Les jacobins en chemise brune (décembre 1936)ad
Au Français qui s’étonne et s’inquiète, ou s’indigne, de▶ certaines tournures que prend le national-socialisme, il n’est pas rare qu’un membre du parti ◀d’▶Hitler réponde : « Vous êtes bien mal venu à critiquer ce qui se fait ici ! Vous condamnez notre centralisme, notre nationalisme, notre passion unitaire, notre éloquence démagogique, et vous ne voyez même pas que tout cela, chez vous, existe pareillement, sinon à un plus haut degré, depuis votre Révolution ◀de▶ 89 ! Tâchez donc ◀de▶ comprendre une bonne fois que l’Allemagne n’a pas eu ◀de▶ Révolution française, et qu’elle doit rattraper son retard, à tout prix. Vous avez, vous Français une conscience nationale unitaire qui nous a toujours fait défaut. Tous vos manuels et tous vos historiens vantent les bienfaits ◀de▶ cette unité. Elle est passée dans vos mœurs, à tel point que vous n’en êtes même plus conscients. Vous criez au nationalisme, c’est-à-dire à l’orgueil impérialiste je pense, dès qu’un peuple à côté de vous, que ce soit l’Italie ou l’Allemagne, essaie ◀de▶ faire ce que vous avez fait, et dont vous paraissez si fiers ! »
Je note d’abord que ces propos m’ont été tenus spontanément, par des personnes très favorables à Hitler, mais qui gardaient leur sens critique. Ce ne sont pas là des « Schlagworte », des mots d’ordre ◀de▶ la Propagande. Il y a donc quelques chances qu’ils traduisent la réalité telle qu’elle est, et non point telle qu’on la décrète.
À quoi se résume effectivement l’œuvre ◀d’▶Hitler ? Son mouvement prend naissance en Bavière, en pleine effervescence séparatiste, aux environs ◀de▶ 1922. À ce moment, les grands périls qui menacent l’Allemagne apparaissent ◀d’▶ordre politique : c’est d’une part la dislocation en petits États autonomes, dont certains risquent ◀d’▶être entraînés dans des orbites étrangères. (La Bavière catholique se rapprocherait ◀de▶ l’Autriche, les États rhénans, ◀de▶ la France) ; c’est d’autre part la pression des Alliés, qui soutiennent plus ou moins ouvertement le séparatisme, drainent l’or allemand, et se préparent à occuper la Rhénanie ; c’est enfin le règne, à Berlin, ◀de▶ cliques politiciennes, marxistes, démocratiques ou réactionnaires, qui font passer les intérêts ◀de▶ leur parti ou ◀de▶ leurs personnes avant ceux ◀de▶ la nation et ◀de▶ son « honneur ».
Cette situation dicte à Hitler les grandes lignes ◀d’▶une action ◀d’▶urgence.
1° Lutte contre le séparatisme. — Il y a le précédent des « corps francs » qui ont paré aux premières menaces ◀de▶ soviétisation fédéraliste ◀de▶ l’Allemagne, en réprimant les révoltes ◀de▶ Münster, ◀de▶ Magdebourg et ◀de▶ Munich. Maintenant il faut donner à toute l’Allemagne un idéal commun, des haines communes, et pour cela fonder un parti unitaire qui s’appuiera sur une mystique renouvelée du pangermanisme. C’est ici que s’insère le racisme. Et l’on ira rechercher des Chamberlain, des Gobineau qui sont bien loin des préoccupations urgentes du peuple allemand, mais qui fournissent des bases idéologiques à la lutte pour l’idée nationale. Au fond le problème n’est pas si différent ◀de▶ celui qui se posait aux jacobins, mais les moyens ◀de▶ le résoudre seront nécessairement tout autres. Les jacobins, en effet, défendaient une révolution déjà faite, et s’appuyaient sur une tradition ◀de▶ centralisme instituée par la monarchie. Il s’agissait surtout, pour eux, ◀d’▶activer le processus amorcé, ◀d’▶écraser les velléités ◀d’▶autonomie locale réveillées par la chute du régime monarchique, et ◀de▶ « totaliser » le pouvoir dans leurs mains pour mieux lutter contre l’étranger. Hitler de même sent la nécessité ◀de▶ regrouper toutes les forces allemandes pour tenir tête à la double pression qu’exercent les Alliés et les réactionnaires (séparatistes). Seulement, faute de bases historiques, il doit recourir à une propagande ◀d’▶autant plus virulente et démagogique. Une seule réalité fonde à ses yeux l’unité ◀de▶ la nation allemande : celle ◀de▶ la race. Mais pour la rendre populaire, il faut la lier à des passions que l’on puisse exciter immédiatement : c’est ainsi que les Juifs deviendront les 200 familles du racisme57, les « ennemis ◀de▶ la nation ».
