Du socialisme au fascisme (novembre 1936)ac
Erreur française sur le▶ fascisme
S’il est un préjugé auquel ◀les▶ masses bourgeoises autant qu’ouvrières tiennent, comme elles tiennent aux axiomes fondamentaux ◀de▶ leur existence — un sou est un sou, ne pas se laisser marcher sur ◀les▶ pieds, chacun pour soi et Dieu pour tous, etc. —, c’est bien à ce slogan-là : ◀le▶ fascisme est à droite.
Essayez ◀de▶ prononcer cette phrase en Italie ou en Allemagne, si vous voulez amuser ◀le▶ monde. Mais ◀la▶ politique étrangère ne suppose pas, en France, ◀la▶ connaissance ◀de▶ nos voisins : elle ne suppose que ◀la▶ lecture des journaux. (Bien sûr que sous cette forme, elle est inoffensive, tant qu’elle reste ◀d’▶usage interne, c’est-à-dire purement électoral. Mais ce n’est pas toujours possible…)
Il faudrait que ◀les▶ Français finissent tout de même par remarquer qu’hors de chez eux, ◀les▶ termes ◀de▶ « gauche » et « droite » ne signifient plus grand-chose, si tant est qu’ils aient jamais signifié ◀les▶ mêmes choses qu’ici. Gauche et droite, en France, c’est laïcisme ou cléricalisme53. Cela ne dit pas grand-chose à ◀l’▶Italien, qui n’a pas ◀la▶ Révolution et ◀le▶ combisme derrière lui ; cela ne dit rien du tout à ◀l’▶Allemand. (Il n’en va pas de même en Espagne, mais c’est à cause des jésuites.)
◀L’▶homme ◀de▶ gauche, en France, croit que fascisme égale droite, parce que ◀l’▶Huma et ◀le▶ Popu ont intérêt à ◀le▶ lui faire croire. ◀L’▶homme ◀de▶ droite croit aussi cela, parce qu’on lui a dit que ◀le▶ fascisme ◀le▶ « sauverait du communisme ». (Il aura ◀l’▶occasion ◀de▶ se détromper, ◀le▶ jour où un État fasciste fera main-basse sur ses capitaux étrangers et sur ◀le▶ tiers ◀de▶ ses revenus, sans parler du travail obligatoire et ◀de▶ ◀la▶ démagogie populiste.) ◀L’▶homme ◀de▶ gauche est renforcé dans sa croyance par ◀le▶ spectacle des sympathies plus ou moins affichées par ◀la▶ droite — qui se trompe — pour ◀les▶ fascismes étrangers. ◀Le▶ Colonel et son ami Doriot viennent fermer ce cercle vicieux. Trouvera-t-on ◀le▶ moyen ◀d’▶en sortir ? Finira-t-on par faire comprendre, à gauche et à droite, à quelques-uns, que ◀le▶ stalinisme et ◀le▶ fascisme ne sont pas des pôles contraires (comme ◀l’▶ancienne gauche et ◀l’▶ancienne droite), mais deux aspects de plus en plus semblables ◀d’▶une même folie, ◀l’▶État totalitaire ?
◀L’▶entreprise paraît difficile. ◀Les▶ chances ◀de▶ ◀l’▶erreur et du mensonge paraissent toujours plus prochaines que celles ◀de▶ ◀la▶ simple vérité. Mais il y va du succès même ◀de▶ ◀la▶ révolution personnaliste. Désespérer ◀de▶ faire comprendre aux Français ◀la▶ vraie nature des régimes étrangers, pour lesquels ils sont prêts à se battre, c’est accepter ◀la▶ guerre civile ◀la▶ plus absurde ◀de▶ ◀l’▶histoire ; c’est désespérer ◀de▶ ◀la▶ France et ◀de▶ sa mission en Europe ; et ce serait pour nous désespérer ◀de▶ nos positions ◀les▶ plus fondamentales.
Tout nous porte d’ailleurs à croire que ◀les▶ yeux ◀de▶ beaucoup vont s’ouvrir sur ◀la▶ réalité fasciste ◀de▶ ◀l’▶URSS. Mais ◀le▶ plus difficile reste à faire : éclairer ◀la▶ gauche et ◀la▶ droite sur ◀la▶ nature essentiellement socialiste des fascismes.
