La▶ cité (avril-mai 1935)f
Quand on m’a proposé ce titre, j’ai tout d’abord été frappé par ◀le▶ léger anachronisme ◀de▶ ce petit mot ◀de▶ cité. Une image s’est immédiatement formée devant mes yeux : ◀l’▶image ◀d’▶un clerc en vêtements moyenâgeux circulant dans ◀les▶ perspectives ◀d’▶un tableau ◀de▶ maître italien. ◀La▶ somme ◀de▶ saint Thomas sous ◀le▶ bras, mon chrétien arpentait ◀les▶ portiques ◀d’▶une ◀de▶ ces villes du Quattrocento, où tout était bâti à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶homme, où tout, — sauf ◀les▶ églises, — semblait avoir été conçu pour demeurer à portée ◀de▶ ◀la▶ main, dans ◀les▶ limites où ◀le▶ pouvoir ◀d’▶une vocation peut s’exercer. Je voyais cette ville, où tout portait ◀les▶ marques des pensées qu’agitait cet homme ; cette ville habitée et gouvernée par des chrétiens ; cette cité où ◀le▶ clerc, ◀le▶ magistrat et ◀le▶ marchand adoraient ◀le▶ même Dieu, dans ◀le▶ même langage ; cette unité vivante, cette communauté où toute pensée et toute action se répondaient, où il était normal, salutaire et logique que ◀les▶ choses s’ordonnent à ◀l’▶homme, et que ◀l’▶homme s’ordonne à son Dieu.
Tel était donc mon rêve, mon imagination ◀de▶ ◀l’▶homme chrétien dans ◀la▶ cité chrétienne.
Quelques jours plus tard, je me vis obligé ◀de▶ traverser à pied ◀la▶ banlieue parisienne. C’était du côté des faubourgs qui portent ce nom étrange du Kremlin-Bicêtre… Et je pus constater que ◀les▶ données du problème avaient un peu changé, — si vous me permettez cet euphémisme académique. ◀Les▶ termes ◀de▶ chrétien et ◀de▶ cité, qui, dans ◀l’▶image moyenâgeuse me paraissaient se correspondre et s’ordonner si simplement, me semblèrent soudain, dans ◀la▶ réalité des villes modernes, privés ◀de▶ toute espèce ◀de▶ commune mesure. L’un devenait tout petit, l’autre énorme.
En effet, ◀la▶ cité ◀d’▶aujourd’hui est quelque chose ◀de▶ littéralement démesuré, un ensemble ◀de▶ signes abstraits : SDN, BIT, URSS, SFIO, CGT, NSDAP, un monstrueux complexe ◀de▶ puissances collectives, ◀de▶ masses électorales, ◀de▶ lois économiques. Un jeu secret qui se joue sur nos têtes et dont ◀la▶ Presse nous donne ◀l’▶image conventionnelle. Entre ◀les▶ forces qui dominent ◀la▶ cité, et ◀les▶ hommes qui habitent ◀la▶ cité, il n’y a plus aucune proportion. Mais ce n’est pas ◀la▶ cité seule qui a changé. En même temps qu’elle cessait ◀d’▶être proportionnée à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀l’▶homme cessait ◀d’▶obéir à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀la▶ foi. Je n’étonnerai personne si je constate que dans ◀l’▶humanité contemporaine, ◀le▶ chrétien n’est plus ◀le▶ type normal. Il tend à devenir ◀l’▶exception. C’est tout juste, déjà, s’il n’est pas un scandale. Quand il se tient tranquille, on ◀le▶ tolère en souriant. On ira même jusqu’à respecter ses vertus, à condition toutefois qu’elles se confondent avec celles ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie.
Et maintenant nous comprendrons peut-être mieux ◀le▶ sens concret ◀de▶ ◀la▶ question, à laquelle je vais limiter mes réflexions, ce soir : — quelle peut être ◀la▶ vocation ◀de▶ ce chrétien dans cette cité ? Ce chrétien en minorité dans une masse ◀d’▶hommes qui, elle-même, paraît tellement impuissante sur ◀les▶ conseils ◀de▶ ◀la▶ cité ? N’est-il pas ridicule ◀de▶ poser la question ? N’est-il pas évident, à première vue, que ◀le▶ chrétien ne peut plus rien, que personne ne ◀l’▶écoute plus, qu’on ◀le▶ laisse parler dans ses temples justement parce qu’on ne ◀le▶ craint plus ? Et dès lors, à quoi servirait ◀de▶ méditer sur ◀la▶ manière dont ce chrétien pourrait ou devrait exercer une vocation condamnée par avance à demeurer inefficace ? ◀Le▶ chrétien est-il possesseur ◀d’▶un secret qui lui permettrait ◀de▶ faire plus ou mieux que ◀les▶ autres ? A-t-il des lumières spéciales sur ◀les▶ moyens ◀de▶ résoudre ◀la▶ crise, ◀d’▶organiser ◀la▶ production ou ◀de▶ conclure des traités ? Et si ce n’est pas ◀le▶ cas, ne ferait-il pas mieux ◀de▶ se limiter à son domaine, d’ailleurs de plus en plus restreint ? À ◀la▶ question ◀de▶ sa vocation dans ◀la▶ cité, ne devra-t-on pas opposer une question préalable, brutale : cette vocation a-t-elle un sens concret ? Conduit-elle à des actes ? Et ces actes eux-mêmes, auront-ils ◀la▶ moindre portée ?
◀L’▶observation objective du monde nous obligerait à conclure qu’en effet, ◀les▶ conditions sont devenues telles que ◀l’▶action du chrétien, comme chrétien, ne vaut guère ◀la▶ peine qu’on en parle. J’irai même plus loin : ◀l’▶action ◀d’▶un intellectuel laïque quelconque apparaît tout à fait dérisoire dans ◀la▶ « cité » telle qu’elle est devenue. Ni ◀les▶ congrégations économiques, ni ◀les▶ forces irrationnelles ◀de▶ ◀la▶ race, ◀de▶ ◀la▶ classe ou des nationalismes exaspérés, n’ont cure ◀de▶ nos avis, ◀de▶ nos révoltes. Que nous soyons chrétiens ou non, nous autres pauvres intellectuels, il nous faut perdre ◀l’▶illusion ◀d’▶exercer aucune puissance. À moins ◀de▶ nous faire journalistes ! ◀L’▶observation objective du monde ramène ◀le▶ clerc dans sa chambrette, et ◀le▶ chrétien dans sa paroisse. Elle conclut au scepticisme, et au pessimisme intégral. — « J’ai appliqué mon cœur — dit ◀l’▶Ecclésiaste — à rechercher et à sonder par ◀la▶ sagesse tout ce qui se fait sous ◀les▶ cieux : c’est là une occupation pénible à laquelle Dieu soumet ◀les▶ fils ◀de▶ ◀l’▶homme. J’ai vu tout ce qui se fait sous ◀les▶ cieux, et voici, tout est vanité et poursuite du vent. »
Je plaindrais ◀l’▶homme ◀d’▶action qui n’aurait jamais eu ce cri, qui n’aurait jamais éprouvé cette détresse ! Quant à moi, pendant que je réfléchissais à ce que je devais vous dire ce soir, j’ai éprouvé plus que jamais ◀le▶ sentiment ◀d’▶une grande absurdité. Sommes-nous bien des David prêts à marcher contre Goliath, ou simplement ◀de▶ tout petits Don Quichotte s’excitant à une lutte impossible ?
