Vocation et destin d’▶Israël (1937)v
Sens ◀de▶ « l’histoire » ◀d’▶Israël
Un prophète, a écrit Karl Barth, est un homme sans biographie. « Er steht und fallt mit seiner Mission », c’est-à-dire qu’il consiste uniquement dans sa mission ; ou, si nous traduisons littéralement cette expression, à vrai dire très courante en allemand et qui sans doute a perdu sa vertu pour une oreille habituée : « Il se lève et il tombe avec sa mission. » Nous ne savons rien du reste ◀de▶ sa vie, et n’avons nul besoin ◀d’▶en rien connaître pour reconnaître la portée ◀de▶ son message puisque c’est le message ◀de▶ Dieu. Jérémie n’eût été qu’un berger bègue si l’Éternel n’avait parlé par lui. Voici qui est digne ◀de▶ remarque : le seul détail précis que rapporte la Bible à son sujet, c’est cette difficulté à s’exprimer. Non seulement rien ◀d’▶historiquement notable ne le prédestinait à jouer le rôle ◀d’▶un grand prophète, — les psychologues s’y épuiseront — mais encore il y avait cet obstacle, et celui-là précisément qui paraît le plus décisif, à vues humaines, s’agissant ◀d’▶un homme appelé au ministère ◀de▶ la Parole.
Ce qui est vrai du prophète l’est aussi ◀de▶ son peuple, — peuple entre tous prophétique. Ce qui est vrai ◀de▶ la biographie ◀d’▶un homme que l’Éternel choisit n’est pas moins vrai ◀de▶ l’histoire profane des Juifs, porteurs eux aussi ◀d’▶une mission que rien en eux ne semblait préparer. On peut le dire sans paradoxe : Israël n’eût pas eu ◀d’▶histoire sans la promesse que Dieu fit à Abraham. Cette tribu « se lève et tombe » avec la mission qu’elle incarne : « Préparer les voies du Seigneur », espérer et prêcher le Messie, attendre activement l’invisible et plus que cela : le jamais vu, ce qu’aucun autre peuple au monde n’a jamais pu seulement imaginer, ce qui ne répond à nul besoin historiquement déterminé…
L’histoire, au sens hégélien ou tainien, ou matérialiste-dialectique, se donne pour tâche ◀de▶ reconstituer l’évolution immanente ◀d’▶un peuple, telle qu’on peut vraisemblablement la styliser et la chiffrer, c’est-à-dire, telle qu’elle fut déterminée par des facteurs en partie mesurables (géographiques, économiques, etc.), ou formulables dans notre langage plus ou moins naïvement positiviste. Que nous apprend une science ◀de▶ cet ordre sur le destin auquel étaient promises les infimes tribus nomades qui constituaient, aux origines, la nation juive ? Une similitude facile nous permet ◀de▶ l’imaginer : l’histoire n’a pas la plus petite raison ◀de▶ supposer que le peuple ◀d’▶Israël, s’il n’avait pas été « élu », eût évolué ◀d’▶une autre sorte que tant de tribus ◀d’▶Arabie qui nous offrent encore aujourd’hui, avec une persistance bien remarquable tous les traits caractéristiques ◀de▶ la coutume pastorale des temps ◀d’▶Abraham. Nous ne possédons pas un renseignement ◀d’▶ordre profane, qui nous explique pourquoi cette tribu-là échappa au destin monotone, exceptionnellement conservateur, qui a pesé jusqu’à nos jours sur les habitants du désert. Désignée entre mille, sans raison. Ou sans autre raison, peut-être, que cette impuissance étonnante à construire et à conquérir…
Ainsi les annales ◀d’▶Israël sont celles ◀d’▶une puissance imprévue et humainement imprévisible, qui ne fut jamais immanente aux conditions médiocres des Hébreux. Ce que nous connaissons ◀de▶ leur « histoire » — mais le mot prend ici un sens nouveau — c’est la suite des gestes ◀de▶ Dieu dont ils ne furent que les instruments. Mais les instruments indociles ! Ce qui est à eux, dans ces annales, c’est ce qui les rabat à leur destin, ce sont leurs révoltes constantes, leurs faux pas, leurs accès ◀d’▶incroyance. Et toute leur grandeur est à Dieu, c’est-à-dire à la vocation qui les arrache, malgré eux, à ce destin ◀de▶ très piètre envergure.
Foi et idolâtrie
La considération du conflit séculaire que décrit l’Ancien Testament nous ramène avec une insistance innombrable et vraiment grandiose à cette opposition fondamentale ◀d’▶une vocation et ◀d’▶un destin, hors de laquelle on ne peut rien comprendre ◀de▶ ce qui touche à la nation des Juifs.
