Conversation avec un SA (décembre 1935)t u
Un jeune allemand. — Quoi de▶ neuf depuis notre dernière rencontre ?
Moi. — Quelques observations, en flânant dans vos rues… Flâner, c’est une activité plutôt « réactionnaire », n’est-ce pas ?
Lui. — Ah ! oui… (silence poli).
Moi. — Allons au fait. Je vous disais l’autre jour : Comment voulez-vous que ◀les▶ Français ne vous accusent pas ◀d’▶ardeur belliqueuse, quand ils voient vos jeunes gens se passionner pour ◀le▶ « Wehrsport »31 ? Cette manie ◀de▶ porter des bottes sans aller à cheval, ces uniformes, ces poignards qui pendent à vos ceinturons, ces défilés farouches — tout cela signifie guerre en français. Il n’y a rien à faire contre ce jugement. Je vous ◀le▶ disais : quand des Français voient des jeunes gens marcher au pas par rangs ◀de▶ quatre bien alignés, et surtout, faire cela pour ◀le▶ plaisir, il n’y a qu’une seule explication possible : c’est que ces types se préparent à ◀la▶ guerre.
Lui. — Je vous répète que ce n’est là, tout simplement, qu’un goût que nous avons, cela n’a rien à voir avec ◀la▶ guerre, ◀la▶ guerre contre un pays déterminé. ◀De▶ tous temps, ◀les▶ jeunes Allemands ont aimé ◀la▶ marche et ◀le▶ chant par groupes. Ainsi, tenez, ◀les▶ Suisses se passionnent pour ◀le▶ tir au fusil. Vous n’irez pas leur reprocher, tout de même, ◀d’▶être un danger pour leurs voisins.
Moi. — Bon. Admettons. C’est là que nous en étions restés. Je vous avais dit pour conclure : Souhaitons que vous arriviez à faire comprendre, hors ◀d’▶Allemagne, que votre goût du décor guerrier est un goût pacifique, somme toute, sportif, artistique si j’ose dire !
Lui. — Eh bien, et maintenant ?
Moi. — Je crois maintenant que c’est plus grave. Une chose me frappe : ce mot Kampf, lutte, qu’on entend et qu’on lit partout, ici, dans tous ◀les▶ articles ◀de▶ journaux, dans tous ◀les▶ discours politiques, à tout propos. J’admire votre « Œuvre du secours ◀d’▶hiver »32 mais je remarque que toutes ◀les▶ banderoles rouges tendues au-dessus des rues et qui portent des devises ◀de▶ propagande pour ◀l’▶œuvre, contiennent ◀le▶ mot Kampf, quand ce n’est pas ◀le▶ mot Krieg. Celle-ci, par exemple, qui est ◀la▶ plus fréquente : « ◀La▶ lutte contre ◀la▶ faim et ◀le▶ froid est notre guerre. » Je sais bien ce que vous entendez par là : « ◀Les▶ autres peuples en sont encore à ◀la▶ guerre armée, nous, nous luttons pour édifier un monde sans misère : voilà notre guerre ! » En somme, si ◀le▶ mot n’était pas interdit, je dirais que c’est ◀de▶ votre part une déclaration « pacifiste » ! Mais pourquoi faut-il que votre paix soit encore une guerre ? Ne pouvez-vous vraiment enthousiasmer vos concitoyens qu’en ◀les▶ appelant à ◀la▶ guerre, même si c’est pour ◀la▶ paix ? Voyez ◀la▶ différence : quand Briand voulait soulever ◀l’▶enthousiasme des Français, il « déclarait ◀la▶ Paix » au monde entier.
Lui. — Mais il n’y avait aussi que des Français pour ◀le▶ croire. Et cela ne gênait pas beaucoup votre Comité des forges. Parlons sérieusement. D’abord, ◀l’▶abus ◀de▶ ce mot Kampf s’explique facilement : c’est ◀le▶ Führer qui ◀l’▶a introduit dans nos habitudes ◀de▶ langage, avec sa fameuse autobiographie. Mais peu importe. ◀La▶ vérité, c’est que nous avons une conception héroïque ◀de▶ ◀la▶ vie. Tout dépend ◀de▶ cela.