Je laisserai cette question ouverte. S’il est un fait patent, c’est que nous ne pouvons pas grand-chose…
Mais il existe un autre fait que je poserai en face de cette constatation si pessimiste : voici ce fait : Dieu peut tout ! Et c’est à Dieu que nous disons dans toutes ◀les▶ églises chrétiennes : « Que Ton règne vienne ! » Or, une telle prière nous charge ◀d’▶une responsabilité contre laquelle aucune raison ne prévaudra jamais. Elle est un ordre, que nous avons reçu, et que nous n’avons pas ◀le▶ droit ni ◀le▶ pouvoir ◀de▶ discuter. Elle nous adresse une vocation. Et alors, nous voici placés dans une situation toute nouvelle. Nous n’avons plus à supputer nos chances, ni à décider librement si oui ou non cela vaut ◀la▶ peine ◀d’▶entrer dans ◀la▶ tourmente ◀de▶ ◀la▶ cité. Nous prions : « Que Ton règne vienne ! » et si nous ne faisons pas ◀l’▶impossible — justement : ◀l’▶impossible — pour hâter ◀la▶ venue de ce règne, nous ne sommes plus que des menteurs, et notre prière nous condamne.
◀Le▶ chrétien est cet homme qui, ayant mesuré, mieux que personne peut-être, ◀la▶ vanité ◀de▶ toute action, agit tout de même, non point parce qu’il distingue un succès possible et prochain, mais parce qu’il a reçu un ordre, et que cet ordre vient de Dieu.
« Ne vous conformez pas à ce siècle présent, mais soyez transformés », dit saint Paul. Tout ◀le▶ secret ◀de▶ notre vocation est contenu dans ces mots-là, et si je parvenais ce soir à vous ◀les▶ rendre vivants et présents, et si vous n’emportiez d’ici que ◀le▶ seul souvenir ◀de▶ ces mots, je penserais avoir atteint mon but.
Ne vous conformez pas, — mais soyez transformés. Nous n’appartenons pas à ◀la▶ forme du monde mais bien à sa transformation. Forme et transformation, ce sont là ◀les▶ deux termes qui s’opposent dans notre vie, qui commandent notre vocation.
◀La▶ forme ◀de▶ ce monde : vous savez ce qu’elle est, et vous savez qu’elle est mauvaise. ◀La▶ forme ◀de▶ ce monde, ce sont toutes ◀les▶ puissances que j’énumérais tout à ◀l’▶heure et qui dominent ◀la▶ cité. C’est ◀le▶ désordre et ◀l’▶injustice tolérés, devenus normaux, c’est ◀la▶ presse, ◀l’▶exploitation des pauvres, ◀la▶ raison du plus fort et ◀la▶ loi du talion. Ici, c’est ◀le▶ capitalisme créateur ◀de▶ chômage, là c’est ◀la▶ tyrannie des dictatures. C’est contre ◀la▶ forme du monde que protestent ◀les▶ socialistes, et avec eux des masses grandissantes ◀de▶ bourgeois lentement dépossédés des privilèges acquis par leur travail. ◀La▶ forme mauvaise du monde, ce sera pour ◀l’▶incroyant ◀l’▶ensemble des abus et des désordres dont il souffre ; — pour ◀le▶ chrétien, ce sera bien davantage : ce sera tout ce que résume ◀le▶ seul mot ◀de▶ péché — tout ce qui s’oppose à ◀la▶ venue du règne ◀de▶ justice qu’il appelle.
« Nous n’appartenons pas à ◀la▶ forme du monde. » — Est-ce à dire que notre foi nous en libère matériellement et moralement ? Est-ce à dire qu’en tant que chrétiens nous échappons aux lois communes ? Non pas ! Et gardons-nous ici ◀de▶ toute illusion optimiste ! Chrétiens, nous restons hommes, entièrement hommes, entièrement prisonniers ◀de▶ ◀la▶ forme mauvaise du monde. C’est là ◀le▶ fait. Mais notre foi proteste au nom de Dieu contre ce fait ! Elle appelle un monde nouveau, elle affirme une nouvelle appartenance. Elle annonce une nouvelle patrie. Nous sommes au monde, c’est vrai, mais non pas comme étant du monde. C’est là ◀le▶ sens ◀de▶ nos prières, ◀de▶ nos angoisses et ◀de▶ ◀l’▶appel ◀de▶ toute ◀l’▶humanité à ◀la▶ justice.
Mais alors, cette forme du monde que ◀le▶ chrétien découvre pire encore que ne ◀le▶ pensaient ◀les▶ socialistes par exemple, elle appelle une transformation plus radicale que tout ce que nous pouvions imaginer et souhaiter. Et c’est à cette transformation que nous appartenons ◀de▶ droit, dès ◀l’▶instant où nous ◀l’▶annonçons.
Mais qu’est-ce que cette transformation ? Et ◀de▶ quel droit pouvons-nous ◀l’▶annoncer ? Est-ce un ensemble ◀de▶ réformes, un programme révolutionnaire ? Est-ce ◀l’▶utopie ◀d’▶un avenir meilleur, ce « millenium » dont ◀l’▶Apocalypse nous donne ◀la▶ vision mystérieuse, Satan enchaîné pour mille ans ?
