À qui la▶ liberté ? (5 mars 1937)h
Tout le monde parle ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀de▶ ◀la▶ défense de ◀la▶ culture. C’est qu’on ne sait plus ce que signifie culture. C’est que ◀la▶ culture est en pleine crise, et que cette crise ne sévit plus seulement dans ◀les▶ élites, mais se manifeste dans ◀la▶ vie publique, et dans ◀les▶ couches profondes ◀de▶ ◀la▶ nation.
Je dis que ◀la▶ crise ◀de▶ ◀la▶ culture est dans ◀la▶ rue. Je dis que ◀la▶ culture fait ◀le▶ trottoir. Et que c’est ◀la▶ politique qui s’est chargée ◀de▶ réglementer à sa manière ◀la▶ prostitution des mots-clés, des lieux communs fondamentaux sur lesquelles s’édifiait ◀la▶ culture.
M. de la Rocque défend ce qu’il appelle « ◀la▶ primauté ◀de▶ ◀l’▶esprit ». Il fait placarder des affiches « Pour ◀la▶ défense de ◀la▶ liberté ». M. Vaillant-Couturier publie un manifeste intitulé Au service ◀de▶ ◀l’▶esprit, où il est question à chaque page ◀de▶ défendre ◀la▶ liberté.
Dans ◀l’▶état présent du langage, ◀de▶ ◀la▶ culture, et ◀de▶ ◀la▶ politique, on peut être à peu près certain que ces deux messieurs défendent en réalité ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀de▶ ◀la▶ liberté, c’est-à-dire qu’ils défendent l’un et l’autre un régime ◀d’▶étatisme oppressif et ◀de▶ dictature ◀de▶ ◀l’▶économique.
◀Le▶ résultat ◀de▶ ces pratiques ne se fera pas attendre, et ◀l’▶on en voit déjà les premiers signes : parlez ◀de▶ ◀la▶ liberté, posez-vous en défenseur ◀de▶ cet idéal permanent ◀de▶ ◀la▶ Révolution humaine, vous passerez bientôt pour fasciste.
On dit que ◀les▶ mots n’ont plus ◀de▶ sens. Ce serait trop beau, ce serait trop facile, ce serait enfin ◀la▶ trêve des démagogues. En réalité, ◀les▶ mots prennent tous ◀les▶ sens qu’on veut dans ◀la▶ bouche des politiciens. Ils prennent ◀de▶ préférence un sens contraire à celui ◀de▶ ◀l’▶usage courant. (Staline dit : « Je ne suis pas un dictateur » ; Mussolini fait ◀la▶ conquête ◀de▶ ◀l’▶Éthiopie au nom de ce qu’il appelle sa liberté, etc.) Mais ils prennent aussi toutes sortes ◀de▶ sens intermédiaires dans ◀la▶ bouche ◀de▶ nos députés et journalistes, qui flétrissent (à droite) ou approuvent (à gauche) ◀les▶ lois sociales parce qu’ils ◀les▶ qualifient ◀de▶ socialistes, et qui approuveraient (à droite), ou flétriraient (à gauche) ◀les▶ mêmes lois si on ◀les▶ qualifiait ◀de▶ fascistes. Alors qu’elles sont, en fait, l’un et l’autre.
◀La▶ politique actuelle s’occupe bien moins des faits que des mystiques dont on se sert pour masquer, à gauche et à droite, une impuissance profonde à rien changer aux faits. Or, ces mystiques reposent sur des mots. Ces mots suffirent longtemps à départager ◀les▶ opinions réelles : on disait liberté à gauche, patrie et autorité à droite. Mais ◀la▶ surenchère politicienne en est venue à ce point que, par une double démagogie, on dit aujourd’hui liberté et autorité à droite ; patrie, autorité et liberté à gauche.
◀La▶ politique a prostitué ◀le▶ langage. ◀La▶ culture n’a pas été assez forte pour interdire cette prostitution. Il en résulte que ◀la▶ culture qui joue tant sur ◀le▶ sens des mots et sur leur acception commune, se trouve ruinée par ◀la▶ politique. Et que ◀la▶ politique, qui a tourné en mystique, parle pour ne rien dire ou pour dire autre chose que ce qu’elle dit.
On se demande pourquoi, dans ◀de▶ telles conditions, ◀l’▶on s’obstinerait encore à écrire, à parler, si par hasard on est ◀de▶ bonne foi et si de plus on a des choses précises à exprimer.
Je réponds : écrivons pour poser ce problème tout d’abord. Écrivons pour montrer qu’il n’est pas ◀de▶ problème politique plus urgent que celui des mots ; et qu’il n’est pas ◀de▶ problème culturel qui ne dépende ◀de▶ ◀la▶ politique. Cela revient à écrire, si ◀l’▶on me comprend, pour éduquer ◀la▶ méfiance du lecteur.