Destin nomade, vocation messianique. Destin visible, insignifiant ; vocation invisible et triomphante : celle que prêchent les prophètes au peuple et qui seule l’élève, l’assemble et donne un sens à la vie ◀de▶ chacun. Ce peuple errait sans « fin » dans le désert, sans but jusqu’à ce que Dieu l’élise. Désormais sa voie est fixée, mais ce n’est plus sa « propre » voie. Il vient de Dieu, il va vers Dieu, et c’est la loi ◀de▶ Dieu qui l’y conduit. C’est pourquoi son télos (sa fin dernière), est transcendant et mystérieux comme Dieu, unique en son essence, comme Dieu, et comme Dieu objet ◀de▶ la foi seule. ◀De▶ la foi, et non ◀de▶ la vue ! Catégories absolument nouvelles, et qui joueront un rôle déterminant dans l’éthique ◀de▶ l’Occident, même sous les noms paganisés ◀d’▶idéalisme et ◀de▶ réalisme au sens courant.
Mais le conflit ◀de▶ la foi et ◀de▶ la vue n’est en somme qu’un autre aspect du conflit ◀de▶ la vocation et du destin. Il fait comprendre l’esprit ◀de▶ révolte qui tourmenta sans fin les douze tribus. Car un but invisible aux mortels est une menace et une angoisse, au moins autant qu’une promesse. Une menace pour les « intérêts immédiats » qui se voient par trop négligés au profit ◀d’▶on ne sait quel futur. Et une angoisse contre laquelle il est fatal que l’on cherche à se protéger par quelque chose ◀de▶ visible et ◀de▶ tangible. Ainsi les Hébreux se rebellent, ils fuient dans le culte des faux dieux, rassurants parce que « faits ◀de▶ main ◀d’▶homme »… Mais sans relâche, des prophètes reviennent pour railler durement ces idoles et les traîtres qui les adorent :
Cet « esprit ◀de▶ prostitution », cette idolâtrie qui renaît dès qu’Israël cesse ◀de▶ croire à ce que ses yeux ne peuvent voir, et qui pourtant fait toute sa grandeur, c’est la révolte du destin profane contre la vocation libératrice. Et de même que cette révolte, et ce destin, et ce besoin ◀de▶ voir, sont symbolisés au concret par les statues des idoles étrangères — car c’est le voisin qu’on imite lorsqu’on doute ◀de▶ sa vocation — de même cette vocation et la foi qu’elle implique ont un symbole, unique et univoque : l’Arche ◀de▶ l’Alliance présente au sein du peuple, aussi nommée arche du témoignage, parce qu’elle atteste les volontés ◀de▶ Dieu, les conditions ◀de▶ son alliance.
La mesure
Dans l’Arche sont les Tables ◀de▶ la Loi. La Loi est la « mesure » sacrée : c’est elle qui rappelle à la fois l’origine et la fin du peuple en tant qu’il est un « nouveau » peuple, élu par Dieu et « mis à part »64. C’est à elle que tout acte se réfère, et non seulement tout geste, mais toute pensée. Rien n’est plus neutre ou laissé au hasard, tout est « mesuré » et jugé dans la perspective ◀de▶ la fin assignée à toute la nation : l’Éternel Dieu et son service.
Ainsi l’Arche ◀de▶ l’Alliance nous apparaît comme l’exemple à peu près idéal ◀de▶ ce que l’on peut nommer (◀d’▶un terme d’ailleurs emprunté à l’antiquité hellénique) la mesure ◀d’▶une civilisation, le canon ◀d’▶une culture et ◀d’▶un ordre social, le principe initial et final régulateur et en même temps animateur ◀de▶ toutes les œuvres ◀d’▶une nation, tant matérielles que politiques et spirituelles65.
L’histoire des civilisations nous offre certes d’autres exemples assez grandioses ◀de▶ communes mesures rigoureuses. (Inde ancienne, Grèce de Périclès, Rome des Césars, papauté médiévale, empires égyptien et aztèque, Chine des grandes dynasties.) Mais la mesure des tribus hébraïques se distingue ◀de▶ toutes les autres en ce qu’elle est une vocation adressée par un Dieu personnel, unique, éternel, transcendant. Elle n’est pas le produit normal ◀d’▶une évolution historique fécondée et cristallisée par l’intervention ◀d’▶un grand chef. Elle est donc plus « totalitaire » que toute mesure humainement concevable, puisqu’elle ne tire pas son origine ◀de▶ circonstances ou ◀de▶ personnes nécessairement imparfaites ou partielles. Elle ne laisse aucune contingence, ni aucune possibilité ◀de▶ retrait ou ◀de▶ dépassement. Aucun refuge « loin de la face ◀de▶ l’Éternel ».