Réforme, révolution, utopie ◀d’▶un monde meilleur ; — ne faisons pas ◀les▶ dégoûtés : nous y pensons tous plus ou moins, et beaucoup d’entre nous y travaillent. Il ne sera pas dit que ◀l’▶homme chrétien est moins humain que ◀l’▶homme non chrétien. Il ne sera pas dit que ◀le▶ croyant, parce qu’il refuse toute solidarité avec ◀la▶ forme du monde présent, refuse aussi toute solidarité avec ◀l’▶espoir ◀de▶ ceux qui souffrent et qui créent. Mais s’il accepte pratiquement ◀de▶ travailler à ◀la▶ révolution, ◀le▶ chrétien n’a pas ◀le▶ droit ◀de▶ laisser subsister ◀la▶ moindre équivoque sur ◀les▶ motifs ◀de▶ cette acceptation. S’il annonce, au sens fort du terme, ◀la▶ transformation ◀de▶ ce monde, ce n’est pas en vertu des seuls désirs humains, qu’il a certainement lui aussi, mais qu’il n’aurait aucun droit ◀de▶ prêcher. S’il annonce, s’il prêche cette transformation, non pas comme un désir mais comme une certitude, c’est qu’elle a déjà été faite ! Ce que nous annonçons au monde, c’est ◀la▶ promesse ◀de▶ celui qui a dit : « Prenez courage, j’ai vaincu ◀le▶ monde. » — Christ est ressuscité. Il est vivant ! Par lui, ◀la▶ forme ◀de▶ ce monde, et sa puissance dernière, ◀la▶ mort, sont absolument dominées. C’en est fait ! depuis 19 siècles. ◀La▶ justice a paru, et nous en témoignons par nos actions ◀de▶ grâce — précisément par nos actions ! — et je voudrais mettre ◀l’▶accent sur ce mot-là, afin que vous ne pensiez pas qu’il ne s’agit ici que ◀de▶ pathos sentimental. Action, et non pas sentiment, ni piété, ni extase, ni cloître. Voilà pourquoi notre certitude joyeuse devient une certitude combattante, — voilà pourquoi nous ne pouvons plus nous laisser arrêter par aucune raison, par ces raisons si bonnes, par exemple, mais si courtes, ◀de▶ ◀l’▶opportunisme sceptique. Si nous croyons à cette justice, nous ne pouvons autrement que ◀de▶ courir vers elle ! Nous ne pouvons autrement que ◀d’▶espérer ◀de▶ toutes nos forces son retour ! Nous protestons contre ce monde au nom d’une justice triomphante, et c’est elle que nous annonçons : ainsi donc, ces deux temps ◀de▶ notre vocation révèlent un fait unique, renvoient à un motif unique : ◀la▶ mort et ◀la▶ résurrection ◀de▶ Jésus-Christ. Ni ◀l’▶attente passive, ni ◀l’▶ardeur messianique, ne sont plus aujourd’hui des attitudes chrétiennes ; mais voilà ◀le▶ motif ◀de▶ notre action : nous attestons ◀la▶ justice apparue, et dans ◀l’▶élan ◀de▶ notre action ◀de▶ grâce, prisonniers que nous sommes ◀de▶ ◀la▶ forme terrestre, nous prêchons une victoire acquise et ◀le▶ retour promis ◀de▶ cette justice !
Il se peut que certains d’entre vous trouvent ces préliminaires terriblement théologiques. Il se peut que ma définition ◀de▶ ◀la▶ vocation du chrétien vous ait paru, dès ◀le▶ principe, assez abstraite. Me voilà bien loin, pensez-vous, des problèmes concrets que pose ◀la▶ cité. Encore un qui s’évade ! Encore un qui décolle et va planer au-dessus des nuages… Peut-être qu’un ou deux, ou beaucoup d’entre vous, sont en train de penser cela. Avant ◀d’▶aborder ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶action politique du chrétien, je tiens à dire deux mots concernant ces scrupules, ou peut-être, cette objection informulée.
◀La▶ question que je viens ◀d’▶esquisser à grands traits, c’est celle des fins dernières ◀de▶ ◀l’▶action du chrétien. C’est ◀la▶ triple question que ◀le▶ peintre Gauguin avait choisie pour titre ◀de▶ son fameux triptyque : ◀D’▶où venons-nous ? Où en sommes-nous ? Où allons-nous ? À ◀la▶ question : Où en sommes-nous ? j’ai répondu en rappelant ◀la▶ situation très précaire du chrétien dans ◀la▶ cité telle qu’elle est devenue. À ◀la▶ question : ◀D’▶où venons-nous ? j’ai répondu en rappelant que ◀l’▶origine vivante ◀de▶ notre action, c’est ◀l’▶incarnation ◀de▶ ◀la▶ justice en Jésus-Christ ressuscité. À ◀la▶ question : Où allons-nous ? j’ai répondu : ◀le▶ Seigneur vient ! — et nous allons à ◀la▶ rencontre ◀de▶ son règne, vers ◀la▶ transformation radicale ◀de▶ toutes choses. Et je vous demande, maintenant, si ◀l’▶on a ◀le▶ droit ◀de▶ se mettre en route avant ◀d’▶avoir posé ces trois questions, avant ◀d’▶y avoir répondu ? Oh, je sais bien que ◀le▶ monde ◀d’▶aujourd’hui retentit chaque jour ◀d’▶appels, ◀d’▶appels à ◀la▶ lutte immédiate, pour des objectifs imprécis, ou au contraire tellement précis qu’on ne veut plus rien voir au-delà. Trop ◀de▶ chefs nous crient : en avant ! sans avoir osé regarder plus loin que ◀le▶ bout des semelles ◀de▶ leurs bottes. Leur en avant ne sait pas où il va ! N’est-ce pas ainsi que courent ◀les▶ fuyards ? Comment ne voient-ils pas que chacun ◀de▶ leurs gestes pose la question des fins dernières ◀de▶ ◀l’▶homme, et cela, qu’ils ◀le▶ veuillent ou non ? Et s’ils ◀le▶ voient, comment peuvent-ils encore éluder si cavalièrement ◀le▶ problème dernier ◀de▶ ◀l’▶action ? Et je demande encore : qui donc osera poser ces grandes questions dernières, si ce n’est ◀le▶ chrétien, dans ◀la▶ cité contemporaine ? Et s’il ne ◀le▶ fait pas, qui ◀d’▶autre est en mesure ◀d’▶assumer cette charge inquiétante ? Si ◀le▶ chrétien ne pose pas ces questions, n’est-ce pas alors, justement, qu’il s’évade ? Qu’il sort ◀de▶ sa réalité ? Qu’il doute ◀de▶ ◀la▶ justice ◀de▶ Dieu ? Et qu’il trahit sa vocation première ?
Je pense que beaucoup d’entre vous ont, dès longtemps, résolu ces questions, dans ◀la▶ mesure où cela se peut. Mais il fallait qu’elles fussent posées, toutes ces questions, et il faut qu’elles demeurent posées comme un grand signe ◀d’▶interrogation au-dessus ◀de▶ ce que j’ai à vous dire maintenant.
Vocation du chrétien dans ◀la▶ cité : nous ◀l’▶avons définie par deux mouvements : une protestation, une annonce. Protestation contre ◀la▶ forme ◀de▶ ce siècle, annonce active ◀de▶ sa transformation.
Ici se posent deux grands problèmes pratiques : est-il possible et nécessaire, partant ◀de▶ cette vocation, ◀d’▶aboutir à ce que j’appellerai une politique chrétienne, un parti des chrétiens ? Telle est la première question. Et si ◀l’▶on répond non à cette première question, est-il possible alors, ou désirable, qu’un chrétien entre dans l’un ou l’autre des partis existants, et fasse sienne ◀la▶ cause ◀de▶ ce parti ? Ce sera la seconde question.
Au sujet de ◀la▶ politique chrétienne, permettez-moi ◀d’▶être aussi bref que catégorique.
