Retour de Nietzsche (mai 1937)aj
Après la▶ vague kierkegaardienne, qui marque un léger retrait dans ◀les▶ revues et ◀la▶ librairie — en attendant ◀la▶ publication en volume des importantes Études de Jean Wahl — voici une nouvelle vague nietzschéenne. Il faut suivre de près ces pulsations de ◀la▶ conscience métaphysique en France : elles précèdent toujours des événements politiques et sociaux plus profonds que ◀le▶ jeu apparent et confus des partis ou des classes. Si Kierkegaard a été découvert, dans ce pays, très peu de temps avant ◀l’▶entrée en lice du personnalisme, ce n’est pas un hasard ni une coïncidence qu’il faut y voir, ni d’ailleurs une relation de cause à effet, mais ◀la▶ relation de deux effets, ou leur interaction, cependant que leur cause générale et commune n’apparaîtra sans doute qu’à nos après-venants. Ce qui semble certain, dès aujourd’hui, c’est que ◀les▶ effets d’une cause de cet ordre se manifestent en premier lieu dans ◀la▶ culture d’avant-garde, avant de descendre au politique. ◀La▶ sensibilité de ◀l’▶intelligence étant, à ◀l’▶époque présente, et en France, beaucoup plus vive et juste que celle des masses ou des politiciens. (Je ne dis pas qu’elle est plus efficace…)
Que nous annonce ◀le▶ renouveau nietzschéen ? On a vite fait de dire : fascisme. C’est une facilité que ◀les▶ professeurs cultivent : Nietzsche précurseur du national-socialisme, ou « à quoi mène ◀le▶ mépris des valeurs de père de famille ». (On dit aussi, pour ◀la▶ rime sans doute : Luther précurseur de Hitler !) Mais on oublie peut-être que Nietzsche a condamné ◀l’▶antisémitisme, raillé ◀le▶ nationalisme, dénoncé ◀le▶ socialisme, et déclaré que ◀l’▶État est ◀le▶ plus froid des monstres froids. À part cela, il reste son exaltation de ◀la▶ volonté humaine, de ◀l’▶athéisme et de ◀la▶ force, qui sont devenus ◀les▶ valeurs fondamentales du stalinisme, au moins autant que du national-socialisme à ◀la▶ Rosenberg. C’est ce que démontre avec toute ◀la▶ virulence désirable le dernier numéro d’Acéphale, intitulé « Réparation à Nietzsche ».
« Acéphale » est ◀le▶ signe de ◀l’▶antiétatisme radical, c’est-à-dire du seul antifascisme digne de ce nom. « ◀La▶ seule société pleine de vie et de force, écrit G. Bataille, ◀la▶ seule société libre est ◀la▶ société bi ou polycéphale qui donne aux antagonismes fondamentaux de ◀la▶ vie une issue explosive constante mais limitée aux formes ◀les▶ plus riches. » Cette société sans tête unique, c’est à peu près ce qu’en termes moins romantiques nous appelons fédération. Sur ce point, qui est central, ◀l’▶accord de Nietzsche et de ses disciples avec ◀le▶ personnalisme paraît beaucoup plus facile à réaliser qu’avec toute autre doctrine politique66. Mais pour Bataille et ses amis, ◀l’▶« acéphalité » est aussi une doctrine métaphysique antichrétienne — qui, assimilant selon un mot de Nietzsche « Dieu » à « ◀la▶ plus parfaite organisation de ◀l’▶Univers », postule ◀la▶ mort ou ◀l’▶assassinat de « Dieu » avant toute construction sociologique libératrice. « Dieu », ◀la▶ tête, ◀l’▶unité, c’est ◀l’▶État totalitaire, ◀le▶ fascisme ou ◀le▶ stalinisme. Dans ces conditions, je suis le premier à me déclarer athée. Mais si ◀l’▶on veut parler, comme ◀le▶ faisait Nietzsche, de Dieu l’Éternel, première personne de ◀la▶ Trinité, je ne vois plus, pour ma part, dans ◀les▶ déclarations de Bataille que de ◀la▶ littérature (parfois belle d’ailleurs).
Ce qui résulte ◀le▶ plus nettement des tendances nietzschéennes d’Acéphale et de certains membres du groupe d’Inquisitions, comme R. Caillois, c’est ◀l’▶appel à un « ordre » aristocratique, ésotérique, mais « sévissant à travers ◀la▶ terre entière » et « portant ◀la▶ vie au comble de ◀la▶ volonté de puissance et de ◀l’▶ironie ». Il me paraît que c’est bien à quoi devait aboutir ◀le▶ véritable et intégral nietzschéisme dans ◀le▶ plan politico-social. Historiquement, ◀l’▶on ne peut voir dans ce mouvement de pensée que ◀l’▶annonce d’une réaction violente, peut-être assez prochaine, contre ◀le▶ « misérabilisme », ◀l’▶humanitarisme, ◀le▶ démocratisme électoral des staliniens, ◀les▶ divers collectivismes, etc., auxquels succombent avec une masochique volupté ◀les▶ « hommes de quarante ans » et certains jeunes qui ne ◀les▶ valent pas. Je ne pressens rien de créateur, ni rien de réellement destructeur dans cette réaction d’ironie désespérée. Seuls ◀les▶ constructeurs détruisent bien, détruisent avec efficacité.
Deux nouvelles traductions françaises apparaissent parallèlement à de nombreuses études de revues sur Nietzsche : ◀le▶ Zarathoustra et ◀la▶ Volonté de Puissance 67. Beaucoup mieux traduites que ◀les▶ œuvres précédemment parues. Avec ◀les▶ admirables fragments posthumes édités en 1934 par H.-J. Bolle68, ces trois volumes donnent une image définitive et nouvelle de ◀la▶ pensée nietzschéenne. Ils permettent en particulier de situer à sa place centrale ◀la▶ conception du « retour éternel » et de ◀la▶ volonté d’éternisation, qui est ◀le▶ véritable message « religieux » de Nietzsche.
◀Les▶ notes et aphorismes traduits pour la première fois à ◀la▶ suite du Zarathoustra constituent ◀le▶ manuel ◀le▶ plus riche en contradictions tonifiantes qu’on ait jamais écrit à ◀l’▶usage des créateurs : « Soyez humains à l’égard des créateurs ! C’est leur fait d’être pauvres en amour du prochain » ; et : « Toute création est communication. Celui qui connaît, celui qui crée, celui qui aime ne font qu’un ». (◀Les▶ deux sont justes.)
Sur ◀la▶ contradiction fondamentale qui constitue ◀la▶ tension ◀la▶ plus féconde de ◀l’▶œuvre de Nietzsche, on n’a rien écrit de meilleur que ◀le▶ livre de Karl Löwith : Nietzsches Philosophie der ewigen Wiederkunft des Gleichen (Berlin, 1935, Die Runde). Nietzsche tente de surmonter ◀le▶ nihilisme européen (résultant de ◀la▶ « mort de Dieu ») par ◀la▶ pensée du Retour éternel. Mais en même temps, il s’acharne à compenser ce fatalisme mécanique par une glorification de ◀la▶ volonté humaine, qui doit vouloir son destin éternel et nécessaire…
Enfin, dernier événement nietzschéen : ◀L’▶Introduction à ◀la▶ philosophie de N. publiée par Karl Jaspers. Je signale ce grand livre à ceux qui lisent ◀l’▶allemand, en attendant une traduction, aussi nécessaire d’ailleurs que peu probable, dans ◀l’▶état présent de ◀l’▶édition.