Paysans de▶ ◀l’▶Ouest (15 juin 1937)a b
10 décembre 1933
Un discours ◀de▶ ◀l’▶instituteur. — Hier soir, séance ◀de▶ Pathé-Baby organisée par ◀l’▶instituteur dans ◀la▶ salle ◀de▶ ◀l’▶école des garçons. Il me tardait ◀de▶ voir une fois ◀les▶ habitants du village réunis, leur façon ◀d’▶être ensemble, et surtout ◀la▶ jeunesse, ◀d’▶ordinaire invisible, au point que je doutais même qu’elle existât. Elle était là. Elle occupait ◀les▶ longs bancs rangés en chevrons derrière ◀le▶ petit appareil ◀de▶ projection, placé à trois ou quatre mètres ◀de▶ ◀l’▶écran. (Un drap ◀de▶ lit sur ◀le▶ tableau noir.) Une quarantaine ◀de▶ filles et ◀de▶ gars peu bruyants, presque tous laids ◀de▶ visage et très épais ◀de▶ corps. Nous étions assis derrière eux. Au fond, sur deux armoires basses siégeaient une dizaine ◀d’▶hommes. Deux ou trois coiffes ◀de▶ paysannes seulement. Et des enfants autour du trépied ◀de▶ ◀l’▶appareil, empressés à tendre ◀les▶ bobines ◀de▶ film à ◀l’▶instituteur.
Il fallut un certain temps pour mettre au point ◀la▶ projection. ◀Les▶ jeunes gens étouffaient des rires, chatouillaient ◀les▶ filles. Devant moi une grosse luronne s’agitait sur son banc. Je voyais une puce circuler sur sa nuque grasse. Un des garçons s’en aperçoit, attrape ◀la▶ puce en pinçant ◀la▶ fille, et ◀les▶ rires redoublent. ◀L’▶instituteur réclame ◀le▶ silence, et ◀la▶ projection commence. C’est un film ◀d’▶avant-guerre, ◀la▶ Course au flambeau, tiré ◀de▶ ◀la▶ pièce ◀de▶ Paul Hervieu. Entre chaque épisode reparaissent ◀les▶ mêmes éphèbes grecs, porteurs ◀de▶ torches qu’ils se passent avec des gestes lents, hallucinants, à grands sauts ralentis — ◀le▶ courant électrique n’étant sans doute pas réglé pour faire tourner ◀l’▶appareil au rythme normal. Tout le monde a l’air très content, bien que ◀le▶ film m’apparaisse à peu près incompréhensible.
◀La▶ course au flambeau terminée, on rallume. ◀L’▶instituteur monte à sa chaire et annonce qu’il va prononcer, comme chaque semaine désormais, un petit discours. « Je serai bref ! » C’est un jeune homme ◀d’▶allure énergique et ◀de▶ visage intelligent, ◀la▶ chevelure noire en bataille qu’il saisit à pleines mains dans ◀les▶ moments pathétiques. Il annonce ◀le▶ sujet ◀de▶ ce soir : Qu’est-ce qu’être laïque ? — « Messieurs, chers amis ! Je vous rappellerai tout d’abord ◀les▶ circonstances qui m’ont fait choisir ce sujet. Il y a… tout près d’ici… quelqu’un — je ne veux pas ◀le▶ nommer, je n’attaquerai personne, moi ! — il y a, dis-je, quelqu’un qui a osé prétendre que je suis un empoisonneur des consciences ! » Récit détaillé des calomnies que ◀le▶ curé répand sur son compte, dans ◀les▶ foyers et jusque dans ◀la▶ presse1 ! « Je n’ai pas cherché ◀la▶ guerre, moi ! Eh bien ! je saurai me défendre ! Et malgré ◀les▶ persécutions ◀de▶ ceux qui ont intérêt à étouffer ◀la▶ vérité, etc. » ◀La▶ chevelure s’agite, ◀les▶ bras s’agitent, ◀la▶ voix s’enfle. « J’étais au dernier congrès des instituteurs qui s’est tenu à Paris. Eh bien ! citoyens, lors de ce congrès, il a été stipulé qu’à ◀l’▶avenir… » ◀La▶ fin ◀de▶ ◀la▶ phrase étant particulièrement sonore, des applaudissements éclatent au fond ◀de▶ ◀la▶ salle. ◀Le▶ jeune orateur électrisé se lance dans une définition vibrante ◀de▶ ◀la▶ laïcité. « Être laïque, c’est vouloir ◀la▶ justice et ◀l’▶égalité pour tous ! Être laïque, c’est vouloir ◀l’▶instruction libre et gratuite pour tous, sans distinction ◀de▶ fortune ou ◀de▶ religion ! Être laïque… » Ah ! surtout, être laïque, ce n’est pas combattre ◀les▶ religions, comme ◀le▶ prétend ◀le▶ voisin, « car je ◀les▶ respecte toutes, ◀les▶ religions, sauf quand elles viennent m’attaquer dans mon activité professionnelle, que je considère comme sacrée ! » En somme, être laïque, c’est être religieux au vrai sens du mot, selon ◀les▶ paroles ◀de▶ Gambetta, ◀d’▶Ernest Lavisse et ◀de▶ quelques autres. Être laïque, c’est finalement « aimer son prochain » ! Je n’ai pas plutôt soufflé à ◀l’▶oreille ◀de▶ ma femme : « C’est un sermon ! » que ◀l’▶orateur, au comble ◀de▶ son éloquence, s’écrie : « Et, mes frères ! si ◀l’▶on vient encore vous dire que je suis un empoisonneur des consciences, vous saurez maintenant me défendre ! etc. »
C’est fini. ◀L’▶instituteur s’éponge. ◀Les▶ hommes du fond ont applaudi brièvement. Mellouin a même crié : Très bien ! ◀Les▶ jeunes trouvent qu’« il cause bien ». Pour terminer ◀la▶ soirée, on passe un dessin animé, ◀le▶ Petit Poucet, qui remporte un gros succès.
En sortant, nous passons devant ◀la▶ salle du curé, qui donne aussi ce soir une séance ◀de▶ cinéma. On entend rire des enfants.
— J’ai rencontré ◀le▶ curé ce matin, suivi comme ◀d’▶habitude ◀d’▶une bande ◀de▶ petits garçons. Il n’a pas répondu à mon salut.
12 décembre 1933
Tout à ◀l’▶heure, en déchirant ◀le▶ journal ◀de▶ ◀l’▶île pour allumer ◀le▶ feu, j’ai vu ◀l’▶annonce ◀d’▶une conférence contradictoire à A… : « ◀La▶ Bible et ◀les▶ travailleurs. » C’est sans doute une réponse à ◀la▶ conférence donnée au même endroit, il y a quinze jours, sous ◀les▶ auspices ◀d’▶une ligue « antifasciste », et qui avait pour sujet : « ◀L’▶Église contre ◀les▶ travailleurs. » Je comptais me rendre à la première conférence. Mais ◀le▶ village ◀d’▶A… est à huit kilomètres et ◀la▶ tempête m’avait empêché ◀d’▶y aller à bicyclette. J’essaierai ◀d’▶aller demain soir entendre ◀la▶ réponse. ◀La▶ mère Renaud vient de m’apprendre que ◀l’▶orateur est ◀le▶ pasteur du chef-lieu. Il paraît qu’il cause très bien — lui aussi — mais elle ne ◀l’▶a jamais entendu. Elle est catholique, en effet, comme d’ailleurs tout le monde au village, à part ◀la▶ petite minorité ◀de▶ mauvaises têtes qui suit ◀les▶ prêches laïques ◀de▶ ◀l’▶instituteur. ◀Le▶ seul protestant est mort ◀l’▶été dernier, âgé ◀de▶ 93 ans. Il s’était converti à soixante-dix ans « et il avait toujours tenu ! »
Catholique, antifasciste, laïque, protestant, — tous ces mots prennent ici quelque chose ◀de▶ joliment absurde. ◀Les▶ paysans du village ne sont pas même tous capables ◀de▶ lire ◀le▶ journal, et j’ai remarqué qu’ils achètent absolument au hasard ceux qu’ils trouvent en dépôt chez ◀la▶ mère Renaud : ◀l’▶Ami du Peuple ou ◀la▶ France de Bordeaux, ◀la▶ feuille locale des curés ou celle des républicains. Il est à peu près impossible ◀de▶ savoir s’ils font une distinction quelconque entre ◀les▶ opinions, pourtant bien tranchées, que ces journaux leur servent. Je crois qu’ils n’y pensent même pas. Peut-être que ◀la▶ discussion annoncée après ◀la▶ conférence ◀d’▶A… me fera modifier ce jugement. J’en suis bien curieux.
15 décembre 1933
Je relève ◀les▶ notes prises l’autre soir sur ◀la▶ conférence à A…
… Grande salle ◀de▶ ◀la▶ mairie, voûtée, peinte en bleu clair. Une table et trois chaises sur ◀la▶ scène surélevée. Environ une centaine ◀d’▶auditeurs : paysans et pêcheurs, cela se voit. Au premier rang, deux « dames », l’une très vieille. Ce sont ◀les▶ seules femmes. Mauvais éclairage. ◀L’▶orateur se hisse sur ◀la▶ scène : un homme jeune encore, un peu gros et lent ◀d’▶allure, physionomie ouverte et sérieuse.