Si nous considérons ◀l’▶histoire, si nous écoutons ses leçons, il me paraît qu’aucun doute n’est permis. ◀De▶ Constantin, premier empereur chrétien commandant aux chrétiens ◀de▶ faire ◀la▶ guerre, à Charlemagne baptisant ◀les▶ Saxons pour leur prouver ◀la▶ puissance ◀de▶ son glaive, et tout accessoirement celle ◀de▶ ◀l’▶Esprit ; des chevaliers partant pour ◀la▶ Croisade, aux milices ◀de▶ Loyola, poussant ◀les▶ princes à une autre croisade non moins sanglante, mais sans doute moins féconde pour ◀l’▶essor ◀de▶ ◀la▶ civilisation ; des anabaptistes ◀de▶ Münster aux puritains capitalistes ; du Roi-Soleil, prince très chrétien, à Guillaume II et à son Gott mit uns ! ; des Espagnols massacrant ◀les▶ Incas au nom d’un autre roi chrétien, jusqu’à ce chancelier Dollfuss faisant tirer à coups ◀de▶ canon contre ◀les▶ ouvriers ◀de▶ Vienne avec ◀l’▶appui du parti clérical, — ◀l’▶histoire des politiques chrétiennes se confond séculairement avec ◀l’▶histoire des trahisons ◀les▶ plus flagrantes du christianisme. Voilà bien ◀la▶ fatalité qui pèse sur notre histoire : une politique chrétienne qui réussit n’a plus rien ◀de▶ chrétien que ◀le▶ prétexte. ◀Les▶ Églises se livrent au jugement du monde, dès lors qu’elles cessent ◀d’▶être avant tout un jugement porté sur ◀le▶ monde. Toute politique chrétienne, toute politique conduite par une Église, et qui vise des buts proprement politiques, appartient à ◀la▶ forme du monde, et par là même, appelle notre protestation.
Quel est donc ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶Église ? Est-il ◀de▶ prêcher ◀l’▶Évangile, ou bien ◀de▶ faire triompher telle ou telle doctrine sociale adoptée par opportunisme ? À supposer même qu’une église parvienne à construire une doctrine, sociale, morale, économique, qui puisse s’imposer au grand nombre sans violences, sans mensonges, sans illusions, sans habiletés politiciennes, — à supposer que cela soit possible, que ◀de▶ questions demeurent menaçantes ! Voici ◀l’▶Église liée bon gré mal gré à son succès ; voici ◀l’▶Église puissante et séduisant par sa puissance ; voici ◀le▶ message ◀de▶ ◀la▶ transformation qui se change en message ◀de▶ ◀la▶ conservation ; et voici ◀l’▶ombre du Grand Inquisiteur qui vient bénir ce monde moralisé, dont on ne sait plus exactement s’il est encore profane ou déjà sanctifié.
Je ne crois pas plus à une politique chrétienne que je ne crois à une morale chrétienne codifiée, rationalisée, dispensant chaque chrétien ◀de▶ reconnaître et ◀d’▶accepter ◀les▶ risques ◀d’▶une vocation toujours unique, et parfois scandaleuse. Je ne crois pas que ◀les▶ chrétiens possèdent, du seul fait ◀de▶ leur foi, des lumières spéciales sur ◀les▶ problèmes techniques que pose ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ cité moderne. Je ne crois pas qu’il soit souhaitable que se forme un parti chrétien, opposé aux autres partis.
Je crois que ◀les▶ églises ne peuvent accomplir tout leur devoir, toute leur mission dans ◀la▶ cité, que ◀d’▶une seule et unique manière, et c’est en devenant et en restant ◀de▶ vraies Églises, c’est-à-dire des annonciatrices ◀de▶ ◀la▶ Parole, du jugement porté sur ◀la▶ forme du monde, et ◀de▶ ◀la▶ grâce offerte à ceux qui croient.
Mais ceci dit, et une fois repoussée ◀la▶ tentation théocratique à laquelle je vois succomber tant de jeunes chrétiens trop bien intentionnés, il faut avouer que ◀la▶ question reste entière : que devons-nous faire, comme chrétiens, dans ◀la▶ cité ? Si ◀l’▶Église n’est pas un parti, comment et où faut-il que nous prenions parti ? Où allons-nous nous engager ? Car vocation signifie acte, et tout acte est un engagement.
Nous voici donc en face de la seconde question : celle ◀de▶ ◀l’▶adhésion à l’un ou l’autre des partis politiques existants.
Bien entendu, je ne puis songer à passer en revue ◀les▶ principaux partis qui constituent des forces politiques et sociales dans ◀la▶ cité française ◀d’▶aujourd’hui. Nous entrerions dans un débat terriblement technique et faussement précis, et nous aurions vite fait ◀de▶ perdre ◀de▶ vue ◀la▶ vocation particulière du chrétien. Je me contenterai donc ◀d’▶examiner un seul exemple, ◀le▶ plus riche à mon sens, et peut-être ◀le▶ plus typique : ◀l’▶exemple du parti socialiste.
Protestation contre ◀la▶ forme actuelle du monde, prédication active ◀de▶ sa transformation, — si telle est bien ◀la▶ vocation civique du chrétien, beaucoup seront tentés ◀de▶ penser que cela conduit au socialisme. Pour ma part, je confesse volontiers qu’aucun parti ne m’attire davantage, et qu’aucun ne saurait m’apparaître, à première vue, plus conforme à notre espérance ◀de▶ justice. Vous dirai-je que c’est précisément à cause de cette similitude ◀d’▶espérances, à cause de cette convergence apparente, à cause de cette tentation très réelle, que je suis amené à me méfier, ou tout au moins à m’approcher avec une prudence critique extrême, ◀de▶ ce que ◀l’▶on nomme ◀l’▶idéal socialiste ?
Beaucoup de braves gens condamnent cet idéal en bloc, à cause des erreurs qu’il comporte, disent-ils, mais aussi je suppose, à cause de certaines vérités assez gênantes qu’il représente. Il existe un proverbe anglais qui me paraît trouver ici une excellente application : « Il ne faut pas jeter ◀l’▶enfant avec ◀le▶ bain. » Jetons ◀le▶ bain marxiste, mais gardons ◀l’▶enfant ! Car si nous condamnons en bloc ◀le▶ socialisme, nous condamnons aussi une part ◀de▶ vérité ◀d’▶origine proprement chrétienne. ◀Le▶ socialisme s’est identifié avec ◀la▶ défense des humbles : si nous ne faisons pas mieux que lui à cet égard, gardons-nous ◀de▶ ◀l’▶attaquer ! ◀Le▶ socialisme proteste contre ◀les▶ conditions actuelles du travail ; il revendique une justice plus grande dans ◀la▶ société : si nous ne protestons pas plus fort que lui, si nous ne croyons pas mieux que lui à ◀la▶ justice, gardons-nous ◀de▶ ◀le▶ condamner ! C’est lui qui fait, dans ◀l’▶incroyance, ce que nous aurions dû faire dans ◀la▶ foi. — Mais si ◀l’▶on refuse ◀d’▶attaquer ◀le▶ socialisme, faudra-t-il accepter aussitôt ◀le▶ fameux trait ◀d’▶union qu’on nous propose, entre socialiste et chrétien ? Prenons bien garde ici au sens des mots : protestation et justice. Oui, ces mots d’ordre sont ◀les▶ mêmes pour ◀le▶ chrétien et pour ◀le▶ socialiste. ◀L’▶élan sentimental est peut-être ◀le▶ même, ◀les▶ revendications pratiques seront peut-être aussi ◀les▶ mêmes, dans bien des cas. Mais ◀les▶ motifs premiers, ◀les▶ buts derniers sont autres. Et ce sont ces motifs et ces buts qui doivent donner aux mots leur sens réel. Nous trahirions ◀la▶ foi qui doit nous animer si, pour des raisons tactiques, nous passions sous silence cette radicale différence : ◀le▶ chrétien ne proteste pas seulement contre des abus politiques, mais contre ◀le▶ péché, à travers ces abus. ◀Le▶ chrétien n’annonce pas seulement une justice humaine à venir, mais une justice divine, déjà réalisée. Notre devoir ◀de▶ charité ne serait-il pas alors ◀de▶ déclarer ouvertement aux socialistes qu’entre leur but et notre but, entre nos motifs et ◀les▶ leurs, il y a tout ◀l’▶abîme qui sépare un idéal moral ◀d’▶une foi au Christ vivant ?
