Qu’est-ce que l’▶autorité ? (mai 1936)y
1. Personne n’aurait ◀l’▶idée ◀de▶ poser cette question dans un temps où ◀l’▶autorité existerait. Mais il est urgent ◀de▶ ◀la▶ poser et ◀de▶ ◀la▶ résoudre dans notre temps.
Tout de suite, une dame m’interrompt : « Je croyais que notre époque était autoritaire ! Est-ce que ◀la▶ mode n’est pas à ◀l’▶autorité ? Notre belle jeunesse réclame ◀l’▶autorité dans tous ◀les▶ domaines. M. Tardieu lui-même… »
Justement, Madame : quand ◀la▶ mode est à ◀l’▶autorité, c’est qu’il n’y a plus ◀d’▶autorité. Et quand M. Tardieu lui-même…, eh bien, c’est qu’il est temps ◀d’▶intervenir et ◀de▶ tirer ◀les▶ choses au clair. Ce qui fait croire à beaucoup de personnes que notre siècle est celui ◀de▶ ◀l’▶autorité, c’est ◀l’▶abondance ◀de▶ pouvoirs tyranniques qui s’établissent autour de nous. Or ◀la▶ tyrannie ◀d’▶un pouvoir grandit exactement dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶autorité diminue. C’est cela qu’il nous faut expliquer.
2. Qu’est-ce que ◀l’▶autorité ? N’est-ce pas tout simplement « ce qui commande », ou ce qui a ◀le▶ droit ◀de▶ commander ? Non. Car personne n’ignore qu’il y a des gens ou des institutions qui ont ◀le▶ droit ◀de▶ commander, et qui commandent, et qui pourtant n’ont pas ◀d’▶autorité. Certain gouvernement ◀d’▶une certaine République nous en donne un exemple typique.
◀L’▶autorité serait-elle mieux définie comme « ce à quoi ◀l’▶on obéit » ? — Non : car il est courant que ◀les▶ hommes obéissent à certains ordres qui leur sont donnés sans autorité, mais qui sont appuyés mécaniquement, par ◀les▶ gardiens ◀de▶ ◀l’▶ordre, ou par certaines sanctions financières par exemple, auxquelles ◀l’▶individu ne peut pas se soustraire.
◀L’▶autorité n’est ◀le▶ fait ni ◀d’▶une institution en soi, ni ◀d’▶une charge, ni ◀d’▶un grade, ni ◀d’▶une tradition, ni ◀de▶ ◀la▶ force du nombre, ou ◀d’▶un tyran, ou ◀de▶ ◀l’▶argent ; ni ◀de▶ ◀la▶ police, ni ◀de▶ ◀la▶ majorité, ni ◀d’▶un parlement — chose curieuse — ni ◀d’▶un duce, ni ◀d’▶un pape, ni ◀d’▶un soviet, ni ◀d’▶un caporal. Elle ne peut être ni achetée, ni vendue, ni élue, ni plébiscitée, ni transmise légalement, ni démontrée par des textes, ni imposée par ◀la▶ brutalité. Autrement dit : ◀l’▶autorité n’est pas ◀le▶ pouvoir. Elle ne se confond jamais avec aucun pouvoir institué, parce qu’elle est au-dessus ◀de▶ tout pouvoir.
◀L’▶autorité est ce qui fait qu’un pouvoir qui lui est soumis, s’exerce en réalité. Ainsi ◀le▶ pouvoir n’est jamais qu’un instrument créé par une autorité en exercice. Il arrive certes qu’un pouvoir institué survive à ◀l’▶abdication ◀de▶ ◀l’▶autorité qui ◀l’▶avait créé. Mais ce n’est là qu’une survivance, justement, et ce pouvoir est destiné à s’écrouler et à devenir inefficace sitôt que se manifestera une nouvelle autorité.