Moi. — Nous y voilà. Je ne vais pas combattre votre conception du monde dans ◀la▶ mesure où elle se veut héroïque, comme celle des fascistes d’ailleurs, ou même comme celle des jeunes Russes communistes. Je voudrais bien que ◀la▶ jeunesse française se montre un peu plus héroïque, moins exclusivement passionnée pour ◀le▶ cinéma et ◀les▶ prouesses « sportives » des autres — des coureurs du Tour ◀de▶ France par exemple ; nous aussi, nous avons eu, à notre heure, une idée nationale ◀de▶ ◀l’▶héroïsme. Pas seulement sous Napoléon. Justement pas sous Napoléon, dirai-je. Un peu avant… Mais aujourd’hui, si je parle ◀d’▶héroïsme, je sais bien que je passerai pour « fasciste » aux yeux des descendants des sans-culottes, c’est ainsi. Ils n’admettent plus qu’une seule espèce ◀d’▶héroïsme : ◀la▶ littérature ◀de▶ M. Malraux, qui se passe en Chine. C’est peut-être mieux que ◀le▶ panache Saint-Cyrien. Mais c’est trop loin.
Posons ◀le▶ problème sur notre plan concret : vous êtes SA, c’est-à-dire « fasciste » comme nous disons en France. Je suis Ordre nouveau. Mais nous reconnaissons l’un et l’autre ◀la▶ nécessité ◀d’▶une éthique héroïque. Seulement, nous avons deux conceptions radicalement opposées ◀de▶ ◀l’▶héroïsme. Vous mettez vos bottes et vous allez faire ◀l’▶exercice dans ◀la▶ campagne. Bon, voilà qui est simple. Moi, c’est plus compliqué à expliquer… et peut-être aussi à faire. J’ai à me battre aussi, contre un régime économique et culturel, contre une masse ◀de▶ préjugés politiques antédiluviens qui encombrent ◀la▶ vie publique et qui empoisonnent ◀la▶ pensée. J’ai à lutter, aussi, contre tous ◀les▶ entraînements ◀de▶ gauche ou ◀de▶ droite, pour avancer, pour dépasser ces vieilles hantises sentimentales, pour rester maître ◀de▶ ma pensée et ◀de▶ mes actes au milieu de ◀l’▶excitation générale et stérile qui caractérise ces années. Nous avons à construire un ordre. Cela me paraît bien plus urgent que ◀d’▶aller faire ◀la▶ petite guerre dans ◀les▶ bois ◀de▶ Meudon. Et c’est plus dangereux aussi.
Lui. — Bien sûr. Mais n’oubliez pas que nous avons fait notre révolution, nous33. Nous avons un autre problème à résoudre maintenant. ◀Le▶ spirituel est réglé. Mais qu’allons-nous faire ◀de▶ notre énergie physique ? Et c’est plus grave encore. Voyez-vous, nous ne pouvons pas échapper à cette espèce ◀de▶ hantise, comme vous dites : ◀les▶ Anciens Combattants à côté de nous. Ils ont subi une épreuve formidable, ils ont fait une expérience maximum, ils ont vécu quelque chose ◀d’▶extrême, et rien ne peut remplacer cela pour nous. Nous avons honte devant eux. Nous sentons que nous ne sommes jamais allés jusqu’au bout de nos forces. Il y a un instinct profond, dans tout homme, qui réclame cette épreuve totale ◀de▶ ses forces. Comment ◀le▶ satisfaire ?
Moi. — Je vous aurais dit, il y a dix ans : ◀le▶ sport…
Lui. — C’est quelque chose. Ce n’est pas assez, ce n’est pas sérieux. ◀L’▶adversaire n’est pas un vrai adversaire, comme à ◀la▶ guerre. Nous avons besoin ◀de▶ sentir devant nous un adversaire vraiment dangereux, il nous faut cela pour provoquer ◀le▶ déploiement ◀de▶ toutes nos forces viriles. On ne peut pourtant pas ◀le▶ nier, purement et simplement au nom du « pacifisme », au nom d’une théorie quelconque…
Moi. — Admettons même que votre Wehrsport développe réellement votre virilité34. À quoi cela vous mènera-t-il, sinon à ◀la▶ guerre ?