Car ◀le▶ chrétien n’est pas idéaliste, et c’est cela qui ◀le▶ distingue en fin de compte du socialiste. ◀Le▶ christianisme annonce une réalité, non pas un rêve. Il annonce ◀le▶ salut pour ceux qui se repentent et qui croient, non point une théorie économique passagère. On a tort ◀d’▶attaquer uniquement ◀le▶ prétendu matérialisme socialiste, comme si ◀le▶ christianisme était moins réaliste et comme si ◀les▶ chrétiens ne vivaient pas aussi ◀de▶ pain. ◀Le▶ grand danger du socialisme n’est pas dans son matérialisme, mais dans sa fausse spiritualité ; dans ce qu’il a ◀de▶ meilleur, non dans ce qu’il a ◀de▶ pire ; dans ◀la▶ tentation qu’il nous offre ◀d’▶un idéal humanitaire en lieu et place ◀d’▶une foi. Si nous ne parvenons pas à faire comprendre aux socialistes ◀le▶ sérieux absolu ◀de▶ cette distinction, nous risquons ◀de▶ prêcher contre Dieu en travaillant à leurs côtés !
Nous connaissons des chrétiens socialistes. Et ils savent sans doute mieux que nous ce que signifie pour eux ◀le▶ compromis entre leurs motifs ◀de▶ croyants et ◀les▶ motifs des camarades. Pensant à eux, je résumerai toute ma critique dans une seule phrase : un tel compromis n’est possible, comme un douloureux pis-aller, que s’il est par ailleurs dénoncé, ouvertement, et au nom de ◀la▶ foi.
J’ajouterai cependant une remarque. Si je refuse ◀d’▶adhérer pratiquement au socialisme, c’est d’abord à cause du marxisme, et des motifs ouvertement antichrétiens qu’il donne à toute action dans ◀le▶ cadre du parti. Mais si je refuse ce parti, c’est aussi parce qu’il est un parti, précisément. Tout le monde fait aujourd’hui ◀le▶ procès des partis, pour des raisons assez sérieuses et valables ◀d’▶opportunité politique. ◀L’▶impuissance politique des formations ◀de▶ masses s’est avérée depuis ◀la▶ guerre, soit en Russie, où Lénine triompha par ◀le▶ moyen ◀d’▶une minorité infime, soit en Allemagne, où ◀les▶ partis ◀de▶ gauche, malgré leur organisation incomparable, se virent balayés en dix jours par ◀les▶ troupes ◀d’▶assaut hitlériennes. Mais je crois qu’un chrétien peut adresser une critique encore plus grave à tout parti. ◀L’▶idée même ◀de▶ parti paraît absolument incompatible avec ◀l’▶idée ◀de▶ vocation. Et ◀la▶ réalité pratique et quotidienne montre que cette opposition est effective. ◀L’▶homme des masses, ◀le▶ partisan, c’est ◀l’▶homme qui fuit devant sa vocation. C’est ◀l’▶homme qui accepte un mensonge parce que ◀les▶ intérêts immédiats du parti ◀le▶ commandent sans discussion. C’est ◀l’▶homme qui délègue à ◀la▶ majorité ◀le▶ souci ◀de▶ ses décisions. Et dans ce sens précis, il faut bien dire que ◀les▶ partis sont ◀les▶ agents ◀les▶ plus actifs ◀de▶ ◀la▶ démoralisation des hommes modernes. N’ayant pas même ◀l’▶excuse ◀d’▶avoir réussi pratiquement, ils ne peuvent se défendre contre ◀le▶ jugement qui ◀les▶ renvoie au magasin des accessoires du stupide xixe siècle.
Je résume ces premières conclusions : ni politique chrétienne, ni parti chrétien, ni parti politique. — Pourtant, il faut agir ! Pourtant, ◀la▶ vocation qui nous envoie dans ◀la▶ cité reste impérieuse ! Alors quoi ? direz-vous, que reste-t-il pratiquement ? Va-t-on nous renvoyer une fois de plus à ce recours au Dieu tout-puissant qui permet ◀de▶ faire ◀de▶ si belles phrases, qui est si vrai, mais si « abstrait » — dit-on —, et qui vous laisse en fin de compte ◀le▶ bec dans ◀l’▶eau ?
J’aurais renoncé à vous parler ce soir si je n’avais eu à vous offrir que ces négations nécessaires. Car on ne peut refuser ce qui existe qu’au nom d’une volonté ◀de▶ création. Je vous proposerai donc deux exemples concrets ◀de▶ vocation chrétienne dans ◀la▶ cité.
Et d’abord, à ◀l’▶image que je vous donnais en débutant du clerc moyenâgeux dans ◀la▶ cité thomiste, j’opposerai une image moderne, qui est aussi celle ◀d’▶un chrétien dans ◀la▶ cité, mais qui n’est pas cette fois une utopie. Cela se passe au Japon, ◀de▶ nos jours.