Parce qu’elle est la loi ◀de▶ Dieu, et que ce Dieu est l’Éternel, la Loi est la conscience finale du peuple hébreu. Et parce qu’elle est la loi ◀de▶ Dieu — qui définit la vérité —, elle porte en elle la règle permanente ◀de▶ toute action et ◀de▶ toute pensée. Vraie mesure donc, et parfaitement commune. On porte l’Arche au-devant des armées, dans la guerre, comme le symbole ◀de▶ l’unité du peuple, mais son usage est interdit pendant les guerres civiles : c’est que la mesure est indivisible.
Dieu est au ciel, sa loi est sur la terre, et les prêtres sont là pour veiller sur l’Alliance. Et si ces « clercs » viennent à trahir, cédant à leur penchant immémorial et bien connu, s’ils oublient que le Dieu qu’ils servent est un Dieu qui se nomme « jaloux », les Prophètes se lèvent contre eux et dénoncent leur idolâtrie66. Remarquons que la notion ◀d’▶idolâtrie déborde ici singulièrement le culte des images ◀d’▶où elle tire son nom. Elle embrasse tout ce qui n’est pas foi, mais vue, tout ce qui est refus ◀d’▶obéissance, et imagination ◀d’▶un autre bien. Idole tout ce qui détourne ◀de▶ la seule vocation. Idole toute action ou pensée, si belle ou si féconde qu’elle soit, qui ne puisse être consacrée au ministère sacerdotal du peuple élu. Idole, tout ce qui n’est pas ordonné à la fin que les prophètes annoncent sans relâche.
Mais la pire des idolâtries, c’est celle qui prend pour objet ◀de▶ son culte la mesure même, la Loi en soi, abstraite des fins pour lesquelles elle existe. C’est l’idolâtrie qui consiste à soumettre l’homme à la « lettre » ◀d’▶une législation divine, mais dont l’homme s’est emparé, et dont il fait sa chose, oubliant son Auteur. C’est alors que la lettre tue l’homme, au lieu de le secourir en incarnant l’esprit. Et c’est à cette ultime tentation que devaient succomber les plus grands rigoristes, les savants docteurs ◀de▶ la Loi, ceux que le peuple honorait à peu près comme on le fit plus tard des Pères de l’Église, des évêques et des cardinaux : les pharisiens. Condamnant au nom de la Loi celui-là même qui l’avait donnée, tuant en Jésus-Christ au nom de la lettre, celui dont cette lettre préparait la venue, et qui seul lui donnait son sens…
Rien ne me paraît plus propre à confirmer cette interprétation ◀de▶ la Loi, comme mesure du peuple hébreu, qu’un texte que je trouve dans le plus grand des historiens profanes des Juifs : Josèphe. « Notre législateur (Moïse), écrit-il dans sa Réponse à Appion 67, a été le seul dont les actions et les paroles ont été conformes. » Car il n’a pas seulement formulé des lois justes, complètes et très détaillées, mais il a veillé à ce qu’elles fussent connues ◀de▶ tous.
Cette connaissance produit parmi nous une admirable conformité, parce que rien n’est si capable ◀de▶ la faire naître et ◀de▶ l’entretenir, que ◀d’▶avoir les mêmes sentiments ◀de▶ la grandeur ◀de▶ Dieu, et ◀d’▶être élevés dans une même manière ◀de▶ vivre, et dans les mêmes coutumes ; car on n’entend point parmi nous parler diversement ◀de▶ Dieu, comme il arrive parmi les autres peuples, non seulement entre les personnes du commun qui disent chacun au hasard ce qui leur vient dans l’esprit ; mais entre les philosophes… Nous croyons que Dieu voit tout ce qui se passe dans le monde. Nos femmes et nos serviteurs en sont persuadés comme nous : on peut apprendre ◀de▶ leur bouche les règles ◀de▶ la conduite ◀de▶ notre vie, et que toutes nos actions doivent avoir pour objet ◀de▶ plaire à Dieu.
