Vocation et destin d’▶Israël (1937)v
Sens ◀de▶ « ◀l’▶histoire » ◀d’▶Israël
Un prophète, a écrit Karl Barth, est un homme sans biographie. « Er steht und fallt mit seiner Mission », c’est-à-dire qu’il consiste uniquement dans sa mission ; ou, si nous traduisons littéralement cette expression, à vrai dire très courante en allemand et qui sans doute a perdu sa vertu pour une oreille habituée : « Il se lève et il tombe avec sa mission. » Nous ne savons rien du reste ◀de▶ sa vie, et n’avons nul besoin ◀d’▶en rien connaître pour reconnaître ◀la▶ portée ◀de▶ son message puisque c’est ◀le▶ message ◀de▶ Dieu. Jérémie n’eût été qu’un berger bègue si ◀l’▶Éternel n’avait parlé par lui. Voici qui est digne ◀de▶ remarque : ◀le▶ seul détail précis que rapporte ◀la▶ Bible à son sujet, c’est cette difficulté à s’exprimer. Non seulement rien ◀d’▶historiquement notable ne ◀le▶ prédestinait à jouer ◀le▶ rôle ◀d’▶un grand prophète, — ◀les▶ psychologues s’y épuiseront — mais encore il y avait cet obstacle, et celui-là précisément qui paraît ◀le▶ plus décisif, à vues humaines, s’agissant ◀d’▶un homme appelé au ministère ◀de▶ ◀la▶ Parole.
Ce qui est vrai du prophète ◀l’▶est aussi ◀de▶ son peuple, — peuple entre tous prophétique. Ce qui est vrai ◀de▶ ◀la▶ biographie ◀d’▶un homme que ◀l’▶Éternel choisit n’est pas moins vrai ◀de▶ ◀l’▶histoire profane des Juifs, porteurs eux aussi ◀d’▶une mission que rien en eux ne semblait préparer. On peut ◀le▶ dire sans paradoxe : Israël n’eût pas eu ◀d’▶histoire sans ◀la▶ promesse que Dieu fit à Abraham. Cette tribu « se lève et tombe » avec ◀la▶ mission qu’elle incarne : « Préparer ◀les▶ voies du Seigneur », espérer et prêcher ◀le▶ Messie, attendre activement ◀l’▶invisible et plus que cela : ◀le▶ jamais vu, ce qu’aucun autre peuple au monde n’a jamais pu seulement imaginer, ce qui ne répond à nul besoin historiquement déterminé…
◀L’▶histoire, au sens hégélien ou tainien, ou matérialiste-dialectique, se donne pour tâche ◀de▶ reconstituer ◀l’▶évolution immanente ◀d’▶un peuple, telle qu’on peut vraisemblablement ◀la▶ styliser et ◀la▶ chiffrer, c’est-à-dire, telle qu’elle fut déterminée par des facteurs en partie mesurables (géographiques, économiques, etc.), ou formulables dans notre langage plus ou moins naïvement positiviste. Que nous apprend une science ◀de▶ cet ordre sur ◀le▶ destin auquel étaient promises ◀les▶ infimes tribus nomades qui constituaient, aux origines, ◀la▶ nation juive ? Une similitude facile nous permet ◀de▶ ◀l’▶imaginer : ◀l’▶histoire n’a pas ◀la▶ plus petite raison ◀de▶ supposer que ◀le▶ peuple ◀d’▶Israël, s’il n’avait pas été « élu », eût évolué ◀d’▶une autre sorte que tant de tribus ◀d’▶Arabie qui nous offrent encore aujourd’hui, avec une persistance bien remarquable tous ◀les▶ traits caractéristiques ◀de▶ ◀la▶ coutume pastorale des temps ◀d’▶Abraham. Nous ne possédons pas un renseignement ◀d’▶ordre profane, qui nous explique pourquoi cette tribu-là échappa au destin monotone, exceptionnellement conservateur, qui a pesé jusqu’à nos jours sur ◀les▶ habitants du désert. Désignée entre mille, sans raison. Ou sans autre raison, peut-être, que cette impuissance étonnante à construire et à conquérir…
Ainsi ◀les▶ annales ◀d’▶Israël sont celles ◀d’▶une puissance imprévue et humainement imprévisible, qui ne fut jamais immanente aux conditions médiocres des Hébreux. Ce que nous connaissons ◀de▶ leur « histoire » — mais ◀le▶ mot prend ici un sens nouveau — c’est ◀la▶ suite des gestes ◀de▶ Dieu dont ils ne furent que ◀les▶ instruments. Mais ◀les▶ instruments indociles ! Ce qui est à eux, dans ces annales, c’est ce qui ◀les▶ rabat à leur destin, ce sont leurs révoltes constantes, leurs faux pas, leurs accès ◀d’▶incroyance. Et toute leur grandeur est à Dieu, c’est-à-dire à ◀la▶ vocation qui ◀les▶ arrache, malgré eux, à ce destin ◀de▶ très piètre envergure.
Foi et idolâtrie
◀La▶ considération du conflit séculaire que décrit ◀l’▶Ancien Testament nous ramène avec une insistance innombrable et vraiment grandiose à cette opposition fondamentale ◀d’▶une vocation et ◀d’▶un destin, hors de laquelle on ne peut rien comprendre ◀de▶ ce qui touche à ◀la▶ nation des Juifs.