Certains d’entre vous connaissent probablement ◀la▶ biographie ◀de▶ Kagawa, ◀le▶ chef du jeune Japon chrétien. Fils ◀d’▶un conseiller ◀de▶ ◀l’▶empereur et ◀d’▶une geisha, Kagawa appartient à une classe honorable, et jouit à vingt ans ◀de▶ tous ◀les▶ avantages qui sont chez nous ceux ◀de▶ ◀la▶ grande bourgeoisie. Mais voilà qu’il se convertit, et c’est ici que ◀l’▶aventure commence. Soudain frappé par ◀le▶ contraste odieux entre ◀la▶ misère des bas-fonds et ◀l’▶essor ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie capitaliste qui se développe très rapidement dans ◀le▶ Japon ◀d’▶avant ◀la▶ guerre, il comprend qu’il lui est impossible ◀de▶ se dire vraiment chrétien tant qu’il n’aura pas fait tout ce qui est en son pouvoir pour réduire ◀le▶ scandale social. Aucun parti n’existe encore dans son pays, qui se consacre à ◀la▶ défense des intérêts ◀de▶ ◀la▶ classe opprimée. Que faire, sinon payer ◀de▶ sa personne ? Kagawa n’hésite pas. Il va vivre dans ◀les▶ bas-fonds. Avec un peu ◀d’▶argent que lui donne une mission américaine — très peu ◀d’▶argent — il loue une espèce ◀de▶ baraque dans ◀le▶ quartier ◀le▶ plus mal famé ◀de▶ ◀la▶ grande ville ◀de▶ Kobé, et se met à prêcher ◀l’▶Évangile. Mais son activité ne se borne pas là : prêcher, certes, c’est son premier devoir, mais ce devoir en appelle d’autres. Kagawa recueille dans sa case, des malades, des chômeurs, des vieillards, des enfants abandonnés, des ivrognes, tout ◀le▶ rebut ◀d’▶humanité dont ◀les▶ bas-fonds eux-mêmes ne savent que faire. Il faut lire ◀l’▶effarante description ◀de▶ sa vie telle qu’il ◀l’▶a racontée dans une espèce ◀d’▶autobiographie romancée qu’on a traduite en France sous ce titre : Avant ◀l’▶aube g. Voilà bien ◀le▶ chrétien dans ◀la▶ cité : ◀l’▶homme au service des hommes, bafoué, injurié, battu, exploité sans vergogne par tous ◀les▶ matamores et souteneurs qu’il a choisis pour voisins, pour prochains ! Et son action apparemment désespérée s’étend mystérieusement sur ces quartiers ◀d’▶enfer. ◀Les▶ crimes diminuent, ◀les▶ enfants s’instruisent, des misères sont soulagées. C’est déjà quelque chose. Mais Kagawa veut davantage. Il fonde les premiers syndicats du Japon, il conduit une grève, va en prison, en ressort triomphalement escorté par une foule ◀d’▶enfants qu’il a secourus, et dès lors ◀le▶ mouvement est lancé, ◀l’▶opinion publique alertée, et cet effort aboutira à ◀l’▶assainissement radical des slums ou bas-fonds ◀de▶ Kobé et ◀de▶ plusieurs villes japonaises, à ◀la▶ création ◀d’▶importantes œuvres sociales, enfin à ◀la▶ constitution ◀d’▶un grand mouvement syndicaliste.
Vocation du chrétien dans ◀la▶ cité. Tout ◀le▶ pouvoir ◀de▶ Kagawa se résume en effet dans ce seul mot ◀de▶ vocation. Il n’agit pas au bénéfice ◀d’▶un parti. Il prêche et il proteste au nom d’une foi sans cesse proclamée. C’est ainsi qu’on transforme ◀le▶ monde. Ce n’est pas au nom d’un parti que Jérémie accusait publiquement son roi et ◀l’▶obligeait à réparer ses crimes ; ce n’est pas au nom d’un parti que Paul ébranle ◀l’▶Empire romain, ce n’est pas au nom d’un parti que Luther et Calvin déclenchent ◀la▶ plus grande révolution occidentale, — c’est au nom de leur seule vocation. Eux n’ont pas dit que ◀la▶ vocation ne suffisait pas, que c’était vague et peu pratique ! Toute ◀l’▶histoire du monde chrétien est faite par des vocations précises reçues dans ◀la▶ prière, avec crainte et tremblement, et non pas revendiquées par ◀le▶ désir des hommes, à ◀l’▶appui ◀d’▶un parti politique. Seules, ces vocations-là ont transformé ◀le▶ monde, moralement et pratiquement. Seules, elles sont apparues comme ◀de▶ fondamentales et créatrices objections ◀de▶ ◀la▶ foi à ◀la▶ forme du monde. Mais, direz-vous encore, nous ne sommes pas tous des Jérémie, des Paul, des Luther, des Calvin, ni même des Kagawa, ni même des salutistes, — pour ne rien dire ◀de▶ ces deux amis auxquels nous pensons tous ce soir et qui, du fond ◀de▶ leur prison, tout près d’ici, posent à notre conscience leur silencieuse et troublante question.
Nous sommes, me direz-vous, des étudiants, c’est-à-dire des intellectuels. Notre premier devoir dans ◀la▶ cité n’est-il pas ◀de▶ travailler en tant qu’intellectuels, — de même que le premier devoir ◀de▶ ◀l’▶ingénieur reste ◀de▶ faire des plans et des calculs, et non pas ◀de▶ gâcher du ciment ? Si nous nous mettions tous à faire ◀de▶ ◀l’▶action sociale, à jouer ◀les▶ Kagawa, et à vivre dans ◀les▶ quartiers miséreux, ne serait-ce pas aussi faillir à notre vocation tout humblement humaine, professionnelle ? Je n’aurai pas ◀le▶ cynisme ◀de▶ vous répondre que ce serait là peut-être un remède tout trouvé à ◀la▶ crise ◀de▶ surproduction intellectuelle et à ◀l’▶encombrement des carrières libérales. ◀L’▶agriculture manque ◀de▶ bras, — dit-on… J’espère avoir une solution moins défaitiste à vous offrir. — Et ce sera mon second exemple.
Un écrivain américain ◀de▶ ces dernières années, l’un des porte-paroles ◀de▶ ◀la▶ nouvelle génération en pleine révolte contre ◀la▶ tyrannie bancaire et puritaine, Waldo Franck, a écrit une phrase qui condense très bien ◀la▶ substance ◀de▶ ce que je voudrais vous faire comprendre maintenant. ◀La▶ voici : « Dans des époques ◀de▶ transition des bases culturelles, ◀la▶ critique qui ne jaillit pas ◀de▶ ◀la▶ métaphysique et ◀d’▶une véritable compréhension des expériences religieuses, est vaine, irresponsable, impuissante et antisociale. » Je crois que cette phrase exprime ◀la▶ plus grande vérité actuelle, c’est-à-dire ◀la▶ plus méconnue par ceux qui font ◀la▶ politique ◀de▶ nos cités.
