(1947) Tapuscrits divers (1936-1947) « [Compte rendu] Henri de Man, L’Idée socialiste (1936) » pp. 1-5

[Compte rendu] Henri de Man, L’Idée socialiste (1936)a

Depuis un an que ce livre est paru, l’a-t-on lu, en a-t-on parlé comme il convient ? C’est un ouvrage de première grandeur. Certes, sa densité et sa longueur, son vocabulaire de sociologue, et d’autre part l’extrême conscience qu’apporte l’auteur à prévenir les interprétations abusives de sa pensée, tout cela rend cette lecture plus laborieuse que de raison. Mais si l’on songe que L’Idée socialiste n’est pas seulement une somme du socialisme moderne, mais encore le premier essai — depuis Sorel — qui pose avec franchise le problème de la culture parmi nous, on conviendra que ces obstacles formels ne sauraient excuser notre paresse. D’ailleurs, ou je me trompe fort, ou L’Idée socialiste est promise à une carrière comparable à celle des Réflexions sur la violence de Sorel.

Ce n’est point par hasard que le nom de Sorel hante le lecteur de M. de Man. Le rapprochement, l’opposition de ces deux auteurs illustre d’une manière frappante l’évolution du socialisme européen durant les trente dernières années. Notons d’abord que le vocabulaire « demanien » — si l’on peut proposer cet adjectif commode — fait de larges emprunts au vocabulaire sorélien. Pour me borner à un exemple, je relève chez de Man l’emploi constant des termes de « producteurs » et de « consommateurs de la culture », termes analysés par Sorel (voir ses récents Propos) avec une vigueur et une autorité qui les marque définitivement de son sceau. Cette terminologie commune permet de prendre une vue aisée du contraste que font les deux doctrines : tout ce qui était romantique, anarchisant et d’inspiration nietzschéenne chez Sorel, est devenu chez de Man technique, organique, et d’inspiration nettement humaniste. D’autre part, l’exaltation sorélienne de la violence et de la haine de classe fait place chez l’auteur de L’Idée socialiste à une théorie objective, solidement étayée à l’histoire, de l’évolution normale du prolétariat, considéré comme porteur de l’idée révolutionnaire. (La notion de saut irrationnel reste absolument étrangère à la pensée de M. de Man.)

Ceci s’explique d’abord, comme je le disais tout à l’heure, par l’évolution même du socialisme, instruit par l’expérience fasciste des dangers du recours à la violence, ou en tout cas de ses équivoques. Mais cela s’explique aussi par la personnalité de M. de Man. Nous n’avons pas affaire ici à un intellectuel détaché — ce qu’était malgré tout Sorel, que ses propos sur la violence n’ont jamais conduit à l’action. Nous sommes au contraire en présence d’un homme dont la pensée est constamment soucieuse de ses applications prochaines et nécessaires. M. de Man est aujourd’hui ministre ; il était naguère professeur ; mais si l’on en croit l’interview qu’il accorda à Frédéric Lefèvre, il a passé par bien d’autres métiers, il a connu des aventures plus rudes, parmi les ouvriers, de son pays ou les pêcheurs de l’Atlantique. Ce n’est pas un idéologue. C’est un homme qui a reconnu, à la faveur d’expériences précises, la valeur de certaines idées capables de « configurer l’action » (pour parler comme ses traducteurs).

Il y aurait plus que de l’imprudence à vouloir résumer ici cet essai de 550 pages, cette analyse de la formation du monde bourgeois et de ses vertus, cette critique de la culture actuelle, ces déterminations de la culture à venir et surtout de la « morale socialiste »… Comme le titre de l’un de ses précédents ouvrages l’indiquait, M. de Man veut aller Au-delà du marxisme. Il ne s’agit pas de renier le marxisme, mais d’appliquer la méthode même de Marx à des faits qu’il avait négligés, et qui se révèlent aujourd’hui décisifs : par exemple, le fait culturel. On sait que l’orthodoxie marxiste se borne à définir la culture comme un « reflet » des phénomènes économiques. Cette définition d’origine purement polémique a fait plus de tort au socialisme que les attaques de tous ses ennemis. Elle l’a en effet empêché de formuler à temps — dans certains pays — les éléments d’une culture et d’une morale aptes à remplacer la culture et la morale bourgeoise décadentes. On s’imaginait que le « processus de la lutte des classes » sécréterait de lui-même et fatalement la culture qu’on ne voulait pas créer. Les toutes premières expériences soviétiques d’une part, et l’expérience fasciste à un autre point de vue ont montré l’étendue de cette erreur, et les fatalités qu’elle laissait se développer. C’est sur ce double échec de la théorie matérialiste que se fonde M. de Man pour affirmer la nécessité d’une orientation toute nouvelle du socialisme. Pour M. de Man, en effet, le socialisme n’est pas seulement un mouvement ouvrier organisé, c’est aussi et d’abord une idée, qui déborde le mouvement, et qui doit désormais lui donner son vrai sens.