« Eh bien, messieurs et chers amis, nous allons procéder, selon votre coutume, à ◀l’▶élection du bureau, puisque, comme vous ◀le▶ savez, ◀la▶ conférence est contradictoire. Je vous demanderai donc ◀de▶ bien vouloir proposer des noms. » Silence.
Chuchotements.
— Vas-y !
— Non ! Moi ? penses-tu !
— Vas-y, Charles, comme l’autre fois !
Poussés par leurs voisins, trois hommes se lèvent en haussant ◀les▶ épaules pour s’excuser ◀de▶ se mettre en avant. Ils gravissent ◀la▶ scène, enlèvent leur casquette à visière cirée, et s’installent sur ◀les▶ trois chaises, un tout à droite, un tout à gauche, le troisième, qui est ◀le▶ président, derrière ◀la▶ table, embarrassés ◀de▶ leurs mains, ◀de▶ leurs pieds, ◀de▶ leur casquette. Coups ◀d’▶œil malicieux aux copains ◀de▶ ◀la▶ salle. ◀Le▶ président se lève : « Messieurs et dames, vous m’excuserez ◀de▶ ne pas vous présenter ◀l’▶orateur qui va vous faire un intéressant discours sur ◀le▶ sujet… Je ne connais pas beaucoup M. Palut, n’est-ce pas, c’est la première fois qu’il vient à A…, mais certainement qu’il va nous intéresser, et je lui donne ◀la▶ parole. »
M. Palut sourit cordialement, et parle : — On a dit ici même que ◀l’▶Église est contre ◀les▶ travailleurs. Est-ce vrai ? Il y a plusieurs églises, et malheureusement elles ne s’entendent pas toujours. ◀La▶ primitive église était constituée par des esclaves et des gens pauvres. Depuis lors il y a eu des églises ◀de▶ riches. Elles ont trahi ◀l’▶Évangile. Un philosophe français, M. Julien Benda, a dit que ◀les▶ clercs ont trahi. ◀Les▶ clercs, n’est-ce pas, ce sont ◀les▶ intellectuels, ◀les▶ écrivains, ◀les▶ professeurs, des hommes distingués et très instruits. Eh bien, il y a aussi des prêtres et des pasteurs qui ont trahi. Capitalisme, bourgeoisie égoïste, guerre. Mais ◀le▶ vrai chrétien est avec ◀les▶ petits. Résumé ◀de▶ ce que ◀la▶ Bible dit des travailleurs : Jérémie exigeait que ◀le▶ roi payât ◀les▶ ouvriers. ◀L’▶Ancien Testament nous montre que ◀le▶ système ◀de▶ propriété chez ◀les▶ Juifs est presque communiste ! Jésus est ◀l’▶ami des pauvres, des péagers. Malheureusement il y a ◀le▶ cléricalisme. C’est lui qui est mauvais, non pas ◀la▶ Bible. Être chrétien, c’est aimer son prochain comme Jésus nous aime. Si tous ◀les▶ hommes étaient chrétiens, il n’y aurait plus ◀d’▶exploitation ni ◀de▶ guerre !…
◀La▶ péroraison a été éloquente, un peu trop à mon goût.
On applaudit. ◀Le▶ président demande s’il y a des questions à poser. Long silence embarrassé. Enfin un type se lève au fond ◀de▶ ◀la▶ salle et demande « s’il n’y a pas des contradictions dans ◀la▶ Bible ». Suit une petite discussion tout à fait confuse et sans aucun rapport avec ◀le▶ sujet. Il n’y a pas ◀d’▶autre question.
◀Le▶ président fait alors un bref remerciement à ◀l’▶orateur.
Il s’excuse encore ◀de▶ ne pas s’y connaître assez en religion, mais assure qu’il a été bien intéressé. On se lève, et ◀les▶ langues se délient. « Il a bien parlé, hein ? », me dit mon voisin, pendant que je lui donne du feu. C’est un petit maigre en casquette, environ 35 ans, ◀l’▶air intelligent. Je ◀l’▶approuve et m’étonne que ◀la▶ discussion n’ait pas été plus longue : il y avait pourtant bien des auditeurs qui ne devaient pas être d’accord ? « Ben quoi, fait-il, convaincu, c’est ◀la▶ vérité ce qu’il a dit ! »
Comment donc ? Ai-je affaire à un chrétien ou même à un protestant ? J’essaie ◀de▶ ◀le▶ faire parler. Je lui dis : « Oui, c’est ◀la▶ vérité pour ◀les▶ chrétiens, mais tout le monde ne pense pas comme ça ici ? » Il me regarde un peu étonné à son tour :
« Qu’est-ce que vous voulez, il n’y a rien à répondre, c’est juste, ce qu’il a dit ! Il connaît bien son affaire. C’est bien comme ça que c’est écrit dans ◀la▶ Bible, il n’a pas dit ◀de▶ mensonges, quoi ! Mais ici ils ne savent pas discuter. Si vous alliez à F…2 alors, c’est autre chose. Là ça barde, après ◀les▶ réunions ! Mais ici, qu’est-ce que vous voulez ? Ils sont comme ça… »
Je vais me présenter au conférencier, et nous sortons ensemble. Dans ◀la▶ rue noire, un homme nous rejoint : c’est celui qui a présidé ◀la▶ réunion. Il veut encore remercier M. Palut. Enfin il veut lui demander « si ce serait possible ◀de▶ se procurer une Bible pour étudier un peu tout ça. On sent bien que c’est important ◀de▶ s’y connaître dans ces questions ». Il s’exprime avec tant de prudence qu’on a peine à comprendre ses intentions. Il a un oncle qui est curé, mais je ne saisis pas bien si ce curé lui a interdit ◀la▶ lecture ◀de▶ ◀la▶ Bible, ou si, au contraire, il pourrait lui en prêter une. Quoi qu’il en soit, ◀le▶ pasteur note ◀le▶ nom du « président » et promet ◀de▶ lui envoyer un Nouveau Testament.
Nous faisons ◀les▶ cent pas sur ◀la▶ place. M. Palut sait que je suis écrivain. Il a lu un ◀de▶ mes articles. Je ◀le▶ sens inquiet ◀de▶ mon opinion ◀d’▶« intellectuel » sur son discours. « C’était sûrement beaucoup trop simple pour vous, ce que je leur ai dit ce soir, j’ai dû vous ennuyer, hein ? » Je ◀le▶ rassure vivement. Ce n’est pas moi qui lui reprocherai jamais ◀d’▶être trop simple. On ne ◀l’▶est jamais assez !
— Oh ! vous savez, — dit-il — je n’y mets pas ◀d’▶amour-propre, vous pouvez me dire franchement ce que vous pensez, ◀de▶ cette soirée…
Je ◀le▶ regarde. C’est un homme simple et solide, on peut lui parler en camarade :
— Eh bien ! si vous voulez mon opinion, ou si elle peut vous être utile… je crois que vous êtes encore trop compliqué pour ce public. Il me semble qu’on pourrait leur parler plus directement, ◀les▶ interpeller, enfin quoi, ◀les▶ secouer un peu ! Ils sont là à vous écouter sans bouger, comme ils ont écouté ◀les▶ autres qui disaient ◀le▶ contraire, et pas moyen ◀de▶ savoir avec qui ils sont d’accord. Il ne faut pas oublier que nous vivons à une époque ◀de▶ propagande forcenée, et je vous assure qu’un communiste, par exemple, ◀les▶ aurait attaqués plus brutalement sans aucune précaution oratoire. Pourquoi ne pas saisir cette occasion ◀de▶ leur prêcher ◀l’▶Évangile, là, tout droit, dans leur langage ◀de▶ tous ◀les▶ jours, comme ◀le▶ faisaient ◀les▶ réformateurs, ◀les▶ forcer à prendre parti, je ne sais pas, moi, ◀les▶ engueuler ? Je vous dis ma première impression, puisque vous me ◀la▶ demandez. Je sais bien que vous ◀les▶ connaissez beaucoup mieux que moi…
— Vous me faites plaisir, tenez ! Bien sûr, vous avez raison, mon cher monsieur. Mais c’est plus difficile que vous ne croyez. Il faut que je vous dise que c’est la première fois que je parle ici, c’est déjà un énorme succès. Pensez donc, il y a plus ◀de▶ six ans que je suis dans ◀l’▶île, et je n’avais jamais pu parler à A…, à cause du curé qui s’y opposait par tous ◀les▶ moyens. Ils sont difficiles à prendre, ici. Surtout il ne faut pas ◀les▶ brusquer ! Ce soir, il s’agissait ◀de▶ gagner leur confiance, et ensuite on verra si on peut aller plus loin.
— Mais ne croyez-vous pas qu’on pourrait gagner leur confiance en leur parlant plus familièrement, sans faire ◀d’▶éloquence ? Cela trancherait au moins sur ◀la▶ propagande électorale.
