(1985) Articles divers (1982-1985) « Hitler, l’anti-prophète de notre siècle (10 février 1983) » pp. 44-48

Hitler, l’anti-prophète de notre siècle (10 février 1983)s

Le maréchal von Hindenburg vient d’être réélu président de la République, en avril 1932, contre l’agitateur Hitler, chef du Parti national-socialiste des ouvriers allemands (NSDAP, selon le sigle allemand). Mais le désordre politique s’aggrave. Les élections législatives de juillet amènent 230 députés nazis au Reichstag. De nouvelles élections en novembre font tomber ce nombre à 196, Hitler ayant perdu en quelques mois deux millions de voix, à la suite d’une entente avec les communistes le temps d’une grève à Berlin. Et Léon Blum écrit : « Hitler a perdu ses dernières chances d’accéder au pouvoir. »

S’ensuivent des marchandages cyniques et des renversements d’alliances entre banquiers, industriels, conservateurs, centre catholique, communistes et sociaux-démocrates, chacun tentant de jouer les nazis contre son rival du moment. Enfin, le 30 janvier 1933, contre toute attente, le maréchal appelle au poste de chancelier l’ancien caporal Adolf Hitler, né Autrichien, et qui vient d’être naturalisé. Ce jour-là, devant le vieil aristocrate prussien surchargé de décorations, raide et condescendant, s’incline un chef plébéien mal habillé, au sourire vulgairement satisfait. Dans leur poignée de main peu croyable se sont noués les destins de notre siècle.

La défaite de 1918 avait précipité l’Allemagne dans un chaos sans précédent ; six millions de chômeurs ; une inflation qu’on disait galopante, et c’était trop peu dire, quand l’État émettait des billets de 100 millions et d’un milliard de marks ; l’humiliation nationale du traité de Versailles ; le désarmement imposé ; le terrorisme des groupuscules armés d’extrême droite ou d’extrême gauche ; la lutte sans merci des communistes contre la social-démocratie, ennemi n° 1 ; la peur du bolchévisme proche, la carence des démocraties bavardes, la révolte d’une jeunesse vagabonde, plus radicale et plus charmante que les hippies de demain…

Toutes les théories politiques, marxistes ou capitalistes, ont échoué depuis un demi-siècle dans l’analyse de cette situation initiale. Car l’hitlérisme est né de la rencontre absolument irrationnelle, et j’oserais dire antiprovidentielle, du Chaos et d’un fils du Chaos. C’est donc d’Hitler qu’il faut parler.

Individu quelconque et quasi nul en soi, phénomène d’envergure mondiale, tel fut l’homme, tel demeure son mystère. Les effets fracassants déclenchés dans le siècle par son apparition sont bien connus : on n’y retrouve pas, à l’analyse, la moindre trace de sa personne. Il fut ces effets, et rien d’autre. Démontrer qu’il n’a pas existé serait un jeu : père inconnu, cadavre disparu, témoignages contradictoires de ceux qui l’ont approché ou servi — et ses photos donnent toutes l’impression d’un truquage. La catastrophe du xxe siècle atteste seule sa réalité.

Le plus grand théologien contemporain, Karl Barth, a écrit : « Le prophète n’a pas de biographie. Il se lève et tombe avec sa mission. » Ainsi d’Hitler, l’antiprophète de notre temps, le prophète d’un pouvoir vide, d’un passé mort, d’une catastrophe totale dont il allait devenir l’agent. Avec son insondable vulgarité, sa mégalomanie et son magnétisme psychologique, ce quasi-néant d’homme ridicule et tragique a été le prophète du Néant collectif, où il a presque réussi à entraîner toute sa génération. C’est ainsi que je l’ai senti, éprouvé de tout l’être, enregistré au radar de quelque intuition subconsciente. Et prédit sans erreur, avec pas mal d’avance, dans les étapes de sa carrière.

Le dernier carnaval

En mars 1932, au lendemain d’une rencontre des jeunesses révolutionnaires françaises et allemandes, qui s’était tenue « dans un Francfort en proie au carnaval et à l’angoisse », je parlais du « dernier carnaval de cette bourgeoisie dont je viens d’admirer les trésors patinés dans la haute demeure familiale des Goethe ». L’accession d’Hitler au pouvoir se produisit onze mois plus tard exactement.

Le 20 mars 1939, j’osais déclarer, dans une chronique du Figaro sur l’occupation de Prague, que nous vivions « les derniers jours du bon vieux temps européen ». Ce fut la guerre, cinq mois plus tard.