Destin nomade, vocation messianique. Destin visible, insignifiant ; vocation invisible et triomphante : celle que prêchent ◀les▶ prophètes au peuple et qui seule ◀l’▶élève, ◀l’▶assemble et donne un sens à ◀la▶ vie ◀de▶ chacun. Ce peuple errait sans « fin » dans ◀le▶ désert, sans but jusqu’à ce que Dieu ◀l’▶élise. Désormais sa voie est fixée, mais ce n’est plus sa « propre » voie. Il vient de Dieu, il va vers Dieu, et c’est ◀la▶ loi ◀de▶ Dieu qui ◀l’▶y conduit. C’est pourquoi son télos (sa fin dernière), est transcendant et mystérieux comme Dieu, unique en son essence, comme Dieu, et comme Dieu objet ◀de▶ ◀la▶ foi seule. ◀De▶ ◀la▶ foi, et non ◀de▶ ◀la▶ vue ! Catégories absolument nouvelles, et qui joueront un rôle déterminant dans ◀l’▶éthique ◀de▶ ◀l’▶Occident, même sous ◀les▶ noms paganisés ◀d’▶idéalisme et ◀de▶ réalisme au sens courant.
Mais ◀le▶ conflit ◀de▶ ◀la▶ foi et ◀de▶ ◀la▶ vue n’est en somme qu’un autre aspect du conflit ◀de▶ ◀la▶ vocation et du destin. Il fait comprendre ◀l’▶esprit ◀de▶ révolte qui tourmenta sans fin ◀les▶ douze tribus. Car un but invisible aux mortels est une menace et une angoisse, au moins autant qu’une promesse. Une menace pour ◀les▶ « intérêts immédiats » qui se voient par trop négligés au profit ◀d’▶on ne sait quel futur. Et une angoisse contre laquelle il est fatal que ◀l’▶on cherche à se protéger par quelque chose ◀de▶ visible et ◀de▶ tangible. Ainsi ◀les▶ Hébreux se rebellent, ils fuient dans ◀le▶ culte des faux dieux, rassurants parce que « faits ◀de▶ main ◀d’▶homme »… Mais sans relâche, des prophètes reviennent pour railler durement ces idoles et ◀les▶ traîtres qui ◀les▶ adorent :
Cet « esprit ◀de▶ prostitution », cette idolâtrie qui renaît dès qu’Israël cesse ◀de▶ croire à ce que ses yeux ne peuvent voir, et qui pourtant fait toute sa grandeur, c’est ◀la▶ révolte du destin profane contre ◀la▶ vocation libératrice. Et de même que cette révolte, et ce destin, et ce besoin ◀de▶ voir, sont symbolisés au concret par ◀les▶ statues des idoles étrangères — car c’est ◀le▶ voisin qu’on imite lorsqu’on doute ◀de▶ sa vocation — de même cette vocation et ◀la▶ foi qu’elle implique ont un symbole, unique et univoque : ◀l’▶Arche ◀de▶ ◀l’▶Alliance présente au sein du peuple, aussi nommée arche du témoignage, parce qu’elle atteste ◀les▶ volontés ◀de▶ Dieu, ◀les▶ conditions ◀de▶ son alliance.
◀La▶ mesure
Dans ◀l’▶Arche sont ◀les▶ Tables ◀de▶ ◀la▶ Loi. ◀La▶ Loi est ◀la▶ « mesure » sacrée : c’est elle qui rappelle à la fois ◀l’▶origine et ◀la▶ fin du peuple en tant qu’il est un « nouveau » peuple, élu par Dieu et « mis à part »64. C’est à elle que tout acte se réfère, et non seulement tout geste, mais toute pensée. Rien n’est plus neutre ou laissé au hasard, tout est « mesuré » et jugé dans ◀la▶ perspective ◀de▶ ◀la▶ fin assignée à toute ◀la▶ nation : ◀l’▶Éternel Dieu et son service.
Ainsi ◀l’▶Arche ◀de▶ ◀l’▶Alliance nous apparaît comme ◀l’▶exemple à peu près idéal ◀de▶ ce que ◀l’▶on peut nommer (◀d’▶un terme d’ailleurs emprunté à ◀l’▶antiquité hellénique) ◀la▶ mesure ◀d’▶une civilisation, ◀le▶ canon ◀d’▶une culture et ◀d’▶un ordre social, ◀le▶ principe initial et final régulateur et en même temps animateur ◀de▶ toutes ◀les▶ œuvres ◀d’▶une nation, tant matérielles que politiques et spirituelles65.
◀L’▶histoire des civilisations nous offre certes d’autres exemples assez grandioses ◀de▶ communes mesures rigoureuses. (Inde ancienne, Grèce de Périclès, Rome des Césars, papauté médiévale, empires égyptien et aztèque, Chine des grandes dynasties.) Mais ◀la▶ mesure des tribus hébraïques se distingue ◀de▶ toutes ◀les▶ autres en ce qu’elle est une vocation adressée par un Dieu personnel, unique, éternel, transcendant. Elle n’est pas ◀le▶ produit normal ◀d’▶une évolution historique fécondée et cristallisée par ◀l’▶intervention ◀d’▶un grand chef. Elle est donc plus « totalitaire » que toute mesure humainement concevable, puisqu’elle ne tire pas son origine ◀de▶ circonstances ou ◀de▶ personnes nécessairement imparfaites ou partielles. Elle ne laisse aucune contingence, ni aucune possibilité ◀de▶ retrait ou ◀de▶ dépassement. Aucun refuge « loin de ◀la▶ face ◀de▶ ◀l’▶Éternel ».