Origines socialistes du fascisme
◀Le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶Italie est des plus clairs. Tout le monde sait que Mussolini vient du syndicalisme, et qu’il fut l’un des chefs du parti socialiste. On sait aussi quelles influences déterminantes exercèrent sur son idéologie ◀les▶ ouvrages ◀de▶ Marx, non moins que ceux ◀de▶ Sorel. Jusqu’au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre, il était difficile ◀de▶ mettre en doute ◀la▶ sincérité ◀de▶ son attachement à ce que nous nommons ◀la▶ « gauche ».
Mais peut-on se fonder sur ces seuls faits, historiquement indiscutables, pour affirmer, contre ◀le▶ préjugé français, que ◀le▶ fascisme est un mouvement « ◀de▶ gauche » ? Certes non. Car il serait trop facile ◀de▶ répliquer que Mussolini a trahi ◀le▶ socialisme, plutôt qu’il ne ◀l’▶a continué.
◀La▶ question véritable n’est pas là. Elle doit se poser dans ces termes : un chef socialiste qui veut exercer ◀le▶ pouvoir peut-il ne pas trahir ◀le▶ socialisme ? Et du moment qu’il ◀le▶ trahit, peut-il faire autre chose que du fascisme ?
Regardons ◀l’▶Europe ◀d’▶après-guerre. Lénine fonde un régime marxiste, qui aboutit en quelques années, et selon son propre aveu, au capitalisme ◀d’▶État. Mussolini fonde un régime antimarxiste, qui est dès ◀le▶ début un capitalisme ◀d’▶État. ◀Les▶ socialistes scandinaves parviennent légalement au pouvoir, et continuent ◀les▶ traditions bourgeoises-capitalistes, se bornant à y introduire un étatisme assez discret. ◀Les▶ socialistes français ◀les▶ imitent, créent des offices ◀d’▶État, et « nationalisent »54 ce qu’ils peuvent. Quant aux socialistes allemands, ils n’avaient eu que ◀le▶ temps ◀d’▶écraser ◀les▶ spartakistes et ◀les▶ séparatistes — également ennemis ◀de▶ ◀l’▶État — avant de céder ◀la▶ place aux bourgeois, qui à leur tour…
Est-il possible ◀de▶ tirer quelques conclusions claires ◀d’▶un tel chaos ◀d’▶échecs ? Peut-être, — et même ◀d’▶assez inattendues, aux yeux des socialistes du moins.
Remarquons tout d’abord qu’aucun gouvernement socialiste n’a réussi à instaurer un régime tant soit peu conforme à ses principes ; et cela, quelles que fussent ◀les▶ conditions du pays au début ◀de▶ ◀l’▶expérience, et quel que fût ◀le▶ degré ◀de▶ sincérité des chefs.
Notons ensuite que ces gouvernements, qu’ils soient parlementaires ou dictatoriaux, ont tous montré en fait ◀la▶ même tendance générale : remettre ◀le▶ soin ◀de▶ gouverner à un État de plus en plus rigoureusement centralisé.
Seul ◀le▶ rythme ◀de▶ ◀l’▶étatisme n’a pas été partout ◀le▶ même. Dans ◀les▶ démocraties bourgeoises, il est encore freiné et sournoisement saboté par ◀l’▶opposition, ◀les▶ traditions locales et ◀la▶ « liberté » anarchique des « opinions », c’est-à-dire des groupements ◀d’▶intérêts. Tandis que dans ◀les▶ dictatures nées ◀d’▶une révolution ◀de▶ masses, donc ◀d’▶un état ◀de▶ guerre, ◀l’▶étatisme a pu — et même dû — devenir du premier coup totalitaire. ◀L’▶économie et ◀l’▶opinion totalement étatisées sont en effet ◀les▶ conditions qu’impose toute guerre moderne, civile ou étrangère.
Ainsi ◀les▶ dictatures, décriées par ◀les▶ socialistes, ne sont en fait que ◀le▶ terme fatal ◀de▶ tout socialisme appliqué ou, ce qui revient au même, ◀de▶ tout échec du socialisme en tant que tel. Historiquement (sinon théoriquement) ◀les▶ dictatures sont en avance — on n’ose dire en progrès — sur ◀le▶ socialisme. Elles sont ◀le▶ « dépassement » hégélien, — c’est-à-dire en même temps ◀la▶ négation apparente et ◀la▶ plénitude réelle — ◀de▶ ◀l’▶effort socialiste.