Il vaut la peine d’insister sur cette thèse et de souligner sa nouveauté réelle dans l’histoire des doctrines politiques. C’est parce qu’il affirme avec force la puissance concrète des idées, que M. de Man se place réellement au-delà du marxisme. On a parlé à ce propos d’idéalisme. Je vois bien l’intérêt polémique que présenterait l’usage de ce mot, opposé à matérialisme. Mais je crains que, précisément, il ne réitère en sens inverse l’erreur du marxisme orthodoxe, qui fit de nécessité vertu. M. de Man paraît d’ailleurs l’avoir récusé par avance : « L’idéal, écrit-il, n’est rien qu’une forme particulière de l’idée, si l’on veut, une forme dégénérée. C’est une idée devenue affiche, une idée que l’on accroche aux murs ou que l’on projette toute faite dans l’avenir, et non plus une idée en marche. » (Une idée-force comme disait Fouillée.) Le terme d’idéalisme ne pourrait être accepté aujourd’hui pour désigner les doctrines demanienne et personnaliste, si voisines à bien des égards, que si la définition de l’idée donnée par de Man était elle-même couramment acceptée : « Le propre d’une idée est d’anticiper sur un but », mais aussi « d’orienter et de diriger l’action vers des fins déterminées ». Lorsque M. de Man parle de la puissance des idées, il n’entend point parler des idées en soi, des idées détachées et gratuites de l’idéalisme de nos pères, — cet illusionnisme généreux qui masquait des complots d’intérêt fort « réalistes » comme on sait. L’« idéalisme » demanien veut être avant tout efficace. Ce n’est pas un rêve, c’est une méthode d’action ; ce n’est pas une explication idéale du monde, mais c’est une volonté de transformer le monde, orientée par une vision finale et totale. M. de Man, qui n’hésite pas à citer saint Augustin, Luther ou le P. Sertillanges à l’appui de ses dires, a mis en épigraphe à son premier chapitre cette phrase de Chesterton : « Nous ne pouvons réaliser rien de bon sans nous l’être d’abord représenté. » Qu’il me permette à mon tour de citer Lénine, qui écrivait d’une manière plus énergique : « Sans doctrine révolutionnaire, pas d’action révolutionnaire. » Ce qui signifierait, dans le domaine de la culture, auquel revient sans cesse M. de Man : sans une hiérarchie de valeurs suspendue à une fin bien définie, pas de société ni de morale vraiment renouvelées. Le mérite capital de ce livre, c’est qu’il pose dans toute son ampleur la question du but final de la culture, élevant ainsi le débat au-dessus des polémiques partisanes où il était en train de s’épuiser. « La culture est une forme commune de la vie dont l’activité économique et politique ne forme qu’une partie, tout comme la production scientifique ou artistique. » C’est ainsi que renvoyant dos à dos le « politique d’abord » et l’« économique d’abord », M. de Man affirme à sa façon — qui est d’un humaniste — la primauté du spirituel. Il reste à voir, évidemment, si les formes et les fins qu’il propose sont aussi vraies qu’elles lui apparaissent désirables. J’entends qu’il reste à établir que la vision socialiste du monde est vraiment la plus haute vision vers laquelle nos efforts doivent tendre. Le but de chaque individu est-il la société parfaite ? Ou bien le but d’une société normale — il faudrait tout d’abord la rendre telle — ne serait-il pas au contraire la personne ?