Parce qu’elle est ◀la▶ loi ◀de▶ Dieu, et que ce Dieu est ◀l’▶Éternel, ◀la▶ Loi est ◀la▶ conscience finale du peuple hébreu. Et parce qu’elle est ◀la▶ loi ◀de▶ Dieu — qui définit ◀la▶ vérité —, elle porte en elle ◀la▶ règle permanente ◀de▶ toute action et ◀de▶ toute pensée. Vraie mesure donc, et parfaitement commune. On porte ◀l’▶Arche au-devant des armées, dans ◀la▶ guerre, comme ◀le▶ symbole ◀de▶ ◀l’▶unité du peuple, mais son usage est interdit pendant ◀les▶ guerres civiles : c’est que ◀la▶ mesure est indivisible.
Dieu est au ciel, sa loi est sur ◀la▶ terre, et ◀les▶ prêtres sont là pour veiller sur ◀l’▶Alliance. Et si ces « clercs » viennent à trahir, cédant à leur penchant immémorial et bien connu, s’ils oublient que ◀le▶ Dieu qu’ils servent est un Dieu qui se nomme « jaloux », ◀les▶ Prophètes se lèvent contre eux et dénoncent leur idolâtrie66. Remarquons que ◀la▶ notion ◀d’▶idolâtrie déborde ici singulièrement ◀le▶ culte des images ◀d’▶où elle tire son nom. Elle embrasse tout ce qui n’est pas foi, mais vue, tout ce qui est refus ◀d’▶obéissance, et imagination ◀d’▶un autre bien. Idole tout ce qui détourne ◀de▶ ◀la▶ seule vocation. Idole toute action ou pensée, si belle ou si féconde qu’elle soit, qui ne puisse être consacrée au ministère sacerdotal du peuple élu. Idole, tout ce qui n’est pas ordonné à ◀la▶ fin que ◀les▶ prophètes annoncent sans relâche.
Mais ◀la▶ pire des idolâtries, c’est celle qui prend pour objet ◀de▶ son culte ◀la▶ mesure même, ◀la▶ Loi en soi, abstraite des fins pour lesquelles elle existe. C’est ◀l’▶idolâtrie qui consiste à soumettre ◀l’▶homme à ◀la▶ « lettre » ◀d’▶une législation divine, mais dont ◀l’▶homme s’est emparé, et dont il fait sa chose, oubliant son Auteur. C’est alors que ◀la▶ lettre tue ◀l’▶homme, au lieu de ◀le▶ secourir en incarnant ◀l’▶esprit. Et c’est à cette ultime tentation que devaient succomber ◀les▶ plus grands rigoristes, ◀les▶ savants docteurs ◀de▶ ◀la▶ Loi, ceux que ◀le▶ peuple honorait à peu près comme on ◀le▶ fit plus tard des Pères de l’Église, des évêques et des cardinaux : ◀les▶ pharisiens. Condamnant au nom de ◀la▶ Loi celui-là même qui ◀l’▶avait donnée, tuant en Jésus-Christ au nom de ◀la▶ lettre, celui dont cette lettre préparait ◀la▶ venue, et qui seul lui donnait son sens…
Rien ne me paraît plus propre à confirmer cette interprétation ◀de▶ ◀la▶ Loi, comme mesure du peuple hébreu, qu’un texte que je trouve dans ◀le▶ plus grand des historiens profanes des Juifs : Josèphe. « Notre législateur (Moïse), écrit-il dans sa Réponse à Appion 67, a été ◀le▶ seul dont ◀les▶ actions et ◀les▶ paroles ont été conformes. » Car il n’a pas seulement formulé des lois justes, complètes et très détaillées, mais il a veillé à ce qu’elles fussent connues ◀de▶ tous.
Cette connaissance produit parmi nous une admirable conformité, parce que rien n’est si capable ◀de▶ ◀la▶ faire naître et ◀de▶ ◀l’▶entretenir, que ◀d’▶avoir ◀les▶ mêmes sentiments ◀de▶ ◀la▶ grandeur ◀de▶ Dieu, et ◀d’▶être élevés dans une même manière ◀de▶ vivre, et dans ◀les▶ mêmes coutumes ; car on n’entend point parmi nous parler diversement ◀de▶ Dieu, comme il arrive parmi ◀les▶ autres peuples, non seulement entre ◀les▶ personnes du commun qui disent chacun au hasard ce qui leur vient dans ◀l’▶esprit ; mais entre ◀les▶ philosophes… Nous croyons que Dieu voit tout ce qui se passe dans ◀le▶ monde. Nos femmes et nos serviteurs en sont persuadés comme nous : on peut apprendre ◀de▶ leur bouche ◀les▶ règles ◀de▶ ◀la▶ conduite ◀de▶ notre vie, et que toutes nos actions doivent avoir pour objet ◀de▶ plaire à Dieu.
Une culture pauvre, mais fidèle
Un homme du xxe siècle ne peut, me semble-t-il, qu’éprouver une sorte ◀d’▶effroi au spectacle ◀d’▶un ordre social, spirituel et matériel, aussi fanatiquement lié et suspendu à ◀l’▶invisible. ◀Le▶ moderne en ressent comme une offense à cette liberté créatrice dans laquelle il met son orgueil. Que ◀de▶ richesses perdues, songe-t-il, que ◀d’▶inventions négligées, méprisées ! Nous adorons ◀la▶ Vie et ◀le▶ Progrès, ◀le▶ foisonnement et ◀la▶ diversité, et toute mesure ne serait à nos yeux qu’une occasion ◀de▶ dépassement…
Oui, ◀la▶ Richesse est notre dernier dieu, et c’est peut-être ◀le▶ secret ◀de▶ ◀l’▶expansion, mais aussi ◀de▶ ◀l’▶anarchie finale ◀de▶ notre culture moderne. Culture dont ◀les▶ éléments progressivement désunis, puis coupés ◀de▶ toute base commune, en viennent à ne plus même pouvoir communiquer, ni s’animer ◀les▶ uns ◀les▶ autres, chacun se refermant sur sa spécialité, se forgeant une langue singulière au mépris ◀de▶ tout « sens » commun, et convoquant enfin, à grands frais ◀d’▶inventions, ◀la▶ vieille malédiction ◀de▶ ◀la▶ tour ◀de▶ Babel, qui est ◀la▶ dispersion du genre humain.
