Du danger de▶ confondre ◀la▶ bonne foi et ◀le▶ stalinisme (juillet 1936)aa
À propos de ◀la▶ Crise du Progrès, ◀de▶ M. Georges Friedmann (Gallimard), nous avons un petit compte à régler avec ◀le▶ groupe des écrivains qui partagent ◀la▶ foi ◀de▶ ◀l’▶auteur et utilisent ◀la▶ même méthode ◀de▶ discussion. ◀Le▶ livre, en soi, est assez décevant, malgré ◀de▶ réelles qualités ; mais très typique, et à plusieurs égards. Il résume avec conscience ◀les▶ phases ◀d’▶une décadence catastrophique ◀de▶ ◀l’▶idée ◀de▶ Progrès aux débuts du xxe siècle. Il analyse quelques-unes ◀de▶ ses causes. Enfin, il définit sans équivoques ◀la▶ solution proposée par ◀le▶ néo-marxisme à cette crise.
En gros, nous ne pouvons qu’approuver ◀la▶ description donnée par ◀l’▶auteur. Il est bien vrai que ◀le▶ progrès technique a été détourné ◀de▶ ses fins humaines par Taylor et Ford ; que ◀le▶ mécanisme et « ◀l’▶intellectualisme décharné » ont provoqué des réactions sentimentales qui, ◀de▶ Ruskin à Bergson, relèvent ◀de▶ mysticismes adultérés et égoïstes plutôt que ◀d’▶une considération virile et positive ◀de▶ ◀la▶ mission ◀de▶ ◀l’▶esprit inventeur ; enfin que c’est ◀le▶ système capitaliste qui est responsable ◀de▶ ◀la▶ crise, et non pas ◀le▶ machinisme et ◀l’▶électricité. Tous nos lecteurs savent que ces thèses sont pour nous fondamentales.
Nous pensons, comme ◀l’▶auteur, — à qui prend-il sa formule ? — que ce sont « ◀les▶ hommes qui modifient ◀les▶ circonstances », et non ◀les▶ lois économiques. Nous pensons donc que ◀le▶ progrès mécanique ne comporte pas en soi ◀de▶ fatalité inhumaine, et que « ◀le▶ machinisme permettant ◀de▶ faire une économie ◀de▶ force encore plus grande que ◀les▶ inventions ◀de▶ ◀la▶ pré-Renaissance, il s’agit ◀de▶ trouver ◀les▶ institutions qui permettent ◀de▶ réaliser ◀la▶ libération correspondante »48.
Nous pensons, comme ◀l’▶auteur, que le premier objectif ◀de▶ ◀la▶ révolution nécessaire c’est ◀la▶ suppression ◀de▶ ◀la▶ condition prolétarienne. ◀L’▶institution du Service civil, dont nous avons donné ◀le▶ plan général, et que notre expérience ◀de▶ ◀l’▶été 1935 amorça dans ◀la▶ pratique, n’a pas ◀d’▶autre but que cette « libération » effective. Elle suppose d’autre part que ◀le▶ machinisme et ◀la▶ rationalisation soient « poussées à ◀l’▶extrême » afin de « diminuer au maximum ◀le▶ travail servile et indifférencié ». (Révolution nécessaire, p. 251.)
(C’est sans doute une lecture « dialectique » ◀de▶ nos textes qui permet à ◀l’▶auteur ◀d’▶affirmer que « toute ◀l’▶idéologie corporatiste49 éparse dans ◀les▶ écrits ◀d’▶Aron et Dandieu, puis reprise par L’Ordre nouveau , est pleine ◀de▶ défiance vis-à-vis de ◀la▶ rationalisation… » ! !)
Mais dès que M. Friedmann passe ◀de▶ ◀la▶ description au diagnostic, et d’autre part dès qu’il essaie ◀de▶ préciser ◀les▶ perspectives pratiques que nous réserve un renouveau ◀de▶ ◀l’▶idée ◀de▶ Progrès selon son cœur, nous tombons dans ◀le▶ confusionnisme délibéré, dans ◀la▶ calomnie en service commandé, et dans un conformisme vraiment stalinien.
