Max Brod, Le Royaume enchanté de l’amour (1936)d
Aucun ouvrage ne se passe mieux de préface qu’un▶ bon roman. Pourtant la réussite de Max Brod n’est pas seulement de l’ordre romanesque : elle est d’avoir mêlé à ◀un▶ beau drame d’amour le souvenir et davantage, la présence d’◀un▶ être vrai, qui apporte à toute l’œuvre ◀une▶ émouvante précision. Le personnage de Garta, dont le lecteur ne tardera pas à voir qu’il figure la conscience exigeante, et comme le juge incorruptible et amical du héros et de son débat, ce personnage a vécu dans ce siècle, où son nom ne cessera de grandir : Franz Kafka.
De cet esprit incomparable — qu’on l’entende aux deux sens du terme —, ◀un▶ seul ouvrage a paru en français22. Ce serait assez pour donner ◀une▶ idée de l’ordre de grandeur spirituelle et de la singularité de l’œuvre entière. Mais bien peu en ont eu connaissance, et moins encore se sont risqués à en parler. Rien d’étonnant d’ailleurs à cette réserve. ◀Une▶ sorte de stupéfaction respectueuse ; le mutisme de l’homme qui s’est senti touché dans ◀une▶ région de l’être dont il ignorait presque l’existence, et qui demande un peu de temps pour formuler sa réaction, voilà sans doute l’explication qu’il faut donner à l’espèce de résistance que rencontre Kafka parmi nous.
Rien ne me paraît plus propre à la réduire que le détour auquel a recouru Max Brod ; la biographie romanesque, l’approche vivante de la personne même de Kafka dans ce qu’elle eut de quotidien et de très simplement communicable. Encore faut-il montrer que ce détour n’est pas ◀un▶ artifice gratuit.
Vieux Pragois lui aussi, Brod fut l’ami le plus intime de Franz Kafka. C’est lui qui s’est chargé de publier ses œuvres, pour ◀une▶ très grande part inédites, et que Kafka lui-même, par l’excès d’◀un▶ scrupule à la fois artistique et religieux, souhaitait que l’on détruisît. Max Brod s’est expliqué sur ce point délicat dans ◀une▶ note jointe à l’édition posthume du Procès : je doute que les lecteurs de ce livre étonnant, le plus profond qu’on puisse imaginer, aient le courage de le lui reprocher. La piété même que voue Max Brod à la mémoire de son ami le retint d’entreprendre au lendemain de la mort de Kafka sa biographie objective. Mais par ◀une▶ sorte de compensation tout inconsciente, c’est au désir de prolonger le merveilleux dialogue interrompu que l’auteur du Royaume enchanté attribue aujourd’hui l’inspiration de ce roman. Sachons-lui gré d’accorder par là même, à ◀un▶ public plus étendu, l’avance nécessaire, le gage tout humain dont certains lecteurs ont besoin, pour se risquer à découvrir ◀un▶ génie tellement « étranger »…
Le récit de Max Brod est librement imaginé. Toutefois le personnage de Garta, ses propos, sa vision du monde, ses expériences et préoccupations sociales, les lectures qu’il fait à son ami, la brève idylle de Weimar… tout cela compose ◀une▶ description exacte de la jeunesse de Kafka. Quelques faits et deux ou trois dates suffiront désormais à situer ce fragment de biographie.
Franz Kafka naquit à Prague en 1883. Il passa dans cette ville la plus grande partie de sa vie. Docteur en droit, il travailla d’abord au service d’◀une▶ compagnie d’assurances générales, puis d’◀une▶ compagnie d’assurances ouvrières. Le travail manuel l’attirait ; il s’essaya dans ◀un▶ atelier de menuiserie, puis dans ◀une▶ entreprise de jardinage. Lorsque enfin il voulut émigrer à Berlin pour s’y vouer totalement à son œuvre, il était déjà condamné par ◀une▶ tuberculose du larynx dont il mourut à Vienne en 1924. Il n’avait publié de son vivant qu’◀un▶ petit nombre de récits. Mais on trouva dans ses papiers les manuscrits presque complets de trois romans : Le Procès, Le Château, et Amérique. Le regard qu’il y porte sur le monde est d’◀une▶ précision proprement angoissante. Il considère notre vie quotidienne, mais avec ◀une▶ minutie telle qu’on ne tarde pas à pressentir que la plupart de nos démarches sous-entendent et masquent à peine ◀une▶ foncière absurdité. L’état d’extrême lucidité que suscite en nous cette vision ressemble à s’y méprendre à ◀un▶ cauchemar. Mais alors que tant de poètes s’efforçaient à la même époque de délirer méthodiquement, et de brouiller tous les plans du réel à seule fin de s’en évader — durant le temps de leur ivresse tout au moins — Kafka nous ramène sans cesse, avec ◀une▶ sorte d’humour inflexible, à la conscience la plus sobre de notre humaine condition. On dirait qu’il incite ses héros à pratiquer contre la vie bourgeoise ◀une▶ espèce de « grève perlée » : c’est à force de conscience, de naturel, d’exactitude dans l’exercice de leurs tâches banales et de leurs relations sociales, qu’ils en découvrent et en dénoncent l’impossibilité foncière. À serrer de si près le réel, on le convainc rapidement de monstruosité et de scandale métaphysique. Et dès lors tout devient étrangement signifiant, le fait divers s’agrandit peu à peu aux proportions d’◀une▶ parabole de l’existence. Ou bien c’est le contraire : partant d’◀un▶ fait inexplicable et monstrueux23 survenu dans la vie de son héros, Kafka nous amène à penser que le détail de l’existence banale, et le sentiment d’étrangeté qui parfois l’accompagne en sourdine s’expliquent de la manière la plus logique sitôt qu’on les rapporte à ◀un▶ fait initial mystérieux et d’apparence extravagante. Derrière cette psychologie de l’angoisse quotidienne, l’on pressent chez Kafka ◀des▶ intentions morales, ◀une▶ philosophie, et la recherche au moins d’◀une▶ théologie. Tout cela, qui n’est pas exprimé mais voilé et seulement trahi par certaines bizarreries du récit, donne à l’œuvre ◀une▶ grandeur poétique, ◀un▶ pouvoir d’inquiéter presque morbide au jugement de certains, mais aussi, pour qui sait comprendre, salutaire…
Les lectures favorites et les préoccupations sociales de « Garta », telles que nous les décrit Max Brod, aideront à deviner la nature assez rare du dessein secret de Kafka. Sa passion de l’absolu moral et religieux, sa psychologie de l’angoisse dérivent sans doute de Kierkegaard, qu’il fut l’un ◀des▶ premiers à découvrir au xxe siècle. D’autre part, sa volonté de sobriété, d’utilité, d’éducation ◀des▶ forces spirituelles par l’activité pratique et sociale, volonté qui se manifeste tout au long de son existence, et qui devait l’amener entre autres, à son projet de participation au jeune mouvement sioniste, se rattache non moins certainement à son admiration pour Goethe. Rien n’est plus suggestif que cette rencontre en ◀un▶ seul homme de deux influences aussi contradictoires et à tant d’égards exclusives… Il y aurait fort à dire là-dessus…
Mais en voilà sans doute assez pour faire entrevoir au lecteur l’arrière-plan et les prolongements de l’aventure du « vieux Pragois », héros non tout à fait imaginaire, lui aussi, du Royaume enchanté de l’amour.