◀Le▶ dilemme qui se trouve posé à toute civilisation, et ◀d’▶une manière très urgente à ◀la▶ nôtre, est assez clairement défini par ◀la▶ comparaison que ◀l’▶on peut faire ◀de▶ notre richesse anarchique, et rendue presque vaine par ses excès, avec ◀la▶ pauvreté pleine ◀de▶ sens et ◀de▶ grandeur qu’imposait ◀la▶ Loi ◀d’▶Israël. Ce que ◀l’▶on perd et ce que ◀l’▶on gagne à sacrifier à une « mesure », voilà ce dont ◀l’▶exemple juif nous permettra mieux que tout autre ◀de▶ juger.
Que devient en effet ◀la▶ culture, dans un monde où n’est tolérée que « ◀la▶ seule chose nécessaire ? »
◀L’▶homme qui a une vocation n’est pas bon à autre chose. Israël portait dans son sein ◀l’▶avenir religieux du monde. Dès qu’il était tenté ◀de▶ s’oublier dans ◀les▶ voies vulgaires des autres peuples, une sorte ◀de▶ génie sombre lui montrait ◀l’▶envers ◀de▶ toute chose, et avec des accents ◀d’▶amère ironie, proclamait que ◀la▶ justice à ◀l’▶ancienne manière ne devait jamais être sacrifiée.68
Ainsi toute tentative ◀de▶ culture profane se voit assimilée à une révolte ◀d’▶orgueil contre Dieu. ◀La▶ culture ◀d’▶Israël sera pauvre à raison même ◀de▶ sa pureté. Sa pauvreté sera ◀la▶ condition ◀de▶ sa grandeur. Car ce qui est grand, c’est ce qui comble ◀la▶ mesure, et non pas ce qui ◀la▶ dépasse. Ce n’est pas ◀la▶ richesse, mais ◀la▶ fidélité. Ce ne sont pas ◀les▶ moyens en eux-mêmes mais ◀les▶ moyens mesurés par ◀la▶ fin. C’est pourquoi sa pauvreté même garantit ◀la▶ fidélité ◀de▶ ◀la▶ culture du peuple hébreu. C’est une ascèse : il s’agit ◀de▶ détruire en germe tout ce qui comblerait trop tôt, ou trop humainement, ◀la▶ grande attente messianique.
Point ◀d’▶abstractions : c’est que ◀le▶ culte qu’il faut rendre au Dieu vivant est une obéissance directe « en esprit et en vérité ». Or abstraire, c’est d’abord s’abstraire ◀de▶ ◀l’▶immédiat. Et c’est aussi, dans une certaine mesure, douter… Ainsi donc, pour ◀l’▶Hébreu, se borner au concret, c’est rester fidèle à ◀la▶ Loi. D’ailleurs son langage même s’ordonne dès ◀l’▶origine à cette vocation supérieure ; dénué ◀de▶ termes abstraits, impropre à toute métaphysique69 il contraint ◀les▶ auteurs sacrés à ◀l’▶invention ◀de▶ métaphores qui enrobent ◀les▶ notions ◀les▶ plus hautes dans un vêtement quotidien ; on dirait : un vêtement ◀de▶ travail. Cette « pauvreté » philosophique — mais quand un peuple a des prophètes, a-t-il besoin ◀de▶ philosophes ? — est ainsi ◀l’▶aspect négatif ◀d’▶une splendeur poétique inégalée. (◀La▶ poésie ◀de▶ ◀l’▶Occident chrétien sera grande dans ◀la▶ mesure où elle sera biblique ou grecque, sublime dans ◀la▶ mesure où ◀la▶ synthèse des deux traditions sera dominée par ◀l’▶élément biblique.) Seuls ◀les▶ grands discours prophétiques, parmi tous ◀les▶ chants ◀de▶ ◀la▶ terre, ont réellement rythmé ◀l’▶action et vérifié ◀l’▶étymologie grecque ◀de▶ poésie, qui est agir.
Point ◀d’▶arts figuratifs ou imaginatifs. ◀La▶ loi ◀les▶ interdit par le deuxième et le troisième commandement. « Tu ne te feras pas ◀d’▶image taillée, ni ◀de▶ représentation des choses qui sont en haut dans ◀les▶ cieux, en bas sur ◀la▶ terre, et dans ◀les▶ eaux plus bas que ◀la▶ terre. » Cela condamne toute espèce ◀d’▶art plastique. « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face » — cela condamne ◀la▶ mythologie et ◀la▶ fabulation, où ◀les▶ Aryens puisent leur art ◀de▶ tromper et ◀de▶ se satisfaire ◀d’▶illusions.
Point ◀de▶ science purement technique : ◀la▶ sagesse ◀de▶ Salomon n’est pas une connaissance des « causes » mais bien des « signatures » naturelles. Elle ne veut pas utiliser ◀les▶ choses, mais distinguer en elles ◀les▶ intentions divines, pour ◀les▶ offrir en holocauste spirituel au Créateur70.