Une culture pauvre, mais fidèle
Un homme du xxe siècle ne peut, me semble-t-il, qu’éprouver une sorte ◀d’▶effroi au spectacle ◀d’▶un ordre social, spirituel et matériel, aussi fanatiquement lié et suspendu à l’invisible. Le moderne en ressent comme une offense à cette liberté créatrice dans laquelle il met son orgueil. Que ◀de▶ richesses perdues, songe-t-il, que ◀d’▶inventions négligées, méprisées ! Nous adorons la Vie et le Progrès, le foisonnement et la diversité, et toute mesure ne serait à nos yeux qu’une occasion ◀de▶ dépassement…
Oui, la Richesse est notre dernier dieu, et c’est peut-être le secret ◀de▶ l’expansion, mais aussi ◀de▶ l’anarchie finale ◀de▶ notre culture moderne. Culture dont les éléments progressivement désunis, puis coupés ◀de▶ toute base commune, en viennent à ne plus même pouvoir communiquer, ni s’animer les uns les autres, chacun se refermant sur sa spécialité, se forgeant une langue singulière au mépris ◀de▶ tout « sens » commun, et convoquant enfin, à grands frais ◀d’▶inventions, la vieille malédiction ◀de▶ la tour ◀de▶ Babel, qui est la dispersion du genre humain.
Le dilemme qui se trouve posé à toute civilisation, et ◀d’▶une manière très urgente à la nôtre, est assez clairement défini par la comparaison que l’on peut faire ◀de▶ notre richesse anarchique, et rendue presque vaine par ses excès, avec la pauvreté pleine ◀de▶ sens et ◀de▶ grandeur qu’imposait la Loi ◀d’▶Israël. Ce que l’on perd et ce que l’on gagne à sacrifier à une « mesure », voilà ce dont l’exemple juif nous permettra mieux que tout autre ◀de▶ juger.
Que devient en effet la culture, dans un monde où n’est tolérée que « la seule chose nécessaire ? »
L’homme qui a une vocation n’est pas bon à autre chose. Israël portait dans son sein l’avenir religieux du monde. Dès qu’il était tenté ◀de▶ s’oublier dans les voies vulgaires des autres peuples, une sorte ◀de▶ génie sombre lui montrait l’envers ◀de▶ toute chose, et avec des accents ◀d’▶amère ironie, proclamait que la justice à l’ancienne manière ne devait jamais être sacrifiée.68
Ainsi toute tentative ◀de▶ culture profane se voit assimilée à une révolte ◀d’▶orgueil contre Dieu. La culture ◀d’▶Israël sera pauvre à raison même ◀de▶ sa pureté. Sa pauvreté sera la condition ◀de▶ sa grandeur. Car ce qui est grand, c’est ce qui comble la mesure, et non pas ce qui la dépasse. Ce n’est pas la richesse, mais la fidélité. Ce ne sont pas les moyens en eux-mêmes mais les moyens mesurés par la fin. C’est pourquoi sa pauvreté même garantit la fidélité ◀de▶ la culture du peuple hébreu. C’est une ascèse : il s’agit ◀de▶ détruire en germe tout ce qui comblerait trop tôt, ou trop humainement, la grande attente messianique.
Point ◀d’▶abstractions : c’est que le culte qu’il faut rendre au Dieu vivant est une obéissance directe « en esprit et en vérité ». Or abstraire, c’est d’abord s’abstraire ◀de▶ l’immédiat. Et c’est aussi, dans une certaine mesure, douter… Ainsi donc, pour l’Hébreu, se borner au concret, c’est rester fidèle à la Loi. D’ailleurs son langage même s’ordonne dès l’origine à cette vocation supérieure ; dénué ◀de▶ termes abstraits, impropre à toute métaphysique69 il contraint les auteurs sacrés à l’invention ◀de▶ métaphores qui enrobent les notions les plus hautes dans un vêtement quotidien ; on dirait : un vêtement ◀de▶ travail. Cette « pauvreté » philosophique — mais quand un peuple a des prophètes, a-t-il besoin ◀de▶ philosophes ? — est ainsi l’aspect négatif ◀d’▶une splendeur poétique inégalée. (La poésie ◀de▶ l’Occident chrétien sera grande dans la mesure où elle sera biblique ou grecque, sublime dans la mesure où la synthèse des deux traditions sera dominée par l’élément biblique.) Seuls les grands discours prophétiques, parmi tous les chants ◀de▶ la terre, ont réellement rythmé l’action et vérifié l’étymologie grecque ◀de▶ poésie, qui est agir.
Point ◀d’▶arts figuratifs ou imaginatifs. La loi les interdit par le deuxième et le troisième commandement. « Tu ne te feras pas ◀d’▶image taillée, ni ◀de▶ représentation des choses qui sont en haut dans les cieux, en bas sur la terre, et dans les eaux plus bas que la terre. » Cela condamne toute espèce ◀d’▶art plastique. « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face » — cela condamne la mythologie et la fabulation, où les Aryens puisent leur art ◀de▶ tromper et ◀de▶ se satisfaire ◀d’▶illusions.