— Oui, oui, mais… je ◀les▶ connais. Ils aiment qu’on leur fasse un beau discours. Ah ! c’est terrible, je vous assure. Bien sûr, il faudrait parler autrement. Mais qu’est-ce qu’ils comprennent ? Allez ◀le▶ savoir, avec eux. On prêche pendant six ans ◀la▶ même chose, ils vous remercient, on croit qu’ils ont compris, et puis un beau jour on s’aperçoit que… rien, rien et rien ! Et pourtant il faut bien continuer, même si on a envie ◀de▶ tout plaquer, certains jours…
Il faudra reparler ◀de▶ tout cela. M. Palut n’a jamais ◀l’▶occasion ◀de▶ discuter, il se sent terriblement isolé au milieu de cette population bigote ou indifférente. Nous prenons rendez-vous pour un dimanche prochain, au chef-lieu, après son culte.
Je suis rentré à bicyclette, sans lumière, distinguant à peine ◀la▶ route asphaltée. Je roulais comme en rêve, le long des dunes qui me cachaient ◀la▶ mer bruyante, à ma gauche. Un brouillard vague flottait sur ◀les▶ marais. « ◀Le▶ peuple, me disais-je en pédalant, ce qu’ils appellent ◀le▶ peuple… » ; je revoyais cette centaine ◀d’▶hommes dans ◀la▶ salle nue. Leur méfiance ou leur timidité, ou aussi leur fatigue après une longue journée ◀de▶ travail. Mais beaucoup ne font plus rien en hiver ? Ils sont venus pour tuer ◀le▶ temps, au lieu d’aller au café. Cette inertie, dès qu’il ne s’agit plus ◀d’▶argent ! À moins que ce ne soit ◀le▶ langage, ◀la▶ difficulté ◀de▶ s’exprimer ? Tout est mystère en eux, et pour eux-mêmes sans doute. Et on dit « ◀le▶ peuple », ◀la▶ volonté du peuple, comme si on ne ◀les▶ avait jamais vus ou jamais aimés !
Là-dessus, quantité ◀de▶ pensées et ◀de▶ conclusions qui m’ont paru évidentes et importantes. On se sent réfléchir avec une énergie particulière en pédalant contre ◀le▶ vent dans ◀l’▶obscurité. Mais ◀le▶ lendemain il n’en reste rien qu’un peu de courbature dans ◀les▶ jambes.
16 décembre 1933
Derrière ◀la▶ même pile ◀d’▶assiettes où je crois avoir déjà dit que j’avais trouvé deux ouvrages traitant ◀de▶ mon île, j’ai déniché ce matin une édition populaire ◀de▶ ◀La▶ Naissance du jour, ◀de▶ Colette. Je n’avais pas encore lu ce livre. Il est exactement ◀de▶ ◀l’▶espèce que j’aime, et l’un des plus charmants dans cette espèce, mais ce n’est point pour cela que j’en parle ici. C’est pour une raison très précise et qui n’a rien à voir avec ◀la▶ critique littéraire. À ◀la▶ page 43 ◀de▶ ◀l’▶édition que j’ai sous ◀les▶ yeux, je lis ceci : « … ils déménagent… comme ◀les▶ puces ◀d’▶un hérisson mort. » Cette phrase a fait dans mon esprit ce qu’on appelle un trait ◀de▶ lumière.
Lundi dernier, au petit matin, nous nous sommes réveillés couverts ◀de▶ puces. J’exagère à peine : pour mon compte, j’en ai pris sept sur mon pyjama dans ◀l’▶espace ◀de▶ deux minutes, ce qui doit constituer une sorte ◀de▶ record. D’autres sautaient sur ◀le▶ couvre-pied. D’autres sur ◀le▶ plancher. Je n’en menais pas large. Comme ◀la▶ mère Renaud était venue nous voir ◀la▶ veille, nous ne cherchâmes pas plus loin ◀la▶ cause du phénomène. Il est vrai qu’on a beau porter un nombre excessif ◀de▶ jupons, cela ne devrait pas suffire à rendre vraisemblable une hypothèse à ce point injurieuse. Pourtant nous n’en trouvions pas d’autres.
Or, peu de jours auparavant, un petit hérisson était venu se mettre en boule dans ◀la▶ plate-bande qui borde ◀la▶ maison, sous ma fenêtre. Il soufflait très vite, il avait l’air malade. ◀Le▶ lendemain nous ◀le▶ trouvions mort. Et je ◀l’▶avais oublié là, sans sépulture, caché sous des feuillages brunis. Si j’ajoute que ◀la▶ porte d’entrée joint mal ◀le▶ seuil, tout s’explique sans peine désormais, grâce à ◀la▶ phrase ◀de▶ Colette.
Je rapporte cette anecdote parce qu’elle comporte une conclusion qui ◀la▶ dépasse d’ailleurs notablement et qui me paraît assez frappante. Voici : pour la première fois depuis je ne sais combien ◀d’▶années, je viens de trouver dans un ouvrage littéraire ◀la▶ solution ◀d’▶une question précise. Grâce à Colette, je sais maintenant pourquoi notre chambre était pleine ◀de▶ puces. Cela n’a l’air ◀de▶ rien, mais je vois là comme un symbole.
◀Les▶ livres devraient être utiles.
On devrait y trouver des renseignements concrets, des recettes exactes, des explications vérifiables, des modes ◀d’▶emploi, des descriptions objectives et utilisables ; et ceci à tous ◀les▶ degrés ◀de▶ ◀la▶ réalité, dans ◀les▶ grandes choses comme dans ◀les▶ choses ◀de▶ rien. Au lieu de cela, ◀les▶ modernes nous servent des états ◀d’▶âme improbables ou excessifs, des inquiétudes dont ils n’ont même pas ◀l’▶air ◀d’▶être vraiment inquiets, des indiscrétions gênantes et dont on ne sait trop que faire, ou des doctrines dont ils négligent ◀de▶ nous dire s’ils ◀les▶ ont essayées sur ◀le▶ vif, dans ◀le▶ détail ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne. Ils nous donnent très rarement des réponses, ou alors, par malchance, ce sont justement des réponses à des questions qu’on n’avait pas ◀l’▶idée ◀de▶ se poser ; et c’est là qu’ils croient voir leur astuce. Astuces, petites secousses, grandes secousses, indiscrétions, toute cette littérature est sans doute pleine ◀de▶ talent, elle est même littéralement sensationnelle, mais que veulent-ils qu’on en fasse ?
Nous avons tout à rapprendre ◀de▶ Goethe. Non seulement des révélations du second Faust, mais aussi ◀de▶ ces pages du Journal ◀de▶ voyage en Italie où, par exemple, il rapporte à madame de Stein comment ◀les▶ habitants ◀de▶ Ferrare utilisent ◀les▶ vieilles tuiles concassées pour recouvrir ◀les▶ routes et ◀les▶ allées ◀de▶ leurs jardins. Et il ajoute : « Dès mon retour à ◀la▶ maison, j’essaierai cela. ◀La▶ Toscane me paraît bien gouvernée, tout y présente un aspect complet, tout y a son fini, tout sert et semble destiné à un noble usage… » Commentons : ◀la▶ noblesse est dans ◀l’▶usage. Pas ◀de▶ noblesse sans usage, sans application précise aux choses, etc. Ne montons plus au ciel du second Faust que par ces allées ◀de▶ Ferrare !
18 décembre 1933
Je ne cesse ◀de▶ repenser à ◀la▶ conférence ◀d’▶avant-hier à A… Il me semble qu’elle m’apprend sur « ◀le▶ peuple » davantage que toutes mes expériences précédentes. Il me semble même qu’elle m’a fait voir « ◀le▶ peuple » pour la première fois ◀de▶ ma vie.
Première constatation : ◀l’▶apathie générale, aussi bien à A… qu’à ◀la▶ séance ◀de▶ cinéma. Il n’y aurait là rien ◀d’▶étonnant, si ◀l’▶on ne nous rebattait ◀les▶ oreilles ◀de▶ phrases sur ◀la▶ volonté et ◀la▶ mission du peuple. On a beau se méfier des phrases, il faut se trouver placé soudain devant ◀les▶ êtres en chair et en os dont elles parlent, pour comprendre à quel point elles mentent. Mais alors on comprend aussi pourquoi elles mentent, et quel immense désir ◀de▶ réveiller ◀le▶ peuple elles traduisent chez certains qui ◀les▶ prononcent ◀de▶ bonne foi. Elles ◀le▶ trahissent d’ailleurs, ce désir, en essayant ◀de▶ ◀le▶ faire passer d’ores et déjà pour une réalité.
Deuxième constatation : il est très difficile ◀d’▶aimer des hommes qui ne nous sont rien, qui ne nous demandent rien, qui peut-être ne voudraient pas même ◀de▶ notre aide (nous égalent ◀les▶ intellectuels bourgeois). Il est très difficile ◀d’▶aimer ces hommes, et cependant ils sont ◀la▶ réalité vivante et présente du « peuple ». Par contre, il est très facile ◀de▶ haïr et ◀de▶ condamner un certain ordre ◀de▶ choses qui nous vexe et dont nous souffrons. Et il est très tentant ◀d’▶appeler cette haine : amour du peuple.