Enfin, remarque encore Renan : « ◀L’▶esprit prophétique, et ◀les▶ institutions qui en naissent, au moins virtuellement, interdisaient ◀le▶ développement commercial71 et industriel. »
Que reste-t-il ◀de▶ ce que nous nommons culture ? Philosophie, beaux-arts, fictions écrites, science, industrie, tout cela est sacrifié à ◀la▶ seule chose nécessaire : ◀l’▶accomplissement ◀d’▶une vocation spirituelle. Et ◀les▶ moyens ◀de▶ cet accomplissement sont ◀les▶ moyens ◀les▶ plus élémentaires que ◀les▶ hommes ont ◀de▶ commercer : ◀l’▶écriture, ◀la▶ parole et ◀l’▶action, — ◀la▶ tradition, ◀la▶ prophétie, ◀la▶ guerre…
Mais cet extrême dénuement, ce résidu ◀d’▶exclusions fanatiques, se trouve sauver et garantir ◀la▶ possession ◀de▶ ce que notre Occident lui-même a défini comme ◀le▶ bien souverain : ◀l’▶harmonie dans ◀le▶ dynamisme, ◀le▶ Sens général ◀de▶ ◀la▶ vie.
Si ◀l’▶on admet que ◀la▶ destination ◀de▶ toute culture, c’est ◀de▶ concentrer ◀les▶ puissances ◀de▶ ◀la▶ nature et ◀de▶ ◀la▶ société dans ◀les▶, mains ◀de▶ ◀l’▶homme responsable, et dont ◀l’▶esprit connaît un but auquel il dédie toutes ses œuvres, ◀l’▶on voit que ◀la▶ culture ◀la▶ plus pauvre, qui fut celle du peuple hébreu, fut aussi ◀la▶ plus convenable aux fins suprêmes ◀de▶ ◀l’▶esprit. Toutefois, non tant à cause de sa pauvreté même, qu’à cause de ◀l’▶absolu ◀de▶ sa mesure, et ◀de▶ ◀la▶ promesse qu’elle portait.
Revenons encore à Josèphe :
Quant à ce que ◀l’▶on nous reproche comme un grand défaut, ◀de▶ ne nous point étudier à inventer des choses nouvelles, soit dans ◀les▶ arts, ou dans ◀le▶ langage, au lieu que ◀les▶ autres peuples méritent beaucoup de louange ◀d’▶y apporter ◀de▶ continuels changements, nous attribuons au contraire à vertu et prudence, ◀de▶ demeurer constamment dans ◀l’▶observation des lois et des coutumes ◀de▶ nos ancêtres, parce que c’est une preuve qu’elles ont été parfaitement bien établies, puisqu’il n’y a que celles qui n’ont pas cet avantage que ◀l’▶on soit obligé ◀de▶ changer, lorsque ◀l’▶expérience fait connaître ◀le▶ besoin ◀d’▶en corriger ◀les▶ défauts. Ainsi, comme nous ne doutons point que ce ne soit Dieu qui nous a donné ces lois par ◀l’▶entremise ◀de▶ Moïse, pourrions-nous, sans impiété, ne nous pas efforcer ◀de▶ ◀les▶ observer très religieusement ? Et quelle conduite peut être plus juste, plus excellente et plus sainte, que celle dont ce souverain Monarque ◀de▶ ◀l’▶univers est ◀l’▶auteur… Quelle forme ◀de▶ gouvernement peut donc être plus parfaite que ◀la▶ nôtre, et quels plus grands honneurs peut-on rendre à Dieu, puisque nous sommes toujours préparés à nous acquitter du culte que nous lui devons ; que nos Sacrificateurs sont établis pour veiller sans cesse à ce qu’il ne se fasse rien qui y soit contraire, et que toutes choses ne sont pas mieux réglées ◀le▶ jour ◀d’▶une fête solennelle, qu’elles ◀le▶ sont toujours parmi nous ?
Chute ◀d’▶Israël
Tout était suspendu à ◀la▶ Loi, qui était elle-même suspendue à ◀la▶ promesse messianique donnée par Dieu dès ◀les▶ temps primitifs72. Mais cette promesse, enfin, s’est incarnée. Et ◀les▶ juifs ◀l’▶ont méconnue prenant prétexte ◀de▶ ◀la▶ Loi, cette « ombre des biens à venir. » (Héb. 10, 1), pour repousser ◀le▶ Christ, qui était « ◀l’▶esprit » et ◀la▶ réalité finale ◀de▶ ◀la▶ Loi.
Dès lors, ◀la▶ Loi est « accomplie » comme ◀le▶ dit Jésus-Christ lui-même, et elle ◀l’▶est ◀d’▶une double manière : parce qu’elle a abouti — ◀le▶ Messie est venu — et parce qu’elle a perdu son sens en condamnant celui qu’elle annonçait. Christ apporte une nouvelle mesure, fondant ainsi un nouvel Israël. Bien plus, il est lui-même cette mesure, cette Alliance, et ce sont ceux qui adorent encore ◀l’▶ancienne Loi, « déclarée vieillie », qui sont maintenant ◀les▶ idolâtres.
