Du danger de s’unir (15 avril 1938)e
Le▶ ministère Blum a vécu ◀l’▶espace d’une parenthèse ouverte par ◀l’▶Anschluss et fermée par ◀le▶ plébiscite grand-allemand. Face à ◀l’▶affirmation de ◀l’▶unité germanique, faite et scellée en deux coups de poing, ◀la▶ France, un mois durant, s’est énervée à discourir sur sa désunion.
J’entends bien que tout le monde n’a parlé que d’union, mais sur un ton