Point ◀de▶ science purement technique : la sagesse ◀de▶ Salomon n’est pas une connaissance des « causes » mais bien des « signatures » naturelles. Elle ne veut pas utiliser les choses, mais distinguer en elles les intentions divines, pour les offrir en holocauste spirituel au Créateur70.
Enfin, remarque encore Renan : « L’esprit prophétique, et les institutions qui en naissent, au moins virtuellement, interdisaient le développement commercial71 et industriel. »
Que reste-t-il ◀de▶ ce que nous nommons culture ? Philosophie, beaux-arts, fictions écrites, science, industrie, tout cela est sacrifié à la seule chose nécessaire : l’accomplissement ◀d’▶une vocation spirituelle. Et les moyens ◀de▶ cet accomplissement sont les moyens les plus élémentaires que les hommes ont ◀de▶ commercer : l’écriture, la parole et l’action, — la tradition, la prophétie, la guerre…
Mais cet extrême dénuement, ce résidu ◀d’▶exclusions fanatiques, se trouve sauver et garantir la possession ◀de▶ ce que notre Occident lui-même a défini comme le bien souverain : l’harmonie dans le dynamisme, le Sens général ◀de▶ la vie.
Si l’on admet que la destination ◀de▶ toute culture, c’est ◀de▶ concentrer les puissances ◀de▶ la nature et ◀de▶ la société dans les, mains ◀de▶ l’homme responsable, et dont l’esprit connaît un but auquel il dédie toutes ses œuvres, l’on voit que la culture la plus pauvre, qui fut celle du peuple hébreu, fut aussi la plus convenable aux fins suprêmes ◀de▶ l’esprit. Toutefois, non tant à cause de sa pauvreté même, qu’à cause de l’absolu ◀de▶ sa mesure, et ◀de▶ la promesse qu’elle portait.
Revenons encore à Josèphe :
Quant à ce que l’on nous reproche comme un grand défaut, ◀de▶ ne nous point étudier à inventer des choses nouvelles, soit dans les arts, ou dans le langage, au lieu que les autres peuples méritent beaucoup de louange ◀d’▶y apporter ◀de▶ continuels changements, nous attribuons au contraire à vertu et prudence, ◀de▶ demeurer constamment dans l’observation des lois et des coutumes ◀de▶ nos ancêtres, parce que c’est une preuve qu’elles ont été parfaitement bien établies, puisqu’il n’y a que celles qui n’ont pas cet avantage que l’on soit obligé ◀de▶ changer, lorsque l’expérience fait connaître le besoin ◀d’▶en corriger les défauts. Ainsi, comme nous ne doutons point que ce ne soit Dieu qui nous a donné ces lois par l’entremise ◀de▶ Moïse, pourrions-nous, sans impiété, ne nous pas efforcer ◀de▶ les observer très religieusement ? Et quelle conduite peut être plus juste, plus excellente et plus sainte, que celle dont ce souverain Monarque ◀de▶ l’univers est l’auteur… Quelle forme ◀de▶ gouvernement peut donc être plus parfaite que la nôtre, et quels plus grands honneurs peut-on rendre à Dieu, puisque nous sommes toujours préparés à nous acquitter du culte que nous lui devons ; que nos Sacrificateurs sont établis pour veiller sans cesse à ce qu’il ne se fasse rien qui y soit contraire, et que toutes choses ne sont pas mieux réglées le jour ◀d’▶une fête solennelle, qu’elles le sont toujours parmi nous ?
Chute ◀d’▶Israël
Tout était suspendu à la Loi, qui était elle-même suspendue à la promesse messianique donnée par Dieu dès les temps primitifs72. Mais cette promesse, enfin, s’est incarnée. Et les juifs l’ont méconnue prenant prétexte ◀de▶ la Loi, cette « ombre des biens à venir. » (Héb. 10, 1), pour repousser le Christ, qui était « l’esprit » et la réalité finale ◀de▶ la Loi.
Dès lors, la Loi est « accomplie » comme le dit Jésus-Christ lui-même, et elle l’est ◀d’▶une double manière : parce qu’elle a abouti — le Messie est venu — et parce qu’elle a perdu son sens en condamnant celui qu’elle annonçait. Christ apporte une nouvelle mesure, fondant ainsi un nouvel Israël. Bien plus, il est lui-même cette mesure, cette Alliance, et ce sont ceux qui adorent encore l’ancienne Loi, « déclarée vieillie », qui sont maintenant les idolâtres.