Voilà pourquoi ◀le▶ peuple juif, qui n’a pas cru à sa victoire, et qui repousse ◀la▶ nouvelle mesure, c’est-à-dire ◀la▶ Nouvelle Alliance, est aujourd’hui ◀le▶ peuple sans mesure, sans limites et sans foyer. Sans espérance, il crée des utopies. Sans obéissance, il imagine des lois fatales. Sans Messie, il se fait précurseur des messies qui ne viendront pas…
Héritage ◀d’▶Israël
◀Le▶ christianisme par sa nature même, brisait avec ◀le▶ nationalisme exclusif du judaïsme et assumait une mission ◀de▶ portée universelle. Il revendiquait toutefois en même temps ◀l’▶héritage ◀d’▶Israël, et ◀l’▶attraction qu’il exerçait venait non des principes généraux ◀de▶ ◀la▶ pensée hellénistique, mais ◀de▶ ◀la▶ pure tradition hébraïque, représentée par ◀la▶ Loi et ◀les▶ Prophètes. ◀L’▶Église primitive se regardait comme le second Israël, ◀l’▶héritière du Royaume promis au Peuple ◀de▶ Dieu. Aussi conserva-t-elle à l’égard du monde des gentils cette attitude voulue ◀de▶ séparatisme spirituel, cet esprit ◀d’▶irréconciliable opposition dont s’était nourrie toute ◀la▶ tradition judaïque. C’est précisément ce sens ◀de▶ ◀la▶ continuité historique et ◀de▶ ◀la▶ solidarité sociale qui distingua ◀l’▶église chrétienne des religions à mystères et des autres cultes orientaux ◀de▶ cette époque, et qui fit ◀d’▶elle dès son apparition ◀la▶ seule rivale véritable et ◀la▶ seule remplaçante possible ◀de▶ ◀la▶ religion officielle ◀de▶ ◀l’▶Empire73.
Ces quelques lignes ◀de▶ Dawson me paraissent définir en raccourci ◀le▶ double héritage que ◀l’▶Église et ◀l’▶Europe ont repris des mains ◀d’▶Israël : héritage divin ◀de▶ ◀l’▶« élection collective », d’une part, — car ◀la▶ postérité ◀d’▶Abraham, après ◀le▶ Christ, c’est ◀l’▶ensemble ◀de▶ tous ◀les▶ croyants, gentils ou Juifs convertis, donc ◀l’▶Église — héritage humain, d’autre part, ◀de▶ cette notion ◀de▶ ◀la▶ mesure « totalitaire » qui devait assurer ◀la▶ grandeur ◀de▶ ◀l’▶Église — mais dont ◀les▶ déviations et perversions ravagent ◀l’▶Europe depuis ◀le▶ xviie siècle, et menacent aujourd’hui ◀de▶ ◀la▶ détruire74.
Il ne saurait être question ◀de▶ retracer ici dans son ensemble ◀l’▶évolution des éléments culturels et civilisateurs qui survécurent à ◀la▶ chute ◀d’▶Israël, au moins aussi fondamentaux pour ◀l’▶Occident que ◀la▶ raison des Grecs et ◀l’▶ordre des Romains. Il m’appartient seulement ◀de▶ préciser en quelques traits ◀le▶ sens que prend ◀l’▶héritage ◀d’▶Israël pour ◀la▶ foi chrétienne protestante.
On sait ◀le▶ rôle joué dans ◀la▶ Réforme par ◀le▶ retour à ◀l’▶Ancien Testament et aux traditions prophétiques. Mais sait-on à quel point tout cela vit encore dans ◀les▶ églises évangéliques ◀de▶ nos jours ? Dès ◀les▶ bancs ◀de▶ « ◀l’▶école du dimanche », tout jeune protestant est nourri aux sources mêmes du judaïsme préchrétien. C’est là sa Fable, sa mythologie. Goliath, Joseph vendu par ses frères, Jonas dans sa baleine, ◀l’▶ânesse ◀de▶ Balaam, David et Jonathan, Absalon pris par ◀les▶ cheveux, ◀le▶ jeune Samuel appelé trois fois par Jéhovah, — que ce soit histoire ou légende, ces personnages lui sont incomparablement plus familiers que ◀les▶ métamorphoses des dieux païens. Si bien qu’on a pu dire75 que ◀l’▶Ancien Testament était ◀la▶ vraie Antiquité des peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe protestante.
Mais il y a bien davantage que cet arrière-plan poétique, et ces exemples ◀d’▶une morale parfois scandaleusement antibourgeoise ! ◀Le▶ thème ◀de▶ ◀la▶ vocation et ◀le▶ thème du peuple élu sont ◀de▶ ceux qui émeuvent ◀le▶ plus profondément ◀la▶ « sensibilité spirituelle » ◀d’▶un réformé.
◀Le▶ « peuple élu »
◀Le▶ simple fait que ◀le▶ calvinisme ait été dès ◀le▶ début une église minoritaire, en butte à ◀la▶ persécution, ne suffit pas à expliquer ◀les▶ ressemblances si souvent signalées entre ◀le▶ sort des tribus dispersées et celui du « petit troupeau » longtemps chassé ◀de▶ son pays ; ni ◀les▶ ressemblances entre ◀les▶ formes ◀d’▶activité et ◀d’▶attitude sociale adoptées par ◀les▶ deux « nations »76. Ce qui est déterminant pour cette analogie, ce qui lui donne son seul sens acceptable et ◀la▶ situe dans son ordre réel, c’est que, dans ◀les▶ deux cas, ◀la▶ persécution et ◀l’▶isolement minoritaire sont considérés comme « normaux » : ils expriment ◀le▶ destin spirituel, dans un monde incrédule et rebelle, ◀de▶ ceux que Dieu s’est « choisis » pour témoins, en tant que collectivité, peuple ou église.