Le 17 juin 1940, j’écrivais dans un journal suisse :

L’envahisseur avait prophétisé : « Le 15 juin j’entrerai dans Paris ». Il y entre en effet, mais ce n’est plus Paris. Et telle est sa défaite irrémédiable devant l’esprit, devant le sentiment, devant ce qui fait la valeur de la vie… Je songe au chef de guerre qui traverse aujourd’hui ces rues les plus émouvantes du monde : il ne les connaîtra jamais. Il ne verra que d’aveugles façades… La confrontation stupéfiante de cet homme et de cette ville était peut-être nécessaire pour faire comprendre au monde entier qu’il est des victoires impossibles…

Enfin, on peut lire dans La Part du diable , que je publiai à New York en 1942, trois ans avant la mort du Führer :

Hitler s’est tu. L’aventure a pris fin dans la catastrophe prévue. Et devant le cadavre gisant de l’homme qui fit trembler tout l’univers, voici que nous nous écrions avec une stupéfaction mêlée de honte : « Comme il était petit ! Il n’était grand, comme Satan lui-même, que de la grandeur de nos misères secrètes. »

Petit, aliéné, prolétaire : ces mots reviennent sans cesse à son propos, et le plus souvent dits par lui.

En juin 1939, au plus fort de la crise de Dantzig, C. J. Burckhardt, haut-commissaire de la SDN à Dantzig, est reçu en audience par le Führer : il s’agit d’une ultime tentative pour sauver la paix. Hitler ouvre l’album où il fait coller chaque jour les articles parus sur lui à l’étranger. Il désigne une coupure du Courrier de Saint-Étienne intitulée : « Le Führer a perdu la guerre des nerfs. » Il entre dans une rage folle. « Vous voyez, crie-t-il, il faut bien que je fasse la guerre à la Pologne puisqu’on écrit des choses pareilles sur moi. » C. J. Burckhardt lui demande pourquoi il attache tant d’importance aux propos d’une feuille de province : « Pourquoi ? gémit le Führer, mais parce que moi je ne suis rien, je n’ai que mon prestige vis-à-vis de mon peuple ! Je ne suis qu’un petit homme du commun ! Si je perds mon prestige, je perds tout ! Vous, monsieur Burckhardt, vous savez qui vous êtes, vous êtes de la grande famille Burckhardt de Bâle. Vous pourriez vous moquer d’un tel article. Mais moi je ne suis qu’un prolétaire ! »

Ce prolétaire en uniforme, ce petit homme du commun, Charlot soldat l’avait représenté d’avance, et cette anticipation grotesque nous paraît aujourd’hui bien plus ressemblante que le film polémique composé après coup par le même Chaplin, Le Dictateur.

Non pas un monstre pittoresque comme Attila ou Gengis Khan, mais un petit-bourgeois déclassé, qui veut sa revanche, tour à tour enragé et prostré. Rien de plus atterrant, dans toutes ses biographies, que la description donnée par son ministre Speer des soirées de Berchtesgaden, de leur ennui pesant et empesé autour d’un Führer silencieux, non qu’il veuille garder secrets ses grands desseins, mais parce qu’il ne sait pas de quoi parler.

Ce vide du personnage est essentiel : il est la condition de sa « mission » satanique. Certes, Hitler n’était pas le diable. Mais certains ont pensé, pour l’avoir éprouvé en sa présence par un frisson d’horreur sacrée, qu’il était le siège d’une « domination », d’un « trône », d’un « génie » ou d’une « puissance », comme saint Paul désigne les esprits de second rang qui peuvent déchoir dans un corps d’homme et l’occuper.

Je l’ai entendu prononcer l’un de ses grands discours, et je l’ai vu à la sortie de ce culte, debout dans sa voiture qui longeait très lentement une rue peu large, mal éclairée. Une seule chaîne de SS le séparait de la foule. J’étais au premier rang, à trois mètres de lui, marchant à la hauteur de la voiture, les mains dans les poches de mon pardessus. Un bon tireur l’eût descendu très facilement. Mais ce bon tireur ne s’est jamais trouvé dans cent occasions analogues.