Commentons brièvement cette phrase. ◀La▶ cité moderne est en crise, parce que personne n’a su ou n’a osé prévoir ◀l’▶aboutissement matériel et moral ◀de▶ ◀la▶ révolution industrielle, c’est-à-dire du capitalisme. ◀La▶ bourgeoisie et ◀le▶ prolétariat, de même que ◀les▶ intellectuels, croient encore à certaines notions ◀de▶ justice et ◀de▶ respect ◀de▶ ◀l’▶homme qui n’ont aucun rapport avec ◀la▶ morale pratique du monde économique et financier. Tout le monde sait que ◀la▶ morale des affaires est à peu près ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀la▶ morale, et que ◀les▶ nécessités économiques ne tiennent pas compte ◀de▶ nos beaux idéaux. Il résulte ◀de▶ ce divorce une crise profonde ◀de▶ ◀la▶ culture, au sens ◀le▶ plus large du terme. ◀Les▶ buts ◀de▶ ◀l’▶intellectuel et son langage ne sont plus ceux ◀de▶ ◀l’▶ouvrier ni du petit-bourgeois provincial et encore moins ceux du capitalisme. Chacun tire à hue et à dia, et personne ne sait où il va. Il n’y a plus ◀de▶ commune mesure entre ◀la▶ pensée et ◀l’▶action. ◀La▶ cité n’est plus dominée par une norme et un but commun. Ce sont ◀les▶ bases culturelles qui sont atteintes ! Et c’est pourquoi toute réforme ◀de▶ détail, ou toute œuvre sociale partielle apparaissent vouées à ◀l’▶échec, tant qu’on n’aura pas reconstruit ces bases, et retrouvé ◀la▶ commune mesure. Donner ◀de▶ ◀la▶ soupe aux chômeurs, c’est très bien, mais cela n’atteint pas ◀les▶ racines du mal.
Oui, ◀la▶ tâche ◀la▶ plus pratique, ◀la▶ plus sociale qui s’offre à nous, c’est bien une tâche spirituelle : retrouver cette commune mesure ◀de▶ ◀la▶ pensée et ◀de▶ ◀l’▶action, ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀de▶ ◀l’▶économie ; or, elle ne peut être cherchée sérieusement nulle part ailleurs que dans ◀la▶ religion. ◀L’▶histoire des grandes civilisations, c’est ◀l’▶histoire ◀de▶ leur mesure commune, ◀de▶ leur règle centrale ◀de▶ pensée et ◀d’▶action, ou si ◀l’▶on veut, pour simplifier, ◀de▶ leur morale. Et toute morale se fonde dans une religion, même ◀la▶ morale ◀de▶ ceux qui se croient incroyants.
Or c’est précisément cette tâche écrasante mais aussi enthousiasmante, cette tâche ◀de▶ recréer une mesure et une morale communautaire que se sont assignée ◀les▶ groupes personnalistes, sur ◀l’▶exemple desquels je vais conclure.
◀Le▶ grand principe qui anime ces groupes, celui ◀de▶ ◀la▶ revue Esprit ou celui ◀de▶ L’Ordre nouveau , pour ne rien dire ◀de▶ plusieurs autres moins notoires, — ◀le▶ grand principe qui ◀les▶ anime, c’est ◀la▶ primauté ◀de▶ ◀la▶ personne. — ◀L’▶expression paraît bien abstraite. Que faut-il entendre par là ? Qu’est-ce donc que ◀la▶ personne humaine ? Exactement et tout simplement, ◀la▶ personne, c’est ce que j’appelais ◀l’▶exercice ◀de▶ ◀la▶ vocation. Ce qu’on nomme à Esprit ou à L’Ordre nouveau : ◀la▶ personne, c’est cette réalité que tout chrétien connaît : ◀l’▶homme qui a reçu une vocation et qui lui obéit dans ses actes. Voici ce que disent ◀les▶ personnalistes : ◀l’▶État et ◀les▶ institutions doivent être mis au service ◀de▶ ◀l’▶homme ; or, c’est ◀l’▶inverse qui se passe aujourd’hui ; ◀l’▶État et ◀les▶ institutions doivent avoir pour seul but ◀d’▶assurer à chacun ◀le▶ libre et ◀le▶ plein exercice ◀de▶ sa vocation personnelle. Et c’est dans cet esprit qu’il s’agit ◀de▶ rebâtir ◀l’▶économie et ◀les▶ cadres sociaux. Vous voyez que nous retrouvons ◀l’▶exigence spirituelle du chrétien. Mais vous voyez aussi qu’il s’agit là ◀d’▶une révolution profonde, car rien n’est plus profond qu’un changement ◀de▶ ◀l’▶état d’esprit qui préside aux institutions. Si notre société est née ◀de▶ ◀la▶ Déclaration des droits de l’homme, il s’agit ◀de▶ donner à ◀la▶ société ◀de▶ demain une déclaration des devoirs ◀de▶ ◀l’▶homme envers lui-même et son prochain. Mais d’abord il s’agit, pour ◀les▶ groupes personnalistes, ◀de▶ dénoncer et ◀de▶ combattre tout ce qui s’oppose au libre jeu des vocations dans ◀la▶ cité : dénoncer ◀le▶ capitalisme avec son principe immoral ◀de▶ ◀la▶ spéculation et du commerce ◀de▶ ◀l’▶argent ; combattre ◀la▶ misère, car un homme qui n’a pas son pain ne peut pas être une personne ni exercer sa vocation ; combattre aussi ◀l’▶État totalitaire, qui opprime toute vocation non conforme à ses cadres simplistes ; — dénoncer ◀la▶ mystique des partis, cette tyrannie démocratique ; combattre et dénoncer cette autre tyrannie qui s’appelle ◀la▶ grande presse, et qui voudrait se faire prendre pour ◀l’▶opinion publique, alors qu’elle n’est en fait que ◀l’▶opinion des maîtres ◀de▶ forges ou des parlementaires exploitant ◀la▶ bêtise publique.
Mais toutes ces destructions ne seront rendues possibles que par un profond changement ◀de▶ ◀l’▶état d’esprit général. Elles appellent une morale créatrice, prenant ◀le▶ pas sur nos morales trop idéalistes, ou cyniques. Et ◀le▶ triomphe ◀d’▶une telle morale, à son tour, ne sera possible, que si ◀l’▶on peut déduire ◀de▶ cette morale un système cohérent, englobant à la fois ◀l’▶économie et ◀la▶ pensée, et toutes ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ cité. Or, c’est à bâtir ce système, à développer ses conséquences sociales, à imposer enfin à ses adeptes un style ◀de▶ vie communautaire, que travaillent depuis trois ans ◀les▶ groupes ◀de▶ L’Ordre nouveau , et ceux ◀de▶ ◀la▶ revue Esprit .
◀Le▶ jeune mouvement personnaliste ne se donne pas pour un mouvement chrétien ; vous y trouverez des hommes ◀de▶ toutes croyances et ◀de▶ toutes incroyances. Mais en fait, c’est ◀le▶ seul mouvement qui réponde, dès son principe, aux exigences ◀de▶ notre vocation. Ce n’est pas une politique chrétienne, ce n’est pas un parti politique. C’est un ordre, une chevalerie ! Et ◀le▶ principe ◀de▶ cet ordre nouveau n’est autre que celui ◀de▶ ◀la▶ vocation personnelle. Oui, ◀le▶ principe animateur et dynamique qui fonde tout ◀le▶ mouvement personnaliste, c’est cette formidable idée que tout homme a une vocation, et peut devenir une personne, et doit devenir une personne, — idée qu’apporta dans ◀le▶ monde ◀le▶ message ◀de▶ ◀l’▶apôtre Paul, idée centrale ◀de▶ ◀la▶ doctrine ◀de▶ Calvin.