En vertu de cette « élection » dont ils ont ◀l’▶assurance ◀d’▶être ◀l’▶objet, par une grâce périlleuse, et dans ◀la▶ foi, ◀les▶ calvinistes, dès ◀la▶ fin du xvie siècle, se considèrent comme chargés ◀d’▶une mission au sein d’un monde pécheur que Dieu n’abandonne pas. De même que ◀la▶ loi ◀de▶ Moïse maintenait ◀le▶ peuple juif, malgré ◀le▶ péché, dans une économie provisoirement vivable et propre à entretenir ◀l’▶attente active du Messie, de même ◀l’▶éthique charismatique77 des calvinistes ◀les▶ amène à ◀la▶ conception ◀d’▶une intendance des biens terrestres, dont ils auraient à assumer ◀l’▶office : usant ◀de▶ ces richesses « comme n’en usant pas », au nom et par ◀la▶ charge du Seigneur qui est venu, et qui doit revenir. Telle est sans doute ◀la▶ racine authentique du puritanisme qui apparaît dans ◀le▶ courant du xviie siècle. Max Weber, dans une thèse célèbre, a soutenu que c’était là ◀l’▶origine du capitalisme moderne et ◀de▶ ses principales valeurs éthiques. Mais Sombart lui répond que ◀le▶ capitalisme est plus ancien, et qu’il est ◀d’▶origine judaïque78. Ce n’est pas ici ◀le▶ lieu ◀de▶ prendre parti entre ces deux explications ◀d’▶un phénomène économique que par ailleurs personne — non pas même Marx, quoi qu’on en pense souvent — n’a su définir clairement. Mais je retiens que l’une et l’autre hypothèse rattache ◀le▶ capitalisme à des attitudes religieuses, ◀d’▶où serait partie ◀l’▶impulsion, attitudes analogues en ceci tout au moins qu’elles mettent ◀l’▶accent sur ◀le▶ fait ◀de▶ ◀l’▶élection. Il est curieux ◀de▶ noter que ◀le▶ parallélisme se poursuit même, — et peut-être surtout — dans ◀les▶ déviations qualifiées que subirent ◀l’▶éthique juive et ◀l’▶éthique puritaine, à mesure qu’elles « réussissaient ».
◀Le▶ spiritualisme transcendant des Juifs ◀d’▶Orient au contact des coutumes occidentales, se mue peu à peu en son contraire exact : c’est ◀le▶ matérialisme jouisseur et cynique que ◀les▶ nazis reprochent aux Juifs allemands capitalistes, avec ◀d’▶autant plus ◀d’▶amertume que cette attitude provocante fut souvent prise à ◀l’▶étranger pour un trait ◀de▶ caractère germanique. Mais c’est aussi ◀l’▶intellectualisme stérilisant, ◀l’▶esprit ◀d’▶abstraction inhumaine et chimérique, au surplus troublé ◀de▶ sentimentalisme, que ◀l’▶on dénonce à droite chez ◀les▶ auteurs ◀d’▶origine juive, mais qui ont cessé ◀de▶ croire à ◀la▶ mission ◀de▶ leur peuple, et qui exercent désormais à vide ◀les▶ facultés psychologiques fortement développées dans leur race par des siècles ◀d’▶attente ◀de▶ ◀l’▶invisible.
De même, ◀l’▶ascétisme vigoureux, ◀le▶ pessimisme actif des puritains anglais, cédant aux tentations du succès immédiat et contrôlable, s’est transformé dans ◀le▶ Nouveau Monde d’une part en volonté ◀de▶ puissance abstraite (◀les▶ fondateurs des trusts au siècle dernier), d’autre part en utilitarisme platement moralisant ; l’une et l’autre ◀de▶ ces déviations traduisant une totale perte ◀de▶ conscience des fins religieuses ◀de▶ ◀l’▶éthique puritaine, et transformant en tyrannie absurde ce qui était à ◀l’▶origine une attitude ◀d’▶obéissance à ◀la▶ foi, et ◀de▶ renoncement à soi-même. Corruptio optimi pessima…
◀La▶ vocation collective
Ces quelques indications, qui appelleraient d’ailleurs toutes ◀les▶ nuances qu’on imagine, nous amènent au problème central que pose à ◀la▶ pensée ◀d’▶un protestant, et particulièrement ◀d’▶un calviniste, ◀l’▶exemple ◀d’▶Israël et ◀de▶ sa chute.
Toute ◀la▶ théologie éthique ◀de▶ Calvin est centrée sur ◀la▶ vocation : vocation du « petit troupeau » ou ◀de▶ ◀l’▶Église ; vocation personnelle ◀de▶ chaque membre ◀de▶ ◀l’▶Église. Or, Israël qui était ◀le▶ peuple élu, a trahi sa mission et s’est livré à son destin. Sa dispersion en est ◀le▶ châtiment. Serait-il donc possible ◀de▶ perdre sa vocation ? Et que devient celui qui ◀la▶ trahit, soit qu’il rejette ses ordres, soit qu’il ◀la▶ prenne pour idole, refusant ◀d’▶en reconnaître ◀la▶ vraie fin lorsqu’elle lui apparaît incarnée ? Est-il rejeté à tout jamais ? Une vocation est-elle donc « amissible » ? ◀Le▶ refus ◀de▶ ◀l’▶homme serait-il donc capable ◀de▶ modifier un arrêt éternel, alors que Dieu prédestine tout homme dès avant sa naissance et ses œuvres ?
Ce problème n’est pas gratuit : il touche au cœur ◀de▶ ◀la▶ foi réformée. Or c’est lui justement que traite saint Paul au chapitre XI ◀de▶ ◀l’▶Épître aux Romains. Et sans doute ce texte illumine aussi profondément qu’il est possible ◀le▶ mystère dernier ◀d’▶Israël.