Lui. — Peut-être qu’il faut cela…
Moi. — Vous ne ◀le▶ disiez pas tout à ◀l’▶heure ! Je vais sans doute vous étonner. Ce que je reproche à votre « peut-être qu’il faut cela », ce n’est pas son cynisme, c’est bien plutôt son idéalisme lamentable. ◀La▶ guerre actuelle n’est pas du tout un appel à ◀la▶ virilité. Nous ne sommes plus au temps de Frédéric le Grand et du maréchal ◀de▶ Saxe. ◀La▶ guerre actuelle n’est pas une éducation ◀de▶ ◀la▶ violence physique, c’est une machine à tuer chimiquement, et à grande distance, c’est un massacre mécanique, un point c’est tout. ◀Le▶ tout au bénéfice du trust des armements, vous ◀le▶ savez bien. Je ne comprends pas, mais pas du tout, votre jalousie à ◀l’▶endroit des Anciens Combattants. Ils ont subi une épreuve inutile et mauvaise. Ils ont été victimes ◀d’▶un effroyable accident. Une épreuve pareille n’est pas humaine, elle n’a aucune valeur pour ◀la▶ vie normale ◀de▶ ◀l’▶homme. Et ils ◀le▶ disent bien ! C’est une mutilation. C’est une catastrophe cosmique, comme une avalanche qui passe sur un village des Alpes : je vous demande un peu quelle gloire et quel bénéfice en retirent ◀les▶ survivants ! Allez-vous déclencher exprès une nouvelle avalanche pour vivre aussi cela, cette « expérience héroïque », cet Erlebnis admirable qui consiste à échapper avec un membre sur deux à une destruction imbécile ?
Lui. — Et alors, quelle solution proposez-vous ? Écrire des articles pacifistes, ou traîner dans ◀les▶ cafés, ou gagner ◀de▶ ◀l’▶argent, ou même faire ◀la▶ théorie ◀d’▶un ordre nouveau ? Égaliser toutes ◀les▶ différences, ◀le▶ système du rouleau compresseur ? Vous n’êtes pas trop réalistes, en France.
Moi. — Vous savez que ◀l’▶ON n’est pas pacifiste. Nous reconnaissons ◀la▶ réalité et ◀la▶ nécessité des conflits humains. Mais il y a d’autres solutions que ◀la▶ guerre. Faire valoir toutes ◀les▶ différences, tous ◀les▶ contrastes, à ◀l’▶extrême, s’affirmer Français en face des Allemands, par exemple, cela conduit à une lutte ouverte, mais pas nécessairement à une destruction matérielle. Au contraire : nous avons un trop grand besoin des différences et des oppositions naturelles pour vouloir ◀les▶ anéantir. Nous sommes fédéralistes, c’est-à-dire que nous voulons que toutes ◀les▶ différences s’exaltent mutuellement par leur opposition, et créent des tensions fécondes. ◀La▶ civilisation et ◀la▶ culture naissent et vivent ◀de▶ tensions ◀de▶ ce genre. Prenez ◀l’▶exemple ◀d’▶un tableau. Il ne s’agit pas ◀de▶ mélanger toutes ◀les▶ couleurs pour aboutir à ◀l’▶harmonie. Il faut au contraire poser à côté ◀d’▶un rouge vif un vert violent pour que ◀l’▶ensemble « chante ».
Lui. — Belle composition esthétique ! Je vous dis que vous manquez ◀de▶ réalisme. Vous êtes encore disciples ◀de▶ Rousseau plus que vous ne ◀le▶ croyez ! Dans ◀la▶ réalité humaine, ◀l’▶exaltation des différences aboutit à ◀la▶ guerre, forcément.
Moi. — Dans votre optique, oui ! Parce que vous placez tous ◀les▶ conflits dans ◀le▶ cadre rigide des nations. ◀La▶ nation-bloc, telle que vous ◀la▶ concevez, est un danger dès qu’elle est forte et armée. C’est bien pourquoi j’estime que votre « sport armé » est une menace pour ◀la▶ paix, que vous ◀le▶ vouliez ou non.