Troisième constatation : la plupart des discours que ◀l’▶on tient au peuple lui sont incompréhensibles ; mais ceux qui ◀les▶ écoutent ont l’air ◀de▶ trouver cela tout naturel. Je fus certainement ◀le▶ seul ici à m’étonner que ◀l’▶instituteur citât Ernest Lavisse, ou ◀le▶ pasteur M. Benda. Il est généralement admis en France qu’un orateur dit un tas de choses qu’on ne comprend pas, et cite des noms qu’on ne connaît pas. Cela fait partie ◀de▶ ◀l’▶éloquence. Et ◀l’▶éloquence est ◀le▶ but du discours, dont ◀le▶ sujet n’est que ◀le▶ prétexte.
Je constate. Je conclus que ◀les▶ intellectuels sont en mauvaise posture pour agir sur ◀le▶ peuple. Qu’ils disent des vérités ou des mensonges, on n’applaudira guère que ◀le▶ son ◀de▶ leur voix, ou ◀le▶ parti qui ◀les▶ délègue.
Il resterait à expliquer cet état de choses, qui voue ◀les▶ « clercs » à s’agiter dans ◀le▶ vide — ce qui est malsain — et ◀le▶ peuple à ne pouvoir se libérer des charlataneries politiques autrement que par des violences maladroites, dont il ne sera pas le dernier à pâtir. Impuissance ◀de▶ ◀l’▶« esprit », bêtise ◀de▶ ◀l’▶action : ces deux misères n’auraient-elles pas une origine commune ?
Il m’a semblé que j’entrevoyais cette origine dans ◀les▶ propos ◀de▶ mon voisin au sortir de ◀la▶ conférence. Cet homme trouvait qu’il n’y avait rien à « discuter » dans ◀les▶ paroles ◀de▶ ◀l’▶orateur, parce que c’était « ◀la▶ vérité ». Autrement dit, parce que c’était correct, parce que ça se tenait en soi, et qu’au surplus c’était bien dit. Il ne lui est pas venu à ◀l’▶esprit que ◀la▶ vérité est quelque chose qui peut être réalisé. Et qu’il s’agit ◀de▶ prendre position effectivement. S’il s’était senti interpellé personnellement, invité à choisir, sommé ◀d’▶approuver ou ◀de▶ refuser en fait ce que venait de dire ◀le▶ conférencier, alors, alors il y aurait eu à discuter ! Mais je n’ai pas remarqué qu’aucun des auditeurs ait pris ◀la▶ chose ◀de▶ cette manière. Je sais bien qu’il y a ◀la▶ difficulté ◀de▶ s’exprimer, ◀la▶ timidité, ◀la▶ fatigue, et que tout cela peut bien suffire à expliquer ◀le▶ silence ◀de▶ ces cultivateurs. Mais ◀le▶ type qui m’a parlé avait ◀la▶ langue bien pendue. Mais surtout je m’avise que ◀la▶ majorité des « intellectuels » ◀d’▶aujourd’hui ne pense pas très différemment. Peuple ou « clercs », ils estiment également que ◀la▶ « vérité » n’engage à rien. Ils bornent ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶esprit à ◀la▶ constatation ◀de▶ ◀l’▶exactitude objective et formelle des faits ou des raisonnements que ◀l’▶on allègue. « Il a raison » ne signifie pas pour eux : « Donc je dois régler ma conduite sur ce qu’il dit », mais simplement : « Étant donné ses prémisses ou ses préjugés, sa déduction est correcte. »
Ainsi ◀l’▶intelligence devient irresponsable. ◀Les▶ clercs s’y résignent et même s’en vantent : c’est plus commode. Quant au peuple, il y a belle lurette qu’il sait ce qu’on doit penser des gens instruits. La plupart sont des égoïstes, des orgueilleux, des espèces ◀d’▶aristos qui ne vont qu’avec ◀les▶ riches. Il y en a certes qui font progresser ◀la▶ science, et cela c’est bien. On va ◀les▶ écouter avec plaisir quand ils viennent faire une conférence instructive avec projections lumineuses. Mais ◀les▶ philosophes3, par exemple, à quoi cela sert-il ? D’ailleurs, on n’en a jamais vu. Quant à ◀la▶ politique, c’est tout à fait autre chose. C’est un certain nombre ◀de▶ phrases qu’on lit dans ◀les▶ journaux et qu’on entend dans ◀les▶ assemblées, et grâce auxquelles on reconnaît tout de suite si un type est avec ◀les▶ petits ou avec ◀les▶ gros. D’autre part, c’est une question ◀de▶ travail, ◀de▶ salaires, ◀de▶ prix ◀de▶ ◀la▶ vie, et là ◀les▶ intellectuels ne servent à rien. Enfin, ◀les▶ questions ◀de▶ personnes jouent un rôle : on aime avoir un député instruit. Mais ce n’est pas pour qu’il dise des choses intelligentes, ou nouvelles. C’est surtout parce qu’un homme instruit jouit ◀d’▶une certaine considération sociale, sait se débrouiller à Paris et peut faire ◀de▶ beaux discours. Dans ces conditions, qu’un intellectuel aille parler au peuple, on ◀l’▶écoutera bien patiemment, s’il a su se rendre sympathique et surtout s’il a l’air « sincère », mais on n’aura jamais ◀l’▶idée ◀de▶ mettre en pratique ce qu’il dit. Il reste dans son rôle en s’agitant sur ◀l’▶estrade et en lançant des appels éloquents, et moi je reste dans mon rôle en me dirigeant d’après mes intérêts. Cela va de soi.
Il est probable qu’aucun homme du peuple ne s’est jamais dit cela comme je ◀le▶ dis ici. Mais il me paraît clair que la plupart font comme s’ils ◀le▶ pensaient. D’autre part, il est trop certain que ◀les▶ intellectuels professent depuis longtemps en toute conscience une doctrine analogue.
Il est normal que ◀les▶ hommes sans culture se trompent sur ◀la▶ nature et sur ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀la▶ culture. Mais il est inquiétant que ◀les▶ hommes cultivés, au lieu de s’efforcer, comme ils devraient, ◀de▶ combattre activement cette erreur, en tirent au contraire leur confort. Au lieu de faire respecter ◀la▶ vérité, en montrant par ◀l’▶exemple qu’elle implique des actes, ils ◀la▶ disqualifient et ils s’en moquent agréablement, ils ◀la▶ réduisent à un ensemble ◀de▶ phrases correctes, quelquefois ingénieuses, et par définition inefficaces.
◀L’▶opinion ◀de▶ mon voisin après ◀la▶ conférence, j’ai pu croire que c’était ◀l’▶opinion ◀d’▶un nigaud ; mais non, c’est celle ◀d’▶un clerc parfait.
Je n’ai pas fini ◀de▶ m’étonner ◀de▶ cette rencontre.
19 décembre 1933
Si ◀l’▶on veut réellement conduire un homme à un but défini, il faut avant tout se préoccuper ◀de▶ ◀le▶ prendre là où il est, et commencer là. Voilà ◀le▶ secret ◀de▶ tout secours… Pour aider réellement un homme, il faut que j’en sache davantage que lui, mais il faut avant tout que je sache ce qu’il sait. Sinon mon savoir supérieur ne lui servira ◀de▶ rien. Si je persiste cependant à faire valoir ma science, ce n’est plus alors que par vanité ou par orgueil, de sorte qu’au fond, au lieu d’aider ◀l’▶homme, je cherche à me faire admirer ◀de▶ lui.
Cette remarque ◀de▶ Kierkegaard me frappe aujourd’hui comme si elle avait été écrite exprès pour moi, dans ma situation actuelle. Elle contient un double avertissement. D’une part, elle m’invite à regarder plus objectivement ceux qui m’entourent, ce « peuple » qu’il s’agit ◀d’▶aider, et que je vois encore si mal. (Ce qui ne m’a pas empêché jusqu’ici ◀de▶ m’occuper ◀de▶ politique, par exemple… Mais déjà, je me sens moins assuré dans ma bonne conscience ◀de▶ « doctrinaire », à cet égard.)
D’autre part, elle m’aide à distinguer l’un des motifs au moins ◀de▶ ma gêne, quand je constate qu’ils ne comprennent pas ◀de▶ quoi je m’occupe. C’est peut-être un secret désir, un inconscient désir que j’ai ◀d’▶être reconnu par eux à ma juste valeur. Exactement ce que Kierkegaard appelle vanité. Cependant, s’il est des plus probables que j’ai, comme un chacun, mon amour-propre, je ne puis m’empêcher ◀de▶ ◀le▶ juger assez justifié dans ◀l’▶occurrence. On n’aime pas à être tenu pour un fainéant ou un rentier, quand on est dans ma situation, ou mieux, dans ce défaut ◀de▶ « situation » qui fait ◀de▶ moi, pour parler comme ◀la▶ presse, un « intellectuel en chômage. » (Écrire, aux yeux de ces paysans, ne signifie proprement rien. S’ils ont un peu de respect pour moi, c’est parce qu’on raconte dans ◀le▶ pays que je possède une machine à écrire…)
Février 1934
◀Les▶ gens. — Du haut des dunes, je vois ◀les▶ terres divisées en parcelles minuscules. Sur ces parcelles des hommes et des femmes travaillent, ◀le▶ buste parallèle au sol. Ces deux observations physiques très simples méritent chacune un commentaire. Elles résument en deux images exactes ◀les▶ conditions morales et économiques des habitants ◀de▶ ◀l’▶île.