« Je demande maintenant : Dieu a-t-il rejeté son peuple ? Non certes, car je suis moi-même israélite, ◀de▶ ◀la▶ postérité ◀d’▶Abraham, ◀de▶ ◀la▶ tribu ◀de▶ Benjamin. Dieu n’a point rejeté son peuple qu’il a connu ◀d’▶avance » (c’est-à-dire prédestiné) (Rom., II, 1-2). Cependant, « Israël n’a point obtenu ce qu’il cherche : mais ◀les▶ élus ◀l’▶ont obtenu et ◀les▶ autres ont été endurcis » (v. 7). Ainsi, « c’est par suite de ◀la▶ faute des enfants ◀d’▶Israël que ◀le▶ salut est parvenu aux païens, afin d’exciter leur propre émulation » (v. 11). En tuant leur Messie, ◀les▶ Juifs ont forcé ◀les▶ Apôtres à prêcher ◀le▶ message aux gentils, ils ont perdu ◀le▶ bénéfice national, comme exclusif, ◀de▶ ◀la▶ Révélation. Mais c’est ici que saint Paul indique ◀le▶ mystérieux renversement des rôles au dernier jour : « Or, si leur faute a fait ◀la▶ richesse du monde, et leur amoindrissement ◀la▶ richesse des païens, que ne fera pas leur complet relèvement ! » (v. 12). « En effet, je ne veux pas, frères, que vous ignoriez ce mystère, ◀de▶ peur que vous ne présumiez trop ◀de▶ votre sagesse : c’est qu’une partie ◀d’▶Israël est tombée dans ◀l’▶endurcissement jusqu’à ce que ◀la▶ totalité des païens soit entrée (dans ◀l’▶Église) ; et ainsi tout Israël sera sauvé » (v. 25-26) … « Car ◀les▶ dons et ◀l’▶appel ◀de▶ Dieu sont irrévocables » (v. 29).
Hoc est verbum praeclarum ! Voilà une parole admirable, s’écrie Luther, à propos de ce dernier verset, dans son Commentaire sur ◀l’▶Épître aux Romains. Et Calvin dit du même verset que c’est « une fort belle sentence ». Ainsi ◀la▶ vocation, du moins cette vocation79 — est réellement inamissible, c’est-à-dire ne peut être perdue, même si celui qui en est ◀l’▶objet s’y oppose ◀de▶ toutes ses forces ! Car sa révolte même se trouve servir ◀les▶ desseins éternels ◀de▶ Dieu. Elle étend à ◀l’▶humanité entière ◀le▶ bénéfice ◀de▶ ◀la▶ Promesse qu’il a reçue, cependant que son destin final demeure entre ◀les▶ mains du plus secret conseil ◀de▶ Dieu. « Quant à moi, écrit Calvin, j’étends ce nom ◀d’▶Israël à tout ◀le▶ peuple ◀de▶ Dieu, en ce sens, après que ◀les▶ gentils seront entrés dedans (◀l’▶Église), lors ◀les▶ Juifs aussi se retirant ◀de▶ leur révoltement, se rangeront à ◀l’▶obéissance ◀de▶ ◀la▶ foi… toutefois que ◀les▶ Juifs tiendront le premier lieu, comme étant ◀les▶ enfants aînés en ◀la▶ maison ◀de▶ Dieu. » (Commentaires, sur Rom. II, 26.)
◀Le▶ sort du monde, et ◀l’▶on pourrait même dire : ◀la▶ date ◀de▶ son salut final, dépend ainsi ◀de▶ ◀la▶ conversion des Juifs. Et ceci nous révèle ◀la▶ plus profonde raison des sentiments « ambivalents », comme dirait Freud, qu’ont eus ◀de▶ tout temps ◀les▶ chrétiens à l’égard du peuple ◀d’▶Israël. Tout dépend ◀de▶ lui, et il refuse ! ◀D’▶où ◀la▶ haine sourde, et en même temps ◀le▶ respect religieux qu’on lui porte. Peut-être n’est-il pas excessif ◀de▶ voir dans cette passion contradictoire ◀le▶ secret des soudaines explosions ◀de▶ rancune qui apparurent périodiquement au Moyen Âge. Je ne sais si cette explication vaudrait encore pour ◀l’▶antisémitisme des hitlériens, qui n’en serait en tout cas que ◀le▶ plus impur exemple. Il reste que ◀la▶ chrétienté non seulement ne pourra jamais se désintéresser du sort des Juifs, éternellement lié au sien en vertu d’un décret ◀de▶ Dieu, mais encore qu’elle se doit ◀de▶ juger Israël autrement que ne fait « ◀le▶ monde ». Ce n’est pas au nom d’intérêts passagers que nous avons à prendre position, mais au nom des promesses ◀de▶ ◀la▶ foi, et dans une perspective missionnaire qui réduit à leurs justes proportions ◀les▶ thèses des politiques nationalistes. ◀Le▶ drame est bien plus vaste que ne peuvent ◀le▶ concevoir nos polémiques. Et son issue ne dépend ni ◀de▶ nous seuls, ni ◀d’▶eux seuls. On dit : ◀les▶ Juifs sont ceci, ◀les▶ Juifs sont cela, ils se sont emparés ◀de▶ nos richesses, etc. Mais ◀de▶ quels biens se préoccupe ◀le▶ croyant ? Leur faute a fait ◀la▶ richesse du monde. Et cette richesse s’appelle ◀le▶ salut.