Ordonner toutes choses, et d’abord ◀la▶ cité, à ◀l’▶exercice libre et fidèle des vocations, refaire un monde à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶homme concret, ◀de▶ ◀la▶ personne, voilà ◀le▶ mot d’ordre du personnalisme ; voilà son but, à la fois politique, économique et culturel. Ici, ◀la▶ vérité est mise au premier rang : ◀le▶ succès même lui est subordonné. Je demande où est ◀le▶ parti qui peut en dire autant. Je demande où ◀les▶ chrétiens trouveraient une chance plus concrète, une meilleure raison ◀d’▶espérer. Je dis bien, une chance concrète. Certes, ◀le▶ mouvement personnaliste est encore jeune, et n’a pas remué ◀les▶ masses jusqu’ici. Mais je ferai deux remarques :
1° il faut bien que quelqu’un commence. Avoir une vocation, c’est oser être celui qui commence, malgré ◀les▶ doutes des suiveurs ;
2° vous pouvez tous, tant que vous êtes, aider ◀le▶ mouvement personnaliste à se développer. Lisez ◀la▶ revue Esprit , lisez L’Ordre nouveau , mettez-vous en rapport avec leurs groupes : vous y trouverez toute une tactique nouvelle ◀d’▶action sociale, toute une tactique ◀de▶ rupture avec ◀le▶ désordre établi, jusque dans ◀le▶ détail ◀de▶ ◀la▶ vie. Et si, comme chrétiens, vous ne trouvez pas dans ◀le▶ mouvement personnaliste tout ce qu’exige votre foi, eh bien, raison de plus pour ◀l’▶apporter ! ◀Le▶ chrétien n’est-il pas, en quelque sorte, un spécialiste ◀de▶ ◀la▶ vocation ?
Des incertains, des douteurs, des craintifs, ou des sceptiques congénitaux ne manqueront pas ◀de▶ me faire remarquer que certains… compromis, par exemple, sont plus pratiques, lorsqu’il s’agit ◀de▶ politique, — et qu’on n’arrive à rien quand on vise si haut. Des malins, des parlementaires, des techniciens ◀de▶ toute farine dont ◀les▶ compétences bavardes nous ont valu ◀la▶ crise actuelle viendront dire : ça n’est pas pratique. Mais ce n’est pas ◀d’▶eux, n’est-ce pas, qu’il faut attendre beaucoup mieux que ce qu’ils ont fait depuis cent ans déjà. Nous sommes nés dans un monde où tout est en désordre. Nous savons ce que vaut ◀l’▶aune ◀de▶ ce « pratique » qu’on nous propose. ◀L’▶heure est venue ◀d’▶essayer autre chose, ◀d’▶essayer au moins une fois ◀de▶ partir ◀d’▶un fondement vrai, ◀d’▶une vision vraie ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ◀l’▶État, ◀de▶ reprendre ◀les▶ choses à ◀la▶ base, dans leur réalité dernière, métaphysique et religieuse.
Qui aura ce courage, si ◀les▶ chrétiens ne ◀l’▶ont pas ? Où voulez-vous aller si vous refusez cette chance ? Et comment un chrétien pourrait-il m’opposer ◀les▶ objections ◀d’▶un praticisme à courte vue, quand notre vocation chrétienne braque nos regards sur ◀le▶ miracle ◀d’▶une justice et ◀d’▶une vérité déjà descendue sur ◀la▶ terre ? Tous ◀les▶ autres auraient ◀le▶ droit ◀de▶ m’arrêter en me disant : nous préférons un mensonge applicable à votre vérité trop désintéressée, — tous ◀les▶ autres, mais pas ◀les▶ chrétiens. Tous ◀les▶ autres auraient ◀le▶ droit ◀de▶ m’opposer ◀la▶ sagesse ◀de▶ ce siècle en faillite, mais nous appartenons à ce qui juge ce siècle, à ◀la▶ transformation radicale du monde ! Si ◀le▶ but nous paraît trop haut, c’est que nous comptons encore trop sur nous-mêmes. Mais ◀le▶ chrétien ne compte pas sur lui seul, il compte sur Celui qui peut faire, et bien faire, ce que ◀l’▶homme fait mal. Telle est sa liberté dans ◀l’▶action, dans ◀l’▶échec, dans ◀l’▶espérance et ◀la▶ protestation, dans ◀l’▶annonce ◀d’▶un monde nouveau.
Je n’ai pas cherché ce soir à vous décrire impartialement ◀la▶ situation : il eût fallu beaucoup plus ◀de▶ nuances. J’ai cherché au contraire à marquer quels peuvent être nos motifs ◀de▶ choix, et ◀le▶ lieu ◀d’▶une action pratique.
Il se peut que je me trompe. Il se peut que certains reçoivent ◀l’▶ordre ◀d’▶aller là où je crois ne pas devoir aller. Qu’ils ◀le▶ fassent, si c’est là leur mission, et ◀la▶ forme ◀de▶ leur témoignage. Qu’ils ◀le▶ fassent comme témoins du Dieu qui ◀les▶ envoie ! — Il se peut que certains reçoivent ◀l’▶ordre ◀d’▶aller payer ◀de▶ leur personne, comme Kagawa dans ◀les▶ bas-fonds ou ◀la▶ prison. Qu’ils ◀le▶ fassent, si ◀la▶ foi leur permet ◀de▶ rendre grâces du sort qui leur est fait ! — Il se peut que d’autres en grand nombre comprennent que leur vocation pourrait s’exercer dès maintenant dans leur domaine quotidien, celui ◀de▶ ◀la▶ pensée et ◀de▶ ◀l’▶action auquel travaillent ◀les▶ groupes personnalistes. Qu’ils ◀le▶ fassent, qu’ils saisissent cette chance ; c’est encore une jeune espérance, mais c’est déjà une exigence directe, une possibilité magnifique. Je n’en connais pas d’autres pour mon compte. Discerner sa vocation, ce n’est pas toujours entendre une voix intérieure. Il y a aussi des voix qui nous appellent ◀de▶ ◀l’▶extérieur, et qui nous montrent, ici et maintenant, des possibilités ◀d’▶action directe. — Tentation socialiste, tentation prophétique, tentation personnaliste : tout cela est possible, tout cela donc nous appelle. Ce qui est impossible, c’est qu’un chrétien n’ait pas ◀la▶ vocation ◀d’▶agir, ◀de▶ faire acte ◀de▶ présence à ◀la▶ misère du siècle, ◀de▶ protester contre elle, et ◀d’▶annoncer sa foi dans ◀la▶ transformation promise ◀de▶ toutes choses.
« Ne vous conformez pas à ce siècle présent », dit saint Paul. Et je vous laisserai sur cette mise en demeure : « Ne vous conformez pas à ce siècle présent, mais soyez transformés par ◀le▶ renouvellement ◀de▶ ◀l’▶intelligence, afin que vous discerniez quelle est ◀la▶ volonté ◀de▶ Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait. »