1° Division des terres. — J’ai pu vérifier à plusieurs reprises ◀l’▶extraordinaire complication du cadastre en lisant affichées sur ◀les▶ murs ◀de▶ ◀l’▶église ◀les▶ annonces ◀de▶ ventes immobilières. ◀Les▶ propriétés se composent généralement ◀d’▶une vingtaine ou ◀d’▶une trentaine ◀de▶ parcelles, dont beaucoup n’ont que quelques centiares, ◀les▶ plus grandes un à deux ares. Je connais déjà ◀la▶ géographie locale assez pour me rendre compte ◀de▶ ◀la▶ dispersion ridicule des parcelles tout autour du village : ◀l’▶homme qui travaille ces bouts ◀de▶ champ, grands comme ma chambre, doit passer une partie ◀de▶ ◀la▶ journée à marcher ◀de▶ l’un à l’autre. Disposition encore plus gênante au moment de ◀la▶ récolte. Et, bien entendu, cela exclut ◀l’▶usage des machines agricoles. Pourquoi ne s’entendent-ils pas entre eux pour grouper leurs lopins ?
Je me suis renseigné. Il paraît bien qu’un maire avait proposé ◀la▶ réforme, avant ◀la▶ guerre. Mais cela n’a pas marché. ◀La▶ tradition ◀de▶ ◀l’▶île veut que chaque champ soit partagé à ◀la▶ mort du propriétaire en autant ◀de▶ parcelles qu’il y a ◀d’▶héritiers. Ceci pour éviter que l’un hérite ◀d’▶un champ un peu meilleur que ◀les▶ autres. Égalité contre solidarité. ◀Le▶ résultat évident ◀de▶ cette tradition sacro-sainte, c’est que ◀les▶ paysans travaillent beaucoup plus qu’il ne serait nécessaire à leur subsistance si ◀la▶ répartition des terres était conçue, non point selon ◀les▶ principes égalitaires, mais selon ◀le▶ bon sens pratique. Comment espérer un développement « culturel » ◀de▶ cette population abrutie ◀de▶ fatigue ? Il faudrait d’abord réformer ◀les▶ conditions matérielles.
Mais précisément ce qui s’y oppose, c’est ◀l’▶idéologie rudimentaire qu’on leur a inculquée, et qui n’a que trop bien convenu à leur penchant naturel. Il faudrait donc d’abord réformer leur mentalité pour rendre possible une réforme matérielle, qui, à son tour, permettrait d’autres progrès.
Un seul homme ici pourrait influencer cette mentalité, c’est ◀l’▶instituteur. S’il leur donnait une éducation non plus égalitaire, mais communautaire, beaucoup de choses pourraient être changées.
Mais si personne ne fait rien par ◀le▶ moyen normal ◀de▶ ◀l’▶éducation, il n’y a plus ◀d’▶autre solution que ◀la▶ contrainte. ◀La▶ dictature est un moyen grossier, souvent barbare et toujours déshonorant pour ceux qui ◀la▶ subissent, mais c’est ◀le▶ seul moyen ◀de▶ transformer et ◀d’▶animer un peuple auquel on n’a pas su donner ◀le▶ sens civique, ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ communauté. Qui est-ce qui se préoccupe en France ◀de▶ donner au peuple une éducation solidariste ? On cherche à enrôler ces cultivateurs dans des ligues toujours anti-quelque chose, qui n’empêcheront rien, c’est ◀l’▶évidence, parce qu’elles n’exigent rien ◀de▶ positif, ne construisent rien, n’animent rien, s’épuisent en excitations verbales. Dictature ou éducation, voilà ◀le▶ dilemme.
2° Mauvais outils. — Revenons au sens précis, limité et terre à terre des usages ◀de▶ ◀l’▶île. Dès ◀la▶ quarantaine déjà, ◀les▶ hommes et ◀les▶ femmes ont tous ◀le▶ corps plus ou moins déjeté. Cela provient évidemment ◀de▶ leur position quand ils travaillent aux champs. Et cette position provient ◀de▶ ◀la▶ forme ◀de▶ leurs outils. Ils n’utilisent guère que des « bouelles » au manche très court, recourbé à ◀l’▶extrémité, ◀de▶ telle sorte que ◀la▶ lame fait avec ◀le▶ manche un angle ◀d’▶environ 45 degrés. Cet instrument, d’une part ◀les▶ oblige à baisser ◀le▶ buste au maximum, jambes écartées, pour gratter ◀la▶ terre sablonneuse, d’autre part ◀les▶ empêche ◀de▶ labourer cette terre à plus ◀de▶ quinze ou vingt centimètres ◀de▶ profondeur. Trente centimètres ◀de▶ rallonge au manche, un angle plus grand avec ◀la▶ lame, cela suffirait à redresser leur corps et augmenterait ◀le▶ rendement ◀de▶ leurs champs.
Intrigué dès les premiers jours par ◀l’▶allure et ◀les▶ façons ◀de▶ travailler si spéciales des gens d’ici, j’ai hésité longtemps à croire que ◀la▶ raison en était réellement aussi simple. Je connais tout de même assez ◀la▶ terre pour savoir que ◀les▶ mêmes outils ne sont pas bons en tous pays, et je cherchais quelle particularité locale motivait ◀l’▶usage exclusif ◀de▶ cette bouelle. Je ◀les▶ ai questionnés : ils ont eu l’air plutôt surpris. « On a toujours fait comme ça. » Un jour, ◀le▶ père Renaud étant venu retourner une planche ◀d’▶oignons, je lui ai offert ◀les▶ outils à long manche qui sont dans ◀le▶ chai, et il a refusé. « On n’a pas ◀l’▶habitude. » Contre-épreuve : un petit propriétaire venu du continent il y a trois ans et qui utilise des outils ordinaires, me dit qu’il a tout de suite obtenu des résultats supérieurs à ceux ◀de▶ ses voisins, et à moindre fatigue.
Il y a peut-être ◀d’▶innombrables petits faits ◀de▶ ce genre en France. Il y aurait peut-être ◀d’▶innombrables réformes aussi simples à opérer. Je n’en sais rien4. Je me borne à constater qu’ici ◀les▶ paysans travaillent trop, se plaignent du mauvais rendement ◀de▶ ◀la▶ terre, et refusent cependant ◀de▶ rien changer à des habitudes dont ◀les▶ défauts sautent aux yeux du premier venu.
13 février 1934
◀La▶ presse. — Je note à ◀l’▶usage ◀d’▶un futur historien des mœurs que ◀la▶ presse « ◀de▶ droite » reflète assez exactement ◀la▶ mentalité et ◀les▶ conversations ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie conservatrice, alors que ◀la▶ presse ◀de▶ gauche ne reflète nullement ◀la▶ mentalité ni ◀les▶ conversations populaires. C’est que ◀les▶ journaux socialistes et communistes sont rédigés par des bourgeois, ou par des candidats à ◀la▶ bourgeoisie, en tous cas par des gens qui recherchent ◀la▶ « considération » du peuple. ◀D’▶où ◀le▶ ton haineux typiquement petit-bourgeois ◀de▶ certaines ◀de▶ ces feuilles.
Je n’ai jamais retrouvé ce ton dans ◀le▶ peuple. S’il en paraît parfois, par accident, quelques traces ici ou là, c’est que ◀le▶ peuple, en France, lit trop ◀de▶ journaux, ne lit que cela, et finit par se croire « ◀le▶ Peuple », tel que ◀l’▶imaginent ◀les▶ bourgeois et leurs journalistes.
Ce n’est pas dans notre île, d’ailleurs, que j’ai pu constater cette contagion ! ◀Les▶ deux journaux locaux gardent un ton à la fois naïf et grandiloquent, avec des maladresses et des grosses astuces, qui n’est pas exactement celui des « discussions » qu’on peut entendre dans ◀les▶ cafés du port, au chef-lieu, mais qui correspond bien à ce que ◀les▶ pêcheurs ou ◀les▶ paysans aiment à se faire dire, me semble-t-il. D’ailleurs il y a peu de nouvelles du monde dans leurs colonnes. ◀Les▶ correspondances villageoises (accidents ◀de▶ bicyclette, arrivée ◀d’▶un bateau, prix du sel, causeries du curé ou ◀de▶ ◀l’▶instituteur, mariages, décès et naissances) tiennent presque toute ◀la▶ place. Abîme entre ◀la▶ politique des amis du peuple et ◀la▶ réalité du peuple : rien ne ◀le▶ rend plus sensible que cette différence ◀de▶ ton entre tel organe socialiste ou communiste ◀de▶ Paris, et l’un ◀de▶ ces petits journaux ◀de▶ campagne.