2° Lutte contre l’étranger. — Là encore, Hitler va trouver une base ◀de▶ haines communes sur laquelle puisse s’unifier la nation. Le Diktat ◀de▶ Versailles, signé par des diplomates lâches ou traîtres, jouera le rôle des proclamations ◀de▶ Brunswick ; et les Français qui occupent la Rhénanie, eh bien ! ce sera « l’armée ◀de▶ Coblence ! »
3° Lutte contre les cliques politiciennes. — Ici, le parallèle est moins frappant ; c’est qu’en effet la technique des révolutions ◀de▶ masse introduit des facteurs qui ne pouvaient exister pour Robespierre et pour Saint-Just. Il y a toutefois cette similitude, relevée par plusieurs observateurs : la révolution hitlérienne, de même que la Révolution française, ne s’est pas proposé d’abord une modification du corps social et ◀de▶ la structure des classes, mais bien le balayage ◀d’▶un personnel politicien dont l’action paraissait néfaste aux intérêts ◀de▶ la nation. Pour le reste, la tactique ◀d’▶Hitler rappelle plutôt celle des léninistes en 1919 : c’est la même lutte sur le double front ◀de▶ la « Reaktion » et ◀de▶ l’extrémisme anarchisant. Certes on peut dire que Robespierre eut aussi le souci ◀d’▶une ligne générale à défendre contre droites et gauches, mais un Hébert n’est pas ◀de▶ la taille ◀d’▶un Röhm ou ◀d’▶un Strasser, ni surtout ◀d’▶un Trotski.
Mais où le parallèle hitlérisme-jacobinisme reprend toute sa signification, c’est sur le plan ◀de▶ la propagande et ◀de▶ la tactique totalitaires, une fois le pouvoir affermi. La justification des actes ◀de▶ terreur est à peu près la même ◀de▶ part et ◀d’▶autre. C’est le bras vengeur du justicier, du pur des purs, qui s’abat sans scrupule humain sur les ennemis ◀de▶ la nation : toujours, il faut « faire vite », déjouer un complot à la dernière minute. Une action judiciaire légale eût entraîné un retard fatal (ou démontré, dans la plupart des cas, l’inexistence du complot !) Il faut éviter à tout prix qu’une discussion publique prolongée permette aux opposants ◀de▶ se reconnaître et ◀de▶ se grouper. Il faut enfin produire une stupeur horrifiée, dont l’effet infaillible est ◀de▶ faire apparaître le tyran sous les espèces ◀d’▶un surhomme.
Après quoi l’on créera la diversion indispensable, en instituant ◀d’▶immenses fêtes populaires : culte ◀de▶ la Raison, des Vertus, ◀de▶ la Patrie, sous Robespierre ; fête des Moissons, fête ◀de▶ la jeunesse ou du Solstice ◀d’▶été, culte des morts ◀de▶ la Révolution, sous Hitler. (Je ne puis ici que renvoyer à l’article ◀de▶ Pierre Gardère sur Anacharsis Cloots et les spectacles jacobins, qu’on a pu lire dans notre numéro ◀d’▶avril 1936.) L’analogie est à peu près parfaite, à ceci près que Robespierre, ne disposant pas ◀de▶ la radio, n’aboutit qu’à ◀de▶ demi-réussites, là où triomphe sans conteste Goebbels58.