Voilà le principal de ce que je sais sur Hitler, écrivais-je le lendemain dans mon journal. On peut réfléchir là-dessus. Réfléchir ou même délirer… On ne tire pas sur un homme qui n’est rien et qui est tout. On ne tire pas sur un petit-bourgeois qui est le rêve de soixante millions d’hommes. On tire sur un tyran, ou sur un roi, mais les fondateurs de religion sont réservés à d’autres catastrophes. Le Führer déclarait un jour : « Je ne crains pas les Ravaillac, parce que ma mission me protège. » Il faut croire un homme qui dit cela… D’où lui vient le pouvoir surhumain qu’il développe pendant un discours ? Une énergie de cette nature, on sent très bien qu’elle ne saurait se manifester qu’autant que l’individu ne compte plus, n’est que le support d’une puissance qui échappe à nos psychologies… On me demande sottement s’il est intelligent. Ne voit-on pas qu’un homme intelligent, si cela compte en lui le moins du monde, il ne vaut rien pour un destin pareil. En ce sens démoniaque du terme, un « génie » n’est ni fou ni bête, ni sensé ni intelligent. Il ne s’appartient pas, n’a pas de qualités propres, de vices ou de vertus, ni même de compte en banque, et à peine un état civil. Il est le lieu de passage des forces de l’Histoire, le catalyseur de ces forces qui déjà sont dressées devant vous ; et après cela, vous pouvez le supprimer sans rien détruire de ce qui s’est fait par lui.

Un homme quelconque, transfiguré par sa ténébreuse « mission », Schickelgruber habité par un trône ! On a ri. On a cessé de rire…

Le national-socialisme, raciste et adorateur du sang et de la guerre, s’est présenté à nous comme un malheur plus étendu et plus profond que l’histoire n’en connut depuis le Déluge. L’issue fatale de l’aventure n’affecte pas sa portée symbolique et n’exclut pas la possibilité de son retour, car le mouvement qu’Hitler sut enflammer dans notre siècle existait en puissance dans l’âme humaine depuis la formation de la première société. Hitler n’a fait que lui prêter figure et nom, à l’occasion de son éruption la plus violente jusqu’ici.

Le Guide de l’inconscient

Tout s’est passé comme si Hitler, ayant posé le diagnostic exact de notre société occidentale, avait aussitôt abusé de l’élan de confiance déclenché dans les foules, en leur proposant les remèdes les plus grossiers, puis en leur imposant le régime le plus évidemment charlatanesque.

Diagnostic hitlérien : dans l’Europe du xxe siècle, le sens de la communauté est en train de disparaître, mais le besoin « d’être ensemble » demeure vital. La communauté est détruite par toutes les forces de dissociation — rationalisme bourgeois ou marxiste, capitalisme anonyme et nomade, mélange de races, universalisme judéo-chrétien, qui détruisent les liens organiques et naturels, donc germaniques, même entre les Allemands de langue et de race.

Pour recréer ces liens, il faudra faire appel aux forces irrationnelles de l’inconscient. Pour régner, pour venger Schickelgruber, Hitler invente génialement la fonction de directeur d’inconscience collective. L’effrayant, c’est de voir à quel point le Führer, le Guide de l’inconscient du peuple, est en même temps conscient de son opération, lucide et froid comme le Serpent de la Genèse. Dans Mein Kampf, dès 1923, il décrit avec une surprenante précision le réveil des puissances souterraines qu’il se propose d’opérer :

Tous les grands mouvements de l’Histoire sont des éruptions volcaniques de passions et de sensations spirituelles provoquées soit par la cruelle déesse de la Misère, soit par la torche de la parole jetée dans les masses. Seule une tempête de passion brûlante peut changer les destinées d’un peuple.

Surtout, ne donnez pas de raisons aux masses, car de tout temps

les forces qui ont produit les plus grands changements dans le monde ont été trouvées non pas dans la connaissance scientifique, mais dans le fanatisme dominant les masses, et dans une véritable hystérie qui les pousse en avant.

Pour provoquer l’hystérie nécessaire, Hitler dispose de deux moyens : « La torche de la parole » jetée dans les masses les trouvera prêtes à s’enflammer si « la cruelle déesse de la Misère » les a d’abord conditionnées. Sous toutes ses formes, privées et publiques, c’est le Malheur qui va donc devenir la matière première de son œuvre et le gage de sa parole. De fait, Hitler arrivera au pouvoir grâce à la crise démente que j’ai rappelée, anarchie spirituelle, chômage et inflation…

Sa parole n’est d’abord que le ressassement de ces malheurs occidentaux et du superlatif malheur allemand — confession des péchés… d’autrui, attisant non le remords mais la haine. Viennent alors les promesses de grâce : en rejetant le traité de Versailles, « cette Gorgone terrorisant le peuple allemand qui vivait désarmé et humilié sous le regard de ces milliers d’yeux » (Mein Kampf), il supprime le Juge, et la faute. En fondant tout un peuple dans une masse passionnée, il le rend à l’état d’innocence première : pas de responsables dans une masse, donc pas de culpabilité.

Ayant ainsi rétabli les liturgies civiques, une masse allemande, réellement nationale, Hitler se voit dans la situation du fondateur de religion, au sens premier du terme : « religio », lien noué, renoué.