◀L’▶auteur englobe ◀le▶ personnalisme dans ce qu’il nomme, avec horreur, ◀l’▶anti-Progrès. C’est sans doute qu’il estime, avec ses confrères Lefebvre-Guterman, que ◀la▶ personne, c’est ◀le▶ serf, et que notre but est ◀la▶ restauration ◀de▶ ◀l’▶esclavage, sous ◀le▶ couvert des fameuses « valeurs spirituelles ». Nous ne dirons pas avec M. Aragon ◀l’▶ancien : « Moscou ◀la▶ gâteuse », — car Moscou est encore un peu mieux que cela — mais nous signalerons à M. Bouglé ◀le▶ cas ◀de▶ cet ancien Normalien qui ne sait plus lire. Ce qui lui permet ◀de▶ fourrer dans ◀le▶ même sac Kierkegaard et M. Duhamel, Madame Lombroso-Ferrero et Hitler, L’Ordre nouveau et Ruskin, C. G. Yung et Caillaux, Husserl, Spengler et M. Tailledet, etc., etc. À tous ces messieurs et dames, on oppose M. Stakhanov, champion mineur ◀de▶ ◀l’▶URSS. ◀L’▶erreur des Méchants, des « antiprogressistes », c’est ◀de▶ n’avoir pas cru que « ◀l’▶homme peut donner davantage », pour peu qu’il se laisse faire par ◀la▶ dictature stalinienne. Mais qu’est-ce que « donner davantage », pour notre auteur ? C’est « produire » 1000 tonnes ◀de▶ charbon en un jour. — Merci bien. Nous voilà fixés. Voilà qui légitime tout ◀le▶ reste !
On perdrait son temps, après cela, à expliquer à M. Friedmann que nous sommes beaucoup plus opposés au spiritualisme qu’il ne ◀l’▶est au matérialisme ; que notre condamnation du régime soviétique ne repose pas sur une prétendue « défiance vis-à-vis de ◀la▶ rationalisation », mais sur un réel dégoût pour ◀l’▶idéal du servage industriel que Staline impose au peuple russe ; que ◀l’▶alternative actuelle n’est pas machinisme ou artisanat, mais dignité ◀de▶ ◀l’▶homme ou étatisme ; que nous ne sommes pas « favorables au fascisme », mais adversaires du fascisme, qu’il soit hitlérien (rural) ou stalinien (industrialiste) ; que ◀la▶ protestation ◀de▶ Kierkegaard contre Hegel n’est pas « liée à deux douzaines ◀de▶ brevets », qui au surplus lui sont postérieurs ◀d’▶une trentaine ◀d’▶années ; que Spengler n’est pas un admirateur ◀de▶ ◀l’▶Orient, mais ◀le▶ contraire (p. 153) ; que ◀le▶ christianisme n’est pas précisément opposé à « une conception dramatique ◀de▶ ◀l’▶homme » (p. 226) ; enfin que, contrairement aux affirmations téméraires que ◀l’▶on trouve p. 221, certain marxisme considère bel et bien certaines découvertes scientifiques comme « dangereuses », puisque Staline a condamné Einstein, tout de même qu’un pape condamnait Galilée, etc., etc. (Ce ramassis ◀d’▶erreurs ◀de▶ fait rappelle à s’y méprendre ◀les▶ méthodes ◀de▶ ◀l’▶AF et ◀de▶ ◀l’▶Écho ◀de▶ Paris.)