Voilà pourquoi le peuple juif, qui n’a pas cru à sa victoire, et qui repousse la nouvelle mesure, c’est-à-dire la Nouvelle Alliance, est aujourd’hui le peuple sans mesure, sans limites et sans foyer. Sans espérance, il crée des utopies. Sans obéissance, il imagine des lois fatales. Sans Messie, il se fait précurseur des messies qui ne viendront pas…
Héritage ◀d’▶Israël
Le christianisme par sa nature même, brisait avec le nationalisme exclusif du judaïsme et assumait une mission ◀de▶ portée universelle. Il revendiquait toutefois en même temps l’héritage ◀d’▶Israël, et l’attraction qu’il exerçait venait non des principes généraux ◀de▶ la pensée hellénistique, mais ◀de▶ la pure tradition hébraïque, représentée par la Loi et les Prophètes. L’Église primitive se regardait comme le second Israël, l’héritière du Royaume promis au Peuple ◀de▶ Dieu. Aussi conserva-t-elle à l’égard du monde des gentils cette attitude voulue ◀de▶ séparatisme spirituel, cet esprit ◀d’▶irréconciliable opposition dont s’était nourrie toute la tradition judaïque. C’est précisément ce sens ◀de▶ la continuité historique et ◀de▶ la solidarité sociale qui distingua l’église chrétienne des religions à mystères et des autres cultes orientaux ◀de▶ cette époque, et qui fit ◀d’▶elle dès son apparition la seule rivale véritable et la seule remplaçante possible ◀de▶ la religion officielle ◀de▶ l’Empire73.
Ces quelques lignes ◀de▶ Dawson me paraissent définir en raccourci le double héritage que l’Église et l’Europe ont repris des mains ◀d’▶Israël : héritage divin ◀de▶ l’« élection collective », d’une part, — car la postérité ◀d’▶Abraham, après le Christ, c’est l’ensemble ◀de▶ tous les croyants, gentils ou Juifs convertis, donc l’Église — héritage humain, d’autre part, ◀de▶ cette notion ◀de▶ la mesure « totalitaire » qui devait assurer la grandeur ◀de▶ l’Église — mais dont les déviations et perversions ravagent l’Europe depuis le xviie siècle, et menacent aujourd’hui ◀de▶ la détruire74.
Il ne saurait être question ◀de▶ retracer ici dans son ensemble l’évolution des éléments culturels et civilisateurs qui survécurent à la chute ◀d’▶Israël, au moins aussi fondamentaux pour l’Occident que la raison des Grecs et l’ordre des Romains. Il m’appartient seulement ◀de▶ préciser en quelques traits le sens que prend l’héritage ◀d’▶Israël pour la foi chrétienne protestante.
On sait le rôle joué dans la Réforme par le retour à l’Ancien Testament et aux traditions prophétiques. Mais sait-on à quel point tout cela vit encore dans les églises évangéliques ◀de▶ nos jours ? Dès les bancs ◀de▶ « l’école du dimanche », tout jeune protestant est nourri aux sources mêmes du judaïsme préchrétien. C’est là sa Fable, sa mythologie. Goliath, Joseph vendu par ses frères, Jonas dans sa baleine, l’ânesse ◀de▶ Balaam, David et Jonathan, Absalon pris par les cheveux, le jeune Samuel appelé trois fois par Jéhovah, — que ce soit histoire ou légende, ces personnages lui sont incomparablement plus familiers que les métamorphoses des dieux païens. Si bien qu’on a pu dire75 que l’Ancien Testament était la vraie Antiquité des peuples ◀de▶ l’Europe protestante.
Mais il y a bien davantage que cet arrière-plan poétique, et ces exemples ◀d’▶une morale parfois scandaleusement antibourgeoise ! Le thème ◀de▶ la vocation et le thème du peuple élu sont ◀de▶ ceux qui émeuvent le plus profondément la « sensibilité spirituelle » ◀d’▶un réformé.
Le « peuple élu »
Le simple fait que le calvinisme ait été dès le début une église minoritaire, en butte à la persécution, ne suffit pas à expliquer les ressemblances si souvent signalées entre le sort des tribus dispersées et celui du « petit troupeau » longtemps chassé ◀de▶ son pays ; ni les ressemblances entre les formes ◀d’▶activité et ◀d’▶attitude sociale adoptées par les deux « nations »76. Ce qui est déterminant pour cette analogie, ce qui lui donne son seul sens acceptable et la situe dans son ordre réel, c’est que, dans les deux cas, la persécution et l’isolement minoritaire sont considérés comme « normaux » : ils expriment le destin spirituel, dans un monde incrédule et rebelle, ◀de▶ ceux que Dieu s’est « choisis » pour témoins, en tant que collectivité, peuple ou église.