◀Le▶ chef fasciste : un homme « ◀de▶ gauche »
Cette fatalité historique, à laquelle cèdent tous ◀les▶ mouvements ◀de▶ masses55, se reproduit dans ◀le▶ destin individuel des véritables hommes ◀d’▶action ◀de▶ ◀la▶ gauche. Qu’on se rappelle Noske, député socialiste, porté par ◀la▶ révolte des marins allemands, en 1918, au poste ◀de▶ gouverneur ◀de▶ Kiel : c’est lui que, par un sûr instinct, ◀le▶ Grand État-Major, qui joue sa dernière carte, fera nommer ministre de la guerre. En quelques semaines, ◀le▶ meneur ouvrier, qui a ◀de▶ ◀la▶ carrure, écrasera ◀la▶ révolte spartakiste. Il n’eût tenu qu’à lui ◀de▶ se faire nommer Führer… Quatre ans plus tard, Mussolini marche sur Rome : lui seul a su mâter ses anciens « camarades ». Puis c’est Hitler qui prend ses meilleures armes au socialisme. Enfin, pour liquider ◀les▶ derniers bolchevistes — avec un peu de retard —, on va chercher Staline…
◀La▶ France n’a que Doriot à mettre sur ce rang. N’oublions pas tout de même qu’elle a eu Bonaparte, qui lui aussi venait de ◀la▶ « gauche ».
◀Le▶ national-socialisme est ◀le▶ socialisme total
◀Le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ « réussite » ◀de▶ tous ces hommes est simple. Ils ont compris que ◀le▶ socialisme économique n’était que ◀la▶ moitié ◀d’▶une doctrine. Ils ont compris qu’on ne peut pas fonder ◀l’▶État, tel que ◀le▶ rêvent ◀les▶ socialistes, sans étatiser du même coup ◀les▶ forces morales du pays. Ils ont tiré ◀la▶ grande leçon ◀de▶ ◀la▶ guerre : pour réussir à concentrer ◀l’▶économie entre ◀les▶ mains ◀de▶ ◀l’▶État, il faut ◀l’▶appui ◀d’▶une mystique qui paralyse ◀les▶ éléments ◀d’▶opposition. C’est ◀la▶ mystique ◀de▶ « ◀l’▶union sacrée », autrement dit, ◀le▶ nationalisme.
En vérité, ◀les▶ deux termes dont se compose ◀le▶ nom du parti hitlérien n’ont rien ◀d’▶antinomique. Ils sont exactement complémentaires. ◀Le▶ socialisme est une « nationalisation » ◀de▶ ◀l’▶économie ; ◀le▶ nationalisme est une « socialisation » du sentiment patriotique. L’un n’est pas possible sans l’autre.
Tout étatisme est condamné à se vouloir franchement totalitaire, sinon c’est ◀l’▶échec assuré. (Nous sommes en train d’en voir un bel exemple.) Mais pour devenir totalitaire, ◀l’▶État ne peut se fonder sur des bases purement matérielles. Il lui faut ◀la▶ fameuse « confiance », et une confiance disciplinée, à toute épreuve. Seule une mystique nationaliste ◀la▶ lui donnera.
Ainsi ◀la▶ formule socialiste : tout par ◀l’▶État, ne peut se réaliser dans ◀l’▶histoire qu’en devenant ◀la▶ formule fasciste : tout pour ◀l’▶État.
◀La▶ fameuse croisade des démocraties socialistes contre ◀les▶ dictatures fascistes ressemble à un ◀de▶ ces combats ◀d’▶aveugles tels qu’en organisait ◀le▶ Moyen Âge. Combat ◀de▶ malades atteints du même mal : mais ◀les▶ uns n’en sont encore qu’au deuxième degré, ◀les▶ autres déjà au troisième.
Et ◀l’▶on voudrait nous voir prendre parti ?
◀L’▶aboutissement pratique du socialisme56 — dans un ordre non fédéraliste — ne peut être, n’a jamais été, et ne sera jamais que ◀le▶ fascisme. Si donc il s’agissait ◀de▶ réussir, ◀de▶ réussir n’importe quoi, et ◀d’▶être « socialistes » sérieusement, nous nous ferions tout de suite fascistes.
Ne fût-ce que pour cette seule raison, nous serons donc fédéralistes.