurde que ce livre — écrit par un juif ! — a été condamné en Allemagne.