Dans ◀les▶ périodes ◀de▶ crise, où tout se brouille et se confond, vous pourrez toujours distinguer ◀l’▶autorité réelle du pouvoir mécanique, à ce seul signe : ◀les▶ meilleurs obéissent à ◀l’▶autorité nouvelle, tandis que ◀les▶ prudents, ◀les▶ médiocres, ◀les▶ indécis, ◀les▶ lâches et ◀les▶ politiciens « réalistes » se conforment aux ordres récités par ◀le▶ pouvoir subsistant.
3. ◀Le▶ propre du pouvoir, c’est ◀d’▶être institué ; ◀le▶ propre ◀de▶ ◀l’▶autorité, c’est ◀d’▶être instituante.
◀Le▶ pouvoir, en tant qu’institution, est naturellement matériel. ◀L’▶autorité, au contraire, en tant que créatrice et initiatrice, est essentiellement spirituelle.
Là-dessus ◀les▶ plus gros malentendus se donnent libre cours. ◀Le▶ « spirituel », aux yeux de ◀la▶ grande masse, est à peu près synonyme ◀d’▶impuissance, et il est méprisé comme tel. Cependant que ◀l’▶élite des « clercs » ◀le▶ loue précisément ◀d’▶être impuissant, inefficace et tout gratuit, — et cette louange est ◀la▶ meilleure excuse à ce mépris. Pourquoi voudrait-on que ◀les▶ foules aient plus ◀de▶ respect pour ◀le▶ spirituel que ◀les▶ élites elles-mêmes n’en montrent lorsqu’elles se vantent ◀de▶ ne servir à rien ? Mais s’il est vrai que ◀l’▶on abuse ◀de▶ ce terme pour couvrir ◀les▶ plus vils marchandages, ou ◀les▶ plus lucratifs ; s’il est vrai que ◀les▶ journaux du Comité des forges font profession ◀de▶ défendre ◀le▶ « spirituel » ; s’il est vrai que ◀les▶ « bourgeois » ◀de▶ toutes classes ont fait ◀de▶ « ◀l’▶esprit » un refuge ◀de▶ ◀l’▶égoïsme et ◀de▶ ◀l’▶hypocrisie, voilà ◀l’▶occasion ou jamais ◀de▶ répéter un vieux dicton : ◀l’▶abus n’enlève pas ◀l’▶usage.
Nous nous sommes expliqués dès ◀le▶ début ◀de▶ notre action sur ◀le▶ sens que nous attribuons aux mots « esprit » et « spirituel »39. Mens agitat molem. Mais ce mens n’est pas ◀l’▶esprit pur ◀d’▶une élite qui laisse ◀les▶ mains libres aux affairistes et aux politiciens. ◀L’▶esprit, ◀le▶ spirituel, au sens où on ◀l’▶entend ici, est par définition ce qui « agit », ce qui crée, initie et invente, ce qui impose un ordre neuf à ◀l’▶anarchie. Cet esprit-là, c’est ◀l’▶autorité même. C’est ◀l’▶acte même ◀d’▶un créateur dont notre pensée se forme en puissance ◀d’▶acte. Ainsi quand nous parlons ◀d’▶autorité spirituelle, ou mieux ◀d’▶autorité tout court, il s’agit bien ◀d’▶autorité concrète : celle du génie créateur, certes, mais aussi celle qui rassemble une armée, et trouve ◀l’▶argent pour payer ◀les▶ soldats.
Nous ◀l’▶avons déjà dit dans cette revue : quand ◀l’▶autorité disparaît, ◀l’▶armée n’est plus une arme entre ◀les▶ mains déficientes du chef. Car ◀les▶ insignes du pouvoir n’ont aucune force dès que défaille ◀la▶ confiance dans ◀l’▶homme qui ◀les▶ porte, comme ◀le▶ prouve ◀la▶ moindre expérience ◀de▶ commandement. Or cette confiance est une réalité spirituelle, au plein sens du mot, cette fois.
