Ni gauche ni droite (août 1935)q
Kellermann à Valmy entraîne ses troupes au cri de▶ « Vive la Nation ! » nation et peuple se confondaient alors dans la mystique ◀de▶ la révolution. Aujourd’hui l’on se voit sommé ◀de▶ choisir entre un front qui se dit « national » et un front qui se dit « populaire ». Faudrait-il en déduire que le peuple et la nation s’opposent ? Les mots l’indiqueraient, non les faits : voilà bien le désordre où nous vivons. C’est une anarchie sémantique.
On me fait observer que l’opposition n’est pas entre le peuple et la nation — entre les noms — mais entre « national » et « populaire », c’est-à-dire entre les adjectifs. Je traduis : l’opposition n’est pas dans les faits, mais dans les mystiques.
Que valent ces mystiques détachées du réel ? Je vois à gauche la peur ◀de▶ Chiappe, et à droite, la peur ◀de▶ la gauche. Je vois à droite une tentation fasciste, trop faible encore pour oser s’avouer ; à gauche une peur du fascisme assez forte déjà pour que la masse accepte l’idée ◀d’▶une dictature… « antifasciste ». Tout cela se joue sur des mots, et ces mots ne traduisent que des religions vagues, nées ◀de▶ la peur, et comme telles meurtrières. Les faits, ce sont M. de Wendel derrière la droite, et M. Litvinoff derrière la gauche. Je leur devine quelques intérêts convergents, du côté ◀d’▶Hitler par exemple.
Staline veut une armée française puissante, il approuve la loi ◀de▶ deux ans. « Staline a raison », affirme l’affiche communiste ; mais alors La Rocque n’a pas tort ? — Certes, il a tort disent les gauches ; et c’est à cause de la mystique. Et Staline, disent les droites, a tort : car nous voulons une armée forte, mais non pas en vertu d’un conseil bolcheviste. La question se ramène à ceci : si tout le monde était mis d’accord par une agression hitlérienne, irait-on se battre au nom de la liberté nationale ou au nom de la liberté populaire ! Flatus vocis ! Il n’y a qu’une seule manière ◀de▶ tirer à la mitrailleuse et ◀de▶ se faire casser la figure.
On peut regretter que le Congrès pour la défense de la culture n’ait rien tenté pour débrouiller un peu le complexe ◀de▶ mots adultérés qui encombre la vie politique et qui empêche, à gauche comme à droite, ◀de▶ nommer les vrais adversaires. (Je ne vois que Chamson qui ait dénoncé l’équivoque dont vit la droite, quand elle se proclame « nationale » tout en restant capitaliste.) Défendre la culture, ce serait d’abord rendre aux mots-clés un sens commun. Mais il me semble qu’on a fait tout autre chose, au Palais ◀de▶ la Mutualité. Il me semble qu’on s’est entendu pour « cultiver » des équivoques verbales assez grossières. L’équivoque sur le mot liberté par exemple : c’était jusqu’à présent le fait des ligues que ◀de▶ proclamer la liberté en préparant la dictature. Jamais on n’a plus mal menti, jamais avec plus ◀d’▶enthousiasme.
Ni la gauche ni la droite ne pourront aboutir à une doctrine constructive tant qu’elles s’efforceront ◀de▶ dénaturer les grands mots d’ordre populaires, au nom de mystiques sans puissance contre les menaces réelles, — qui sont la guerre et l’étatisme totalitaire. C’est très simple. Trop simple, sans doute ?