En vertu de cette « élection » dont ils ont l’assurance ◀d’▶être l’objet, par une grâce périlleuse, et dans la foi, les calvinistes, dès la fin du xvie siècle, se considèrent comme chargés ◀d’▶une mission au sein d’un monde pécheur que Dieu n’abandonne pas. De même que la loi ◀de▶ Moïse maintenait le peuple juif, malgré le péché, dans une économie provisoirement vivable et propre à entretenir l’attente active du Messie, de même l’éthique charismatique77 des calvinistes les amène à la conception ◀d’▶une intendance des biens terrestres, dont ils auraient à assumer l’office : usant ◀de▶ ces richesses « comme n’en usant pas », au nom et par la charge du Seigneur qui est venu, et qui doit revenir. Telle est sans doute la racine authentique du puritanisme qui apparaît dans le courant du xviie siècle. Max Weber, dans une thèse célèbre, a soutenu que c’était là l’origine du capitalisme moderne et ◀de▶ ses principales valeurs éthiques. Mais Sombart lui répond que le capitalisme est plus ancien, et qu’il est ◀d’▶origine judaïque78. Ce n’est pas ici le lieu ◀de▶ prendre parti entre ces deux explications ◀d’▶un phénomène économique que par ailleurs personne — non pas même Marx, quoi qu’on en pense souvent — n’a su définir clairement. Mais je retiens que l’une et l’autre hypothèse rattache le capitalisme à des attitudes religieuses, ◀d’▶où serait partie l’impulsion, attitudes analogues en ceci tout au moins qu’elles mettent l’accent sur le fait ◀de▶ l’élection. Il est curieux ◀de▶ noter que le parallélisme se poursuit même, — et peut-être surtout — dans les déviations qualifiées que subirent l’éthique juive et l’éthique puritaine, à mesure qu’elles « réussissaient ».
Le spiritualisme transcendant des Juifs ◀d’▶Orient au contact des coutumes occidentales, se mue peu à peu en son contraire exact : c’est le matérialisme jouisseur et cynique que les nazis reprochent aux Juifs allemands capitalistes, avec ◀d’▶autant plus ◀d’▶amertume que cette attitude provocante fut souvent prise à l’étranger pour un trait ◀de▶ caractère germanique. Mais c’est aussi l’intellectualisme stérilisant, l’esprit ◀d’▶abstraction inhumaine et chimérique, au surplus troublé ◀de▶ sentimentalisme, que l’on dénonce à droite chez les auteurs ◀d’▶origine juive, mais qui ont cessé ◀de▶ croire à la mission ◀de▶ leur peuple, et qui exercent désormais à vide les facultés psychologiques fortement développées dans leur race par des siècles ◀d’▶attente ◀de▶ l’invisible.
De même, l’ascétisme vigoureux, le pessimisme actif des puritains anglais, cédant aux tentations du succès immédiat et contrôlable, s’est transformé dans le Nouveau Monde d’une part en volonté ◀de▶ puissance abstraite (les fondateurs des trusts au siècle dernier), d’autre part en utilitarisme platement moralisant ; l’une et l’autre ◀de▶ ces déviations traduisant une totale perte ◀de▶ conscience des fins religieuses ◀de▶ l’éthique puritaine, et transformant en tyrannie absurde ce qui était à l’origine une attitude ◀d’▶obéissance à la foi, et ◀de▶ renoncement à soi-même. Corruptio optimi pessima…
La vocation collective
Ces quelques indications, qui appelleraient d’ailleurs toutes les nuances qu’on imagine, nous amènent au problème central que pose à la pensée ◀d’▶un protestant, et particulièrement ◀d’▶un calviniste, l’exemple ◀d’▶Israël et ◀de▶ sa chute.
Toute la théologie éthique ◀de▶ Calvin est centrée sur la vocation : vocation du « petit troupeau » ou ◀de▶ l’Église ; vocation personnelle ◀de▶ chaque membre ◀de▶ l’Église. Or, Israël qui était le peuple élu, a trahi sa mission et s’est livré à son destin. Sa dispersion en est le châtiment. Serait-il donc possible ◀de▶ perdre sa vocation ? Et que devient celui qui la trahit, soit qu’il rejette ses ordres, soit qu’il la prenne pour idole, refusant ◀d’▶en reconnaître la vraie fin lorsqu’elle lui apparaît incarnée ? Est-il rejeté à tout jamais ? Une vocation est-elle donc « amissible » ? Le refus ◀de▶ l’homme serait-il donc capable ◀de▶ modifier un arrêt éternel, alors que Dieu prédestine tout homme dès avant sa naissance et ses œuvres ?
Ce problème n’est pas gratuit : il touche au cœur ◀de▶ la foi réformée. Or c’est lui justement que traite saint Paul au chapitre XI ◀de▶ l’Épître aux Romains. Et sans doute ce texte illumine aussi profondément qu’il est possible le mystère dernier ◀d’▶Israël.