(Il est toujours désagréable ◀de▶ se citer soi-même : cela donne à penser qu’on n’a pas su se faire entendre du premier coup. Voici donc une formule très voisine des nôtres, mais qui est ◀de▶ Paul Valéry : « ◀Le▶ pouvoir n’a que ◀la▶ force qu’on veut bien lui attribuer : même ◀le▶ plus brutal est fondé sur ◀la▶ croyance. »)40
4. Comment se fait-il qu’une élite ou un gouvernement, ou une personne, en viennent à perdre leur autorité ? Autrement dit, comment se fait-il qu’une autorité cesse ◀de▶ croire en elle-même ? (Car toute autorité qui croit en elle-même est invincible, c’est là un des axiomes ◀de▶ ◀l’▶Histoire. On n’a jamais pu renverser que des gouvernements qui doutaient ◀de▶ leur mission.) Ce problème serait insoluble si ◀l’▶on n’admettait pas ◀la▶ distinction que nous proposons entre autorité et pouvoir.
Une autorité cesse ◀de▶ croire en elle-même dès ◀l’▶instant qu’elle cesse ◀de▶ créer. Or ce qui peut ◀l’▶induire à cette tentation ◀de▶ paresse ou ◀de▶ lâcheté, c’est ◀le▶ mécanisme même des pouvoirs institués. Quand ◀l’▶appareil « marche tout seul », ◀l’▶esprit humain qui ◀l’▶avait fabriqué rêve ◀de▶ prendre un peu de repos à ◀l’▶abri ◀de▶ ses propres créations. Mais dès qu’il a rompu ◀le▶ contact avec ◀les▶ résistances concrètes qu’il devait ordonner et commander, ◀la▶ réalité lui devient effrayante. (On a toujours beaucoup plus peur loin du combat qu’en pleine lutte.) Il n’ose plus intervenir en force, s’imposer à ses risques et périls, reprendre ◀la▶ conduite des événements et modifier ou adapter aux faits nouveaux ◀l’▶appareil du pouvoir devenu trop rigide. Il s’en remet aux mécanismes qui roulent encore grâce à ◀l’▶élan acquis. (Si ◀le▶ lecteur trouve notre description un peu abstraite, qu’il essaie ◀de▶ ◀l’▶illustrer en remplaçant « esprit ou « autorité » par nation française, et « pouvoirs institués » par Conseil des ministres et Parlement.)
Mais une autorité qui prétend échapper aux risques inséparables ◀de▶ son exercice, a déjà, en fait, abdiqué. ◀Le▶ pouvoir qui lui sert encore ◀de▶ paravent cédera à la première poussée venue de ◀l’▶extérieur. Ni Louis XVI, ni Kerensky, ni Schleicher n’ont su faire usage ◀de▶ ◀la▶ « force », ◀de▶ ◀l’▶armée et ◀de▶ ◀la▶ police, bref du pouvoir dont ils étaient ◀les▶ chefs, contre une autorité proclamée au-dehors, très inférieure en puissance matérielle, mais déjà victorieuse dans ◀l’▶ordre spirituel.
5. ◀La▶ révolution est essentiellement ◀l’▶affirmation ◀d’▶une nouvelle autorité. Elle devient pratiquement inévitable lorsque ◀l’▶autorité réelle n’est plus derrière ◀le▶ pouvoir établi, mais en face de lui. Tout ◀le▶ reste est affaire ◀de▶ technique — ou ◀de▶ patience. (Laisser ◀le▶ pouvoir, abandonné à ses manies, se gripper ou se désarticuler lui-même. ◀Le▶ meilleur budget ◀de▶ propagande ◀d’▶un mouvement révolutionnaire, c’est encore ◀le▶ budget ◀de▶ ◀l’▶État, quand il n’y a plus ◀d’▶autorité au-dessus ◀de▶ ◀l’▶État.)