Au sortir du discours de Francfort que j’entends et subis en 1936, j’écris ceci :

Je me croyais à un meeting de masses, à quelque manifestation politique. Mais c’est leur culte qu’ils célèbrent ! Et c’est une liturgie qui se déroule, la grande cérémonie sacrale d’une religion dont je ne suis pas, et qui m’écrase et me repousse avec bien plus de puissance, même physique, que tous ces corps horriblement tendus. Je suis seul et ils sont tous ensemble.

Un désastre mondial

Dès avant la guerre de 1939, la majorité des humains savaient qu’Hitler était le nom d’un désastre imminent et mondial. Pourtant, on ne l’a pas arrêté. Voilà le point qu’il faut élucider.

Replaçons-nous dans la situation de l’Europe à la veille de sa grande catastrophe. La question qui se posait alors à l’inquiétude de trop rares observateurs était la suivante : « Comment se peut-il que des individus ‟normaux” deviennent subitement nazis ? Que des populations entières se laissent séduire ? Que dans tous les pays, pas seulement en Allemagne, des hommes subissent la contagion de ce mal, changent subitement de visage, se raidissent, se ferment à tout raisonnement, à toute discussion, à tout recours aux vérités fondamentales sur lesquelles s’édifia la civilisation de l’Occident ? »

L’explication de cette énigme réside pour moi dans l’évidence que voici : Adolf Hitler, mieux que les communistes et les fascistes, a su répondre à la question centrale du siècle, qui est religieuse au sens élémentaire de ce terme, sens vital et mortel à la fois. Dans les ruines matérielles et morales d’une société qui avait généralement perdu la Foi, l’Espérance et l’Amour, il a fondé le culte de la masse déifiée, animée par les trois antivertus théologales de la Puissance, de la Race et de la Haine.

L’idolâtrie du sang et du sol n’est autre chose, selon nous, qu’un retour offensif du culte cananéen de Baal. D’autres traits y apparaissent : ceux de Moloch, dans la mesure où Moloch est l’idole tribale qui réclame des sacrifices humains et donne en échange, comme bénédiction, un accroissement de puissance.

Ce message que, de sa prison, à la veille de la guerre, m’avait fait passer un théologien anonyme dont j’ignore encore s’il était chrétien ou juif, dévoilait le mystère profond de l’hitlérisme, en même temps qu’il annonçait les hautes tours des crématoires d’Auschwitz et l’Holocauste.

La faiblesse frappante de la critique tant libérale que marxiste, dès qu’elle essaie d’analyser le phénomène nazi, provient de l’obsession économiste qui l’aveugle sur l’importance primordiale du fait religieux, au sens sociologique du terme, disons : au sens « païen » et non chrétien.

Mais le désastre était inscrit dans les données de l’aventure hitlérienne. Fondée sur le Malheur, elle allait au Néant. « Das Nichts nichtet (le néant néantit) », venait d’écrire le grand philosophe Heidegger — un temps séduit par les mythes du nazisme.

Ayant pour force unique l’appel communautaire et par là submergeant tous les mouvements fondés sur le matérialisme — capitaliste ou « dialectique » — le national-socialisme ne pouvait aboutir qu’à la guerre, dès lors qu’il ne donnait à la communauté d’autre contenu que la haine commune, d’autre contenant que l’État national, et d’autre espoir que le rêve d’une Puissance recouvrée aux dépens de la Liberté, la sienne propre non moins que celle des autres.

Mais le rêve de Puissance totale n’est qu’un cauchemar. Une nation ne peut le rêver, le mimer et l’agir que dans l’hypnose, celle qui naissait des fêtes sacrales organisées par le Führer au rythme lent et envoûtant des défilés et des tambours pendant des nuits entières. C’est que la formule totalitaire est à jamais inapplicable : une idée de fou.

Il ne saurait y avoir toute-puissance d’une partie sur un tout humain. Il n’y a en fait que la puissance d’un parti sur sa propre nation, systématiquement amputée de tout ce qui pourrait résister à la mise au pas étatique, et par là promise à sa perte. Choisir la nation autarcique et la Race contre l’humanité en général, l’universel, mais aussi contre chaque homme en particulier, le personnel, tel fut le péché constitutif du national-socialisme. L’Occident n’a pas eu de pire ennemi, et il est loin d’être certain qu’il ait été vaincu ailleurs que dans les ruines de Berlin.

Hitler donnait la pire réponse possible, mais une réponse, à la question centrale de notre temps. Tel fut son vrai Pouvoir, et j’écrivais alors : « Seul un prophète peut lui répondre ». Nous l’attendons encore. Saurons-nous le reconnaître ?