15 février 1934
◀Les▶ gens. — Si j’avais une âme ◀de▶ philanthrope, je chercherais à répandre mes idées dans ◀la▶ population : j’organiserais, par exemple, un meeting pour exposer mes critiques ci-dessus consignées, et mettre en discussion mes projets ◀de▶ réforme. Mais je sais bien ce qui m’arrêterait dès les premiers pas. Ces hommes n’ont pas ou n’ont plus coutume ◀de▶ se réunir, ◀d’▶être ensemble pour causer. ◀Le▶ dimanche, ils « font ◀la▶ partie » chez l’un ou l’autre, à quatre ou cinq. On boit et on tape ◀le▶ carton sans beaucoup de paroles. C’est à cela que se réduit ◀la▶ vie commune. Quelques-uns ◀le▶ déplorent parmi ◀les▶ vieux. Mais personne n’a ◀l’▶idée ◀de▶ rien entreprendre.
◀Le▶ village comptait autrefois, paraît-il, cinq ou six Sociétés ◀de▶ caractère utilitaire ou récréatif. ◀La▶ plus fameuse était ◀la▶ Clique des retraités ◀de▶ ◀la▶ Marine, qui animait ◀de▶ ses concerts ◀de▶ nombreuses fêtes villageoises. Tout cela s’est dissous quand ◀les▶ hommes sont partis pour ◀la▶ guerre, et rien ne s’est refait depuis. Quand on veut danser, on fait venir ◀l’▶orchestre-jazz du chef-lieu : il arrive dans un somptueux car ◀d’▶excursion capitonné ◀de▶ velours violet, horriblement moderne.
Cependant deux associations se survivent encore. L’une, c’est ◀la▶ Mutuelle, dont ◀l’▶activité principale se manifeste lors des enterrements : elle assure à chacun ◀de▶ ses membres une nombreuse suite pour leur dernier voyage. L’autre, c’est ◀la▶ Société coopérative ◀de▶ panification, réunissant dans une sorte ◀de▶ corporation boulangers, minotiers et consommateurs.
◀Le▶ pain, ◀la▶ tombe. Deux réalités fondamentales. Voilà qui est bien dans ◀l’▶harmonie ◀de▶ cette lande où ◀l’▶homme et ses maisons mettent ◀les▶ seules verticales. Existence ramenée à ces deux dimensions premières. Pour ◀la▶ vie, ◀l’▶homme debout et actif, il faut ◀le▶ pain. Pour ◀la▶ mort, ◀l’▶homme qui se recouche, il faut ◀la▶ tombe.
Il y a toujours quelque grandeur dans ◀les▶ choses simples, rudimentaires. Mais quand je vois ces hommes et ces femmes accrochés à cette terre pauvre, qu’ils grattent lentement pour en tirer tout juste ◀de▶ quoi vivre, j’hésite à reconnaître dans leur existence ◀le▶ beau mythe du peuple primitif aux prises avec ◀les▶ éléments hostiles. En vérité, ils vivent à peine. Ils subsistent. À la fois aux limites du continent et aux limites ◀de▶ ◀l’▶humanité. Ils n’attaquent plus, ils se cramponnent. Ce ne sont pas des colons, des défricheurs, mais ◀de▶ petits propriétaires qui se défendent avec ◀la▶ seule obstination ◀de▶ ◀l’▶instinct, au niveau ◀le▶ plus bas où ◀l’▶homme puisse vivre sans misère, sans ambitions, sans rêves, sans tristesse. Chacun pour soi sur sa parcelle ◀de▶ terre ingrate, dans sa courette pleine ◀de▶ fleurs.
Qu’ils n’aient pas ◀de▶ vie communautaire, cela ne signifie pas nécessairement qu’ils aient perdu ◀le▶ sentiment ◀de▶ leur commune condition. Ils sont peut-être trop pareils pour éprouver ◀le▶ besoin ◀de▶ s’unir. Ils n’ont pas à faire face à des menaces extérieures. Et surtout ils n’ont nulle envie ◀d’▶entreprendre une conquête quelconque, matérielle ou spirituelle.
Or, c’est cela seul, menace ou entreprise commune, qui rassemble ◀les▶ peuples et ◀les▶ pousse à créer des signes visibles ◀de▶ leur union : assemblées, fêtes, cortèges, uniformes ou chefs, — kolkhozes, corporations ou camps ◀de▶ travail. Mais ici que feraient-ils ◀de▶ tout cela ? Ils ont ◀la▶ liberté, et cela leur suffit, depuis cent-cinquante ans. Ils ne songent pas à en tirer ◀le▶ moindre profit positif. Ils se nourrissent mal (légumes, soupes, fruits ◀de▶ mer, seiches, et poissons, je crois que c’est à peu près tout) ; mais pourquoi vivraient-ils autrement ? Bien entendu, certains d’entre eux sont morts ou vont mourir couchés sur une fortune ◀de▶ 100 000 ou ◀de▶ 200 000 francs, que leurs fils iront perdre à ◀la▶ ville : je crois cependant que ◀la▶ proportion des fous est moindre ici que sur ◀le▶ continent. Et ◀l’▶on meurt vieux, et ◀les▶ médecins ne font pas fortune.
Quelle conclusion tirer ◀de▶ tout cela ? Quand on voit ◀les▶ choses et ◀les▶ êtres ◀de▶ trop près, on perd ◀le▶ peu de foi que ◀l’▶on pouvait accorder aux idéologies et aux politiciens. Il faut vivre à Paris pour y croire. Réveillez ce peuple, il sera peut-être capable ◀de▶ grandes choses — c’est son mystère — mais ne dites pas que vous ◀le▶ faites pour son bonheur, car il est plus « heureux » que vous. Il faudrait croire fanatiquement à une vérité absolue, qui vaille mieux que ◀la▶ paix et ◀le▶ bonheur, pour oser bouleverser ◀la▶ petite vie ◀de▶ notre île.
À noter et à souligner : seules ◀les▶ guerres ◀de▶ religion ont tiré ◀de▶ ◀l’▶héroïsme ◀de▶ ce peuple. Mais combien se feraient tuer aujourd’hui pour sauver leur pratique ?
On en vient à penser que ◀le▶ régime qui convient ◀le▶ mieux à cette vie obscure — j’entends celui qui ◀la▶ contente ◀le▶ mieux à défaut de ◀la▶ développer —, c’est encore la Troisième République : un État faible, dont ◀le▶ centre est lointain, qui ne croit à rien, et qui par suite ne peut rien exiger ◀de▶ sérieux.
Mais il y a d’autres aspects ◀de▶ ◀la▶ question. ◀Le▶ sel ne se vend plus depuis un an, et c’était ◀la▶ ressource principale des villages. ◀Le▶ chef-lieu est en train de devenir ◀la▶ proie des politiciens ◀de▶ Paris. Un dimanche, ce sont ◀les▶ enfants communistes ◀de▶ ◀la▶ colonie ◀de▶ vacances qui défilent en maillots rouges et ◀l’▶on pousse des « cris séditieux » ; ◀le▶ dimanche suivant, ce sont ◀les▶ enfants ◀de▶ ◀la▶ fondation « ◀de▶ droite » et on ◀les▶ applaudit : ◀la▶ fondation fait vivre beaucoup de personnes ◀de▶ ◀l’▶île. ◀La▶ moitié des maisons sont vides, et quelques-unes déjà tombent en ruines. Et surtout ce régime ◀d’▶inertie laisse trop ◀de▶ forces grandir contre lui : et alors, qui va venir un beau jour, ◀de▶ Paris, faire ◀la▶ loi dans notre village ?
15 mars 1934
Je rentre ◀de▶ Vendée. On m’avait demandé ◀d’▶y aller faire quelques causeries. J’en rapporte deux séries ◀d’▶observations nouvelles sur ◀la▶ province, et je crois ◀d’▶autant plus utile ◀de▶ ◀les▶ consigner qu’elles modifient sensiblement certains jugements auxquels m’avait amené ◀la▶ considération ◀de▶ mon île.
Il faut parler d’abord des autocars. Je ne sais si ◀l’▶on se doute à Paris ◀de▶ ◀l’▶importance des autocars et des transformations qu’ils sont en train de causer dans ◀la▶ vie provinciale. Je n’ai pas compté ◀le▶ nombre ◀de▶ lignes actuellement exploitées. Mais j’ai pu constater, dans plusieurs départements ◀de▶ ◀l’▶Ouest, qu’il n’est plus guère ◀de▶ « pays » qui ne soit desservi par une ou deux ou même trois Compagnies ◀de▶ transports locaux. Depuis que j’ai quitté Paris, j’ai bien utilisé une vingtaine ◀de▶ ces lignes.
Je commence à connaître leurs coutumes : rien ne pouvait modifier plus rapidement et plus profondément ◀la▶ coutume ◀de▶ ◀la▶ France rurale. Mais ce n’est pas encore assez dire : ◀l’▶autocar modifie complètement ◀le▶ mode ◀de▶ contact entre ◀le▶ voyageur et ◀la▶ province.