« Je demande maintenant : Dieu a-t-il rejeté son peuple ? Non certes, car je suis moi-même israélite, ◀de▶ la postérité ◀d’▶Abraham, ◀de▶ la tribu ◀de▶ Benjamin. Dieu n’a point rejeté son peuple qu’il a connu ◀d’▶avance » (c’est-à-dire prédestiné) (Rom., II, 1-2). Cependant, « Israël n’a point obtenu ce qu’il cherche : mais les élus l’ont obtenu et les autres ont été endurcis » (v. 7). Ainsi, « c’est par suite de la faute des enfants ◀d’▶Israël que le salut est parvenu aux païens, afin d’exciter leur propre émulation » (v. 11). En tuant leur Messie, les Juifs ont forcé les Apôtres à prêcher le message aux gentils, ils ont perdu le bénéfice national, comme exclusif, ◀de▶ la Révélation. Mais c’est ici que saint Paul indique le mystérieux renversement des rôles au dernier jour : « Or, si leur faute a fait la richesse du monde, et leur amoindrissement la richesse des païens, que ne fera pas leur complet relèvement ! » (v. 12). « En effet, je ne veux pas, frères, que vous ignoriez ce mystère, ◀de▶ peur que vous ne présumiez trop ◀de▶ votre sagesse : c’est qu’une partie ◀d’▶Israël est tombée dans l’endurcissement jusqu’à ce que la totalité des païens soit entrée (dans l’Église) ; et ainsi tout Israël sera sauvé » (v. 25-26) … « Car les dons et l’appel ◀de▶ Dieu sont irrévocables » (v. 29).
Hoc est verbum praeclarum ! Voilà une parole admirable, s’écrie Luther, à propos de ce dernier verset, dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains. Et Calvin dit du même verset que c’est « une fort belle sentence ». Ainsi la vocation, du moins cette vocation79 — est réellement inamissible, c’est-à-dire ne peut être perdue, même si celui qui en est l’objet s’y oppose ◀de▶ toutes ses forces ! Car sa révolte même se trouve servir les desseins éternels ◀de▶ Dieu. Elle étend à l’humanité entière le bénéfice ◀de▶ la Promesse qu’il a reçue, cependant que son destin final demeure entre les mains du plus secret conseil ◀de▶ Dieu. « Quant à moi, écrit Calvin, j’étends ce nom ◀d’▶Israël à tout le peuple ◀de▶ Dieu, en ce sens, après que les gentils seront entrés dedans (l’Église), lors les Juifs aussi se retirant ◀de▶ leur révoltement, se rangeront à l’obéissance ◀de▶ la foi… toutefois que les Juifs tiendront le premier lieu, comme étant les enfants aînés en la maison ◀de▶ Dieu. » (Commentaires, sur Rom. II, 26.)
Le sort du monde, et l’on pourrait même dire : la date ◀de▶ son salut final, dépend ainsi ◀de▶ la conversion des Juifs. Et ceci nous révèle la plus profonde raison des sentiments « ambivalents », comme dirait Freud, qu’ont eus ◀de▶ tout temps les chrétiens à l’égard du peuple ◀d’▶Israël. Tout dépend ◀de▶ lui, et il refuse ! ◀D’▶où la haine sourde, et en même temps le respect religieux qu’on lui porte. Peut-être n’est-il pas excessif ◀de▶ voir dans cette passion contradictoire le secret des soudaines explosions ◀de▶ rancune qui apparurent périodiquement au Moyen Âge. Je ne sais si cette explication vaudrait encore pour l’antisémitisme des hitlériens, qui n’en serait en tout cas que le plus impur exemple. Il reste que la chrétienté non seulement ne pourra jamais se désintéresser du sort des Juifs, éternellement lié au sien en vertu d’un décret ◀de▶ Dieu, mais encore qu’elle se doit ◀de▶ juger Israël autrement que ne fait « le monde ». Ce n’est pas au nom d’intérêts passagers que nous avons à prendre position, mais au nom des promesses ◀de▶ la foi, et dans une perspective missionnaire qui réduit à leurs justes proportions les thèses des politiques nationalistes. Le drame est bien plus vaste que ne peuvent le concevoir nos polémiques. Et son issue ne dépend ni ◀de▶ nous seuls, ni ◀d’▶eux seuls. On dit : les Juifs sont ceci, les Juifs sont cela, ils se sont emparés ◀de▶ nos richesses, etc. Mais ◀de▶ quels biens se préoccupe le croyant ? Leur faute a fait la richesse du monde. Et cette richesse s’appelle le salut.