M. Friedmann, comme tous ◀les▶ écrivains dont ◀la▶ « pensée » tend à se confondre avec ◀les▶ directives tactiques ◀de▶ Moscou, refuse avec indignation ◀l’▶épithète ◀de▶ « matérialiste ». Il n’a pas assez ◀de▶ mépris pour ◀le▶ « fatalisme » et ◀le▶ mécanisme « grossier » des La Mettrie, des Kautzky, des Haeckel. « Idéologie assez plate », écrit-il, au lieu de montrer en quoi elle serait fausse, à son point de vue, ce qui eût été ◀le▶ vrai sujet ◀d’▶un livre qui porte un pareil titre. Car ◀la▶ crise du Progrès n’est rien que ◀la▶ crise du rationalisme « plat », et ◀l’▶histoire ◀de▶ ses démêlés avec ◀le▶ capitalisme qu’il engendra. Mais ◀l’▶auteur se considère, lui, comme un « esprit dialectique », donc un matérialiste raffiné, tout en souplesse… Cette pudeur nouvelle — elle date ◀de▶ 1935 — ou cette fausse honte à ◀l’▶endroit du matérialisme « grossier » ne sont là que pour rassurer ◀l’▶intelligentsia radicale du Front populaire. ◀La▶ manœuvre, elle, est carrément « grossière ». Elle est d’ailleurs en train de réussir auprès de quelques écrivains bourgeois trop contents ◀de▶ voir ◀les▶ Soviets repêcher ◀les▶ vieux mythes ◀de▶ leur classe. Et ◀l’▶on repart, toutes voiles regonflées, vers ◀le▶ Bonheur, ◀la▶ Richesse, ◀le▶ Progrès. Symbolisés, je ◀le▶ répète, par Stakhanov, ◀l’▶homme des 1000 tonnes par jour et des salaires pharamineux.
◀L’▶on chercherait en vain, dans ce travail habile, ◀le▶ moindre rapprochement entre ◀les▶ méthodes ◀de▶ Taylor et ◀le▶ stakhanovisme. Grave lacune, qui ne s’explique que trop bien. On sait peut-être que Taylor écrivait :
« ◀La▶ direction des ouvriers consiste essentiellement dans ◀l’▶application ◀de▶ trois idées élémentaires :
« 1° Tenir devant eux une prune pour ◀les▶ faire grimper.
« 2° Faire claquer ◀le▶ fouet au-dessus ◀d’▶eux, avec, à ◀l’▶occasion, une touche ◀de▶ ◀la▶ mèche.
« 3° Travailler épaule contre épaule avec eux, poussant ferme dans ◀la▶ même direction, et toujours ◀les▶ instruisant, ◀les▶ guidant, ◀les▶ aidant. »
Or : ◀la▶ prune, en URSS, c’est toujours ◀le▶ salaire50 ; ◀le▶ fouet a été remplacé par ◀le▶ peloton ◀d’▶exécution51 ; et ◀la▶ « direction toujours ◀la▶ même » dans laquelle on pousse ◀l’▶ouvrier, c’est celle ◀de▶ ◀l’▶État totalitaire stalino-fasciste.
Ces criminelles foutaises inspirent à notre idéaliste impénitent une confiance sereine dans ◀le▶ marxisme révisé par M. Staline, seule « technique du progrès humain ». Nous saurons désormais ce que signifie pour ◀l’▶auteur ◀le▶ progrès : c’est ◀de▶ remplacer ◀le▶ patron ◀d’▶usine par un policier ; ◀la▶ « mystification spiritualiste » par une mystification dictatoriale autrement efficace sur ◀les▶ ouvriers, et qui laisse loin derrière elle ◀les▶ violences fascistes52 ; ◀la▶ vérité humaine par des idéologies ◀de▶ propagande ; et ◀la▶ raison par ◀la▶ raison ◀d’▶État. ◀Le▶ « progrès » enfin, c’est ◀de▶ traiter ◀de▶ « fascistes » tous ceux qui ne se laissent pas impressionner par ◀la▶ puissance offensive ◀de▶ ◀l’▶Armée rouge (Pierre Cot dixit), au point ◀d’▶abdiquer tout sens critique devant ◀les▶ « doctrines » que « défend » cette armée, — « dialectiquement », bien entendu, et non pas « matériellement », ◀la▶ mitrailleuse n’étant qu’une arme « dialectique » lorsqu’elle est maniée par un vrai marxiste, au service ◀d’▶un État « dialectiquement » totalitaire.
Tout notre honneur est ◀de▶ défendre ici, depuis quatre ans, une tout autre technique, au service ◀d’▶un tout autre progrès.
Que si ◀les▶ staliniens ◀de▶ Commune ou ◀d’▶Europe, comme c’est ◀l’▶usage, ne répondent que par des injures à mes observations, ce sera vouloir m’inspirer ◀la▶ vanité ◀de▶ croire qu’il n’y a que des injures à y répondre.