Naguère encore, quand on n’avait que ◀les▶ chemins de fer, tout convergeait vers Paris, non seulement du fait ◀d’▶une organisation ferroviaire centralisée, mais encore sentimentalement. ◀Le▶ confort relatif des grandes lignes indiquait qu’on allait à Paris ou qu’on en venait. Tout ◀le▶ reste n’était que tortillards cahotants, jamais à ◀l’▶heure, où ◀l’▶on se sentait relégué à ◀l’▶écart ◀de▶ ◀la▶ « vraie » circulation. Et ◀l’▶on ne voyait guère que des gares, ce qu’il y a de plus attristant dans chaque village. Aujourd’hui, ◀les▶ stations ◀d’▶autocars sont sur ◀la▶ place principale. C’est ◀de▶ là qu’on part au milieu d’une grande affluence ◀de▶ badauds, c’est là qu’on arrive à grand son ◀de▶ trompe, c’est enfin ce que ◀l’▶on voit ◀le▶ mieux ◀de▶ chaque pays. ◀La▶ voie ferrée était une sorte ◀d’▶insulte à ◀la▶ vie locale : elle ◀la▶ traversait abstraitement, sans ◀la▶ voir, sans tenir compte ◀de▶ ses circonstances. Sur ses bords ne vivait qu’une population nomade, qui portait ◀l’▶uniforme ◀de▶ ◀l’▶État, partout, ◀la▶ même. Vous pouviez parcourir vingt fois ◀la▶ France ◀de▶ part en part, sans remarquer que ◀les▶ gens qui ◀l’▶habitent ne sont pas tous ◀de▶ ◀la▶ même sorte, et que ◀d’▶une province à une autre, ce n’est pas seulement ◀le▶ paysage qui change. N’était-ce pas là l’une des raisons qui faisait si facilement nier ◀la▶ subsistance des « petites patries » dans ◀la▶ nation abstraitement unifiée ?
◀La▶ ligne ◀d’▶autocar fait partie du pays. Elle en épouse ◀la▶ géographie physique, mais aussi humaine. Elle quitte à tout propos ◀la▶ route nationale pour des chemins secondaires ou des ruelles à peine plus larges que ◀la▶ voiture. Mais aussi elle tient compte des rythmes ◀de▶ ◀la▶ vie locale, du calendrier des marées, ◀de▶ ◀l’▶heure matinale des foires, dans ◀les▶ districts ruraux, et ailleurs ◀de▶ ◀l’▶entrée et ◀de▶ ◀la▶ sortie des usines ou des écoles.
◀La▶ simple intention ◀d’▶utiliser ce moyen ◀de▶ transport vous met en contact avec toutes sortes ◀d’▶habitudes locales. D’abord il faut aller dans deux ou trois cafés pour obtenir un minimum ◀de▶ précisions concernant ◀l’▶heure du prochain départ et ◀la▶ destination des diverses voitures qui stationnent sur ◀la▶ place. C’est que chaque compagnie a sa tête ◀de▶ ligne chez un bistro différent, et il est rare qu’on puisse trouver ◀l’▶horaire ailleurs. Parfois ◀le▶ bistro vend aussi ◀les▶ billets ; et c’est chez lui qu’on attend ◀le▶ départ. Pour peu que ◀l’▶on manifeste ◀la▶ moindre curiosité on ne tarde pas à y apprendre pas mal ◀d’▶histoires, dont j’indiquerai ici ◀l’▶enchaînement à peu près immuable. Cela commence par quelques anecdotes sur ◀l’▶installation ◀de▶ ◀la▶ ligne et sur ◀la▶ concurrente qui a fait baisser ◀les▶ prix. Car il est ◀de▶ règle qu’au début deux Compagnies se disputent ◀le▶ parcours, jusqu’à ce que l’une des deux fasse faillite, ou réussisse à vendre « honnêtement » sa renonciation, quitte à recommencer aussitôt ◀le▶ petit jeu sur un autre parcours5.
◀De▶ là à des potins sur ◀les▶ personnalités ◀de▶ ◀l’▶endroit, sur ◀le▶ rôle qu’ont joué dans ◀l’▶affaire ◀le▶ sous-préfet, ou ◀le▶ député, ou divers margoulins, topazes, etc. Si ◀l’▶on a ◀le▶ temps, il n’est pas impossible ◀de▶ pousser ◀la▶ « discussion » sur un plan supérieur, ◀d’▶aborder par exemple ◀la▶ question du capitalisme en général. Bref, lorsque vous montez dans ◀l’▶autocar, vous êtes renseigné, vaille que vaille, sur ◀les▶ facteurs économiques du pays, sur ◀les▶ noms des notables et sur ◀le▶ jeu des partis politiques.
Et que dire maintenant du voyage lui-même ? C’est une résurrection ◀de▶ ce que Vigny pleurait, ◀la▶ poésie des diligences, mais aérée. C’est fait ◀d’▶une foule ◀d’▶incidents entrevus que tout dispose à romancer ; ◀de▶ conversations absurdes et rapidement intimes, avec ce personnage enfoui à côté de vous dans un luxueux fauteuil ◀de▶ cuir rouge ou bleu vif et qui change ◀de▶ tête plusieurs fois pendant ◀le▶ trajet, ◀de▶ coups de main aux voyageurs chargés ◀de▶ paquets ou ◀d’▶un jeune veau, ou ◀d’▶un enfant hurlant et admiré, ◀d’▶arrêts et ◀de▶ détours imprévus — car ◀les▶ chauffeurs acceptent volontiers toutes sortes ◀de▶ petites commissions que ◀de▶ vieilles dames leur confient au départ avec force recommandations ; et ils sont rares, ceux qui n’ont pas deux mots à dire par ◀la▶ portière entrouverte un instant à ◀la▶ fille ◀de▶ ◀l’▶auberge écartée qui attend ◀le▶ passage du car, ◀les▶ cheveux au vent, sur ◀le▶ bord ◀de▶ ◀la▶ route.
Rien de plus sympathique que ◀les▶ conducteurs ◀de▶ car. Cela tient évidemment à leur métier. Ce sont, en général ◀de▶ jeunes gaillards solides et gais, et qui ont toutes ◀les▶ raisons ◀d’▶aimer ◀le▶ travail et ◀de▶ ◀le▶ faire bien : c’est moderne, c’est sportif, cela vous pose dans ◀l’▶esprit des populations, on se sent maître à bord de sa puissante machine, et ◀l’▶on bénéficie ◀de▶ ces petites faveurs que ◀les▶ femmes ont toujours accordées à ceux qui commandent et disposent, ne fût-ce que pour une heure, ◀de▶ leur vie. Oui, voilà bien ◀les▶ hommes avec lesquels je rêverais ◀d’▶entreprendre une belle révolution, qui rajeunisse ◀la▶ France : ils ont ◀la▶ bonne humeur, ◀le▶ dynamisme, ◀le▶ sens pratique et ◀la▶ rapidité ◀d’▶esprit que ◀les▶ bourgeois, qui en sont dépourvus, attribuent par erreur au « peuple » en général. Sans compter ◀les▶ moyens techniques dont ils disposent et qui seraient décisifs lors ◀d’▶une action rapide.
Mais loin de moi ces ambitions : ceux qui ◀les▶ ont n’en parlent pas, dit-on. Et je ne suis qu’un écrivain.
Ceci me rappelle un bout ◀de▶ conversation que j’aurais dû noter plus tôt. ◀Le▶ monsieur rencontré dans ◀l’▶autocar ◀de▶ Taillefer voulait savoir quel était mon métier. Et quand j’eus dit que je n’en avais aucun, et que je n’étais qu’un écrivain, et chômeur par-dessus ◀le▶ marché, il s’écria :
— Ah ! cher monsieur, je vous envie ! Vous avez un rôle magnifique à jouer dans ◀la▶ société. Vous avez ◀le▶ temps ◀de▶ réfléchir, et ◀de▶ nous faire part ◀de▶ vos lumières, et sans vous, où irions-nous donc, nous qui ne croyons plus aux curés !
— Comptez, monsieur, — lui dis-je, — qu’un écrivain a bien deux fois plus ◀de▶ peine à vivre qu’un homme normal, mettons qu’un fonctionnaire (c’était pour ◀le▶ flatter), et cela tient aux circonstances mêmes qui ◀l’▶ont mis dans ◀le▶ cas ◀d’▶écrire. Car, ou bien ◀l’▶on écrit ce que ◀l’▶on ne peut pas faire, et c’est ◀l’▶aveu ◀d’▶une faiblesse ou ◀d’▶une ambition excessive, deux choses qui compliquent fort ◀la▶ vie, je crois ; ou bien ◀l’▶on écrit des choses intelligentes, et c’est encore ◀l’▶aveu ◀d’▶une inadaptation cruelle aux mœurs et coutumes ◀de▶ ce temps ; ou bien on écrit simplement pour gagner sa chienne ◀de▶ vie et c’est ◀le▶ bon moyen ◀de▶ traîner ◀la▶ misère ◀la▶ plus honteuse qui se puisse imaginer, dans ◀les▶ antres rédactionnels. Je dis ◀les▶ antres. ◀De▶ toute façon, un écrivain est par nature un empêtré. Et voilà ◀le▶ paradoxe et ◀l’▶injustice : c’est qu’on attend, qu’on exige même ◀de▶ ces gens-là des vertus au-dessus du commun, ◀la▶ révélation ◀de▶ secrets qui suffiraient à rendre heureux ◀les▶ plus indignes, et ingénieux ◀les▶ plus balourds, enfin je ne sais quelle supériorité humaine, quel luxe ◀d’▶énergie ou ◀d’▶invention qui, s’ils ◀les▶ possédaient vraiment, feraient ◀de▶ leurs détenteurs non point des écrivains, mais des Don Juan, des dictateurs, des milliardaires ou des saints. Croyez-moi, ce que nous vous donnons, c’est justement ce qui nous manque, et quand vous aurez compris cela, vous cesserez, je ◀le▶ crains, ◀d’▶envier ma condition…
16 mars 1934
◀D’▶un autre « peuple ». — Il faut encore que je revienne sur mon séjour vendéen. J’avais à donner trois « causeries » devant des auditoires ◀de▶ jeunes cultivateurs. Eux-mêmes avaient fixé ◀la▶ liste des sujets qu’ils désiraient étudier au cours de ◀l’▶hiver, avec ◀l’▶aide ◀de▶ plusieurs orateurs bénévoles, pasteurs, instituteurs ou autres « personnes instruites » ◀de▶ ◀la▶ région. On m’avait prié ◀de▶ parler des révolutions russes ◀de▶ 1905 et ◀de▶ 1917, et ◀de▶ ◀l’▶état actuel ◀de▶ ◀l’▶URSS.
Ils étaient venus par groupes, à bicyclette ou en charrettes, ◀de▶ tous ◀les▶ villages voisins. Du haut ◀de▶ ◀la▶ colline où nous étions tous réunis pour déjeuner, on dominait tout un canton ◀de▶ marécages mélancoliques ; et parfois ◀l’▶on voyait scintiller, dans un lointain nuageux et sous une trouée ◀d’▶or, ◀la▶ mer.
◀La▶ petite salle des cours ruraux peut contenir une centaine ◀d’▶auditeurs. ◀L’▶orateur doit se tenir debout au milieu d’eux, de manière à pouvoir, tout en parlant, passer des clichés dans ◀la▶ lanterne à projection. Pour assurer ◀le▶ fameux « contact avec ◀le▶ public », rien ne vaut cette proximité physique. Je leur parlai pendant deux heures ◀d’▶un pays ◀d’▶énormes plaines, sans barrières ni haies, sans chemins creux et sans secrets, où ◀les▶ hommes vivent sans calcul ni prudence, dans ◀la▶ misère et dans ◀la▶ communion, superstitieux, poètes, bons et fous. Je décrivis ◀les▶ révoltes obscures ◀de▶ ces masses opprimées et naïves, conduites par des équipes ◀d’▶hommes durs, intellectuels bannis ou petits nobles déclassés, ◀le▶ triomphe implacable ◀de▶ Lénine, ◀l’▶enthousiasme du plan ◀de▶ cinq ans. Et je m’étonnais tout en parlant ◀de▶ raconter une épopée contemporaine : tout cela se dégageait ici ◀de▶ ◀la▶ mesquinerie hargneuse des polémiques et des partis pris, devenait légendaire, prenait ◀le▶ rythme et ◀les▶ couleurs grandioses et irréelles ◀de▶ ◀la▶ page ◀d’▶histoire. Mensonge ◀de▶ ◀la▶ distance et ◀de▶ ◀la▶ simplification, vérité ◀de▶ ◀la▶ fable qui donne une forme grande à nos obscurs et grands désirs informulés. En finissant, je craignis un moment ◀de▶ ◀les▶ avoir trompés, ◀de▶ ◀les▶ avoir rendus jaloux ◀d’▶une espèce ◀d’▶imagerie ◀d’▶Épinal, malgré moi trop pareille aux innocentes peintures ◀de▶ paradis modernisé que vulgarise ◀la▶ propagande communiste. Mais leurs questions ne tardèrent pas à me rassurer. Plusieurs voulurent savoir si cela marchait vraiment là-bas, aussi bien que j’avais pu ◀le▶ laisser croire ; si ce n’était pas encore un ◀de▶ ces régimes ◀de▶ dictature ; si ◀les▶ paysans avaient plus ◀de▶ liberté qu’auparavant, etc. Mais ce qui me surprit davantage, ce fut ◀la▶ question franche ◀d’▶un garçon ◀de▶ vingt ans, costaud, ◀l’▶air intelligent et ouvert : « Pensez-vous qu’on pourrait faire ◀la▶ même chose ici ? » Pour sa part, il était sceptique. Il pensait qu’en Vendée ◀les▶ choses ne seraient pas si simples, que ◀la▶ situation matérielle était meilleure et demandait un développement tout différent ; qu’on voulait surtout, par ici, garder sa liberté et se gouverner comme on ◀l’▶entendait. Et je me disais, en ◀l’▶écoutant : « En voilà un que ◀l’▶on pourrait sans honte présenter aux jeunes Russes, aux jeunes Allemands, comme un type ◀de▶ jeune Français. »
Je retiens ◀de▶ cette journée deux impressions (je n’ose pas en dire davantage : tout cela est encore moins clair dans ◀la▶ réalité que dans ce résumé). Quand j’ai projeté sur ◀la▶ paroi blanche ◀de▶ ◀la▶ salle ◀la▶ photo ◀de▶ Kalinine, président ◀de▶ ◀l’▶URSS, debout dans un champ, en costume ◀de▶ moujik, il y a eu un profond silence au lieu des rires que je craignais. (On peut donc gouverner sans être un monsieur en haut ◀de▶ forme ? Il a l’air ◀d’▶un brave type comme nous autres. Rêverie des jeunes cultivateurs.) Et quand j’eus terminé ma causerie, évitant ◀de▶ prononcer mon jugement sur ◀les▶ faits que je venais ◀d’▶exposer, afin de voir si mes auditeurs étaient ◀de▶ ◀la▶ même espèce que ceux ◀de▶ ◀l’▶île : cette série ◀de▶ questions précises et ce désir ◀de▶ rapporter ce que j’avais dit à leur situation concrète. Esprit critique, méfiance intelligente des paysans, conscience ◀de▶ leur autonomie…
Je ne bifferai pas ◀les▶ conclusions que j’avais tirées ◀de▶ ◀la▶ conférence à A… Elles sont également vraies. Ce qui est faux, c’est ◀de▶ parler du peuple en général. « On ◀le▶ savait depuis longtemps ». On sait tant de choses qu’on n’a jamais pris ◀la▶ peine ◀de▶ connaître, chez ◀les▶ « intellectuels ».
17 mars 1934
◀L’▶instituteur vendéen. — Nous étions assis dans sa cuisine avec sa femme et ses deux enfants. C’est un homme ◀de▶ quarante ans, aux traits réguliers et sérieux, un peu lent ◀de▶ geste et ◀de▶ parole ; prudent. Il se plaint ◀de▶ son isolement. « On nous laisse seuls, sans direction. Nous ne savons pas que lire. ◀Le▶ travail est dur, ici. Il faut lutter contre ◀les▶ parents, contre ◀la▶ concurrence ◀de▶ ◀l’▶école libre qui nous a pris ◀les▶ deux tiers ◀de▶ nos élèves. On aurait besoin ◀de▶ nourriture intellectuelle pour se soutenir. Quelquefois on nous envoie des journaux ou des revues à ◀l’▶essai, mais c’est toujours ◀de▶ ◀la▶ politique. Quand j’étais jeune, j’ai beaucoup lu Anatole France, c’est à cause de lui que j’ai perdu ◀la▶ foi. J’aimais aussi Romain Rolland. Est-ce qu’il est mort ? Vous ne pourriez pas me dire ce qu’il y aurait ◀d’▶intéressant à lire ? — Ne lisez-vous pas ◀de▶ journaux politiques ? — Ce n’est pas ce qu’on cherche. Il faudrait en lire deux au moins pour corriger ◀les▶ mensonges. Ce qu’ils peuvent tous mentir ! On ne peut plus avoir confiance dans ◀les▶ partis. C’est aussi à cause de cette centralisation : qu’est-ce qu’ils savent ◀de▶ notre situation à Paris ? Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen ◀de▶ faire un mouvement politique en dehors des partis, et ◀de▶ voir une fois ce qu’il y aurait à changer pratiquement dans chaque province ? Qu’on arrive enfin à se gouverner sur place, dans chaque commune ? On sent bien ce qu’il faudrait. Mais qu’est-ce qu’on peut, tout seuls dans ce coin ?… »
J’ai essayé ◀de▶ faire une liste ◀de▶ livres à lire pour ◀l’▶instituteur ◀de▶ M… Je ne trouve à lui recommander que des traductions. ◀La▶ littérature moderne en France n’a guère à donner à ceux qui ont faim ◀de▶ nourriture solide, élémentaire. Défaut ◀de▶ naïveté, ◀de▶ force ou ◀de▶ conviction. On dirait que tout son effort est ◀de▶ s’écarter ◀le▶ plus possible ◀de▶ ce qui est simplement vrai. Je comprends assez bien qu’un certain nombre ◀d’▶écrivains français aient passé au communisme : il leur fallait cela sans doute pour oser parler de nouveau une langue large, utile et humaine… Auparavant, ils croyaient comme ◀les▶ autres que c’était plutôt ridicule. Telle est ◀la▶ pauvre chance des « intellectuels » : il a fallu un nouveau conformisme pour ◀les▶ libérer ◀de▶ ◀l’▶ancien ; — et ◀l’▶alibi ◀d’▶une action politique à laquelle ils n’entendent goutte.