Lui. — Ach ! C’est uniquement pour notre éducation intérieure ! Vous savez bien que nous n’avons aucune raison ◀de▶ vouloir ◀la▶ guerre contre ◀la▶ France. Qu’aurions-nous à y gagner, je vous ◀le▶ demande ?
Moi. — En effet. Mais contre ◀la▶ Russie ?
Lui. — C’est autre chose. Il faut être prêt à tout, bien qu’il y ait ◀la▶ Pologne entre deux. Mais surtout il nous faut une force, à ◀l’▶intérieur, pour assurer ◀la▶ défense du régime.
Moi. — J’en reviens à notre problème ◀de▶ ◀la▶ guerre en soi. Quelle solution donnez-vous à cette question ◀de▶ ◀l’▶utilisation des forces obscures, brutales, ◀de▶ ◀l’▶homme ? ◀La▶ préparation à ◀la▶ guerre. Et quand je vous dis que c’est un danger européen, vous ◀le▶ niez, avec une sincérité que je ne puis mettre en doute, mais que je n’arrive pas à concevoir. Je suis sans doute trop rationaliste encore ?
Lui. — Je ne nie pas ◀la▶ difficulté. Mais est-ce qu’il n’y en a pas aussi dans votre système « fédéraliste » ? Et, de plus, vous laissez ◀de▶ côté cette nécessité du déploiement physique ◀de▶ ◀l’▶homme…
Moi. — Nous ne ◀la▶ laissons pas ◀de▶ côté. Nous voulons ◀la▶ transposer sur un plan autre que celui ◀de▶ ◀la▶ guerre moderne. Nous nions que ◀la▶ guerre soit jamais une solution, étant donnés ses instruments actuels. Nous voulons une guerre créatrice, et non pas destructrice. Tout ◀l’▶effort ◀de▶ ◀la▶ civilisation est là : tirer des conflits naturels et nécessaires des forces nouvelles, et non pas aboutir à ◀la▶ suppression ◀d’▶un des antagonistes. Je sais bien que ◀le▶ mot civilisation est mal vu chez vous. Mais nous ne renoncerons pas à ◀la▶ civilisation sous prétexte que ◀les▶ juifs allemands en ont donné, selon vous, une caricature. Il faut que nos luttes deviennent des luttes spirituelles, dans ◀le▶ sens où Rimbaud a dit : « ◀Le▶ combat spirituel est aussi brutal que ◀la▶ bataille ◀d’▶hommes. »
Lui. — Et pour ceux qui n’arrivent pas si haut ? Pour ◀la▶ grande masse des hommes qui ne comprennent ◀la▶ violence que sous ses formes physiques, que ferez-vous ? Allez-vous au moins réserver un terrain, un pays, où ceux qui en auront envie pourront… comment dites-vous en français « Sich austoben ? »
Moi. — S’en donner à cœur joie ! Ou à mort, plutôt… Je veux bien, pourvu que ce ne soit pas en France. Mais je vous répondrai plus sérieusement, ◀d’▶un seul mot : c’est une question ◀d’▶éducation. Pour nous, éduquer ◀les▶ hommes, ce n’est pas leur bourrer ◀le▶ crâne ◀de▶ notions inutiles, ni même ◀de▶ notions dites pratiques. Mais c’est encore moins ◀les▶ dresser à ◀la▶ brutalité. Éduquer ◀les▶ hommes, c’est leur donner ◀les▶ moyens, justement, ◀de▶ transporter leur brutalité naturelle dans des domaines où elle devienne féconde.
Lui. — Je vous souhaite bonne chance !
Moi. — Voulez-vous que nous parlions, une autre fois, ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀d’▶une morale héroïque ? Il m’est venu quelques doutes, pendant cet entretien : des vrais héros parlent-ils ◀d’▶héroïsme, ont-ils une théorie là-dessus, ◀l’▶enseignent-ils ? Et surtout, peut-on parler ◀d’▶héroïsme collectif, par groupe ? Il faudra que nous y réfléchissions, chacun ◀de▶ notre côté.