Hitler peut expliquer cette « jacobinisation » ◀de▶ l’Allemagne par des arguments très voisins ◀de▶ ceux qu’utiliserait Staline pour justifier son « américanisme ». Ils diront : c’est un stade nécessaire, il fallait en passer par là, c’est la filière ◀de▶ l’Histoire, on ne peut pas sauter une époque que d’autres peuples ont vécue, et tomber à pieds joints dans l’avenir. À quoi les ergoteurs ne manqueront pas ◀de▶ répliquer : était-ce la peine ◀de▶ dire tant de mal ◀de▶ l’esprit ◀de▶ 89 et ◀de▶ la Déclaration des droits de l’homme, pour refaire après 150 ans les mêmes erreurs, dans un pays qui s’y prêtait moins que le nôtre ? (Ou bien, contre Staline : était-ce la peine ◀de▶ dénoncer la peste du capitalisme, pour déclarer, aussitôt au pouvoir : « Nous ferons mieux que l’Amérique » ?)
Mais on ne peut pas refaire l’histoire. Nous sommes là pour la créer. Vis-à-vis des jacobins bruns, nous ne pouvons nous en tenir à des critiques rétrospectives. Tournés vers l’avenir prochain, nous dirons donc : si l’Allemagne a commis l’erreur du centralisme jacobin, c’est en partie l’exemple ◀de▶ la France qui l’explique. Mais un exemple mal interprété. Hitler n’a vu d’abord dans la structure centralisée que la condition indispensable ◀d’▶une discipline ◀de▶ guerre. Il n’a pas vu que cette même structure était la cause ◀de▶ la stérilité ◀de▶ la paix. S’il avait mieux connu la France telle qu’elle est, s’il n’avait pas été hypnotisé par les nécessités ◀de▶ « son combat »59, il eût tiré aussi les leçons négatives que comporte l’expérience du centralisme. Mais il faut voir que la carence française, la fossilisation des formes étatistes, constitue pratiquement un frein pour la révolution européenne. C’est de la part de ceux qui l’inventèrent que l’Europe attend le dépassement ◀de▶ l’étatisme centralisateur. Tant que ce dépassement ne sera pas amorcé par la France, les nations jeunes, faute ◀d’▶un autre modèle, se laisseront engager dans des imitations monstrueuses du jacobinisme. C’est à la France ◀d’▶allumer le signal rouge qui indique une voie impraticable. Signal ◀de▶ la révolution fédéraliste, non plus fondée sur les anciennes « régions », non plus « séparatiste » mais communaliste.
Il n’y va pas seulement ◀de▶ nos libertés civiques à venir, mais ◀de▶ la paix européenne. Car il est clair que la menace ◀de▶ guerre se confond actuellement avec le fait totalitaire. C’est pourquoi, préparer la paix, c’est préparer d’abord l’instauration ◀d’▶un régime à base fédérale. Et qui prendrait l’initiative, une fois encore, sinon le pays dont c’est la tradition que ◀d’▶inventer ? Sinon le pays qui a pu faire avant tous l’expérience ◀d’▶un centralisme dont les caricatures brutales, artificielles, épouvantent le modèle lui-même ?
Fédéralisme : dernière chance ◀de▶ la paix !
Qu’on se le dise : tous les efforts ◀de▶ la diplomatie française, et la volonté même ◀de▶ paix qu’affiche l’ancien combattant Adolf Hitler ne peuvent rien contre le mécanisme meurtrier, contre la fatalité belliciste que représente l’État totalitaire. Tant qu’on n’a pas détruit cette racine ◀de▶ la guerre, on ne peut empêcher le pire, qui devient dès lors fatalité. Le jacobinisme, l’esprit centralisateur, le principe ◀de▶ la nation armée, disciplinée dans un cadre rigide, tout cela ne cesse ◀d’▶être stérile et abstrait — en temps ◀de▶ paix — que pour devenir la guerre concrète. Tout cela ne se justifie que par la guerre. Hors de toute volonté humaine, bonne ou mauvaise.
Alors, qui osera dire qu’il est trop tard ? Désespérer ◀de▶ la paix, c’est rendre une guerre fatale. Désespérer ◀de▶ la révolution française, c’est désespérer ◀de▶ la paix. Et c’est précisément parce qu’il est trop tard pour empêcher la guerre par tout autre moyen, que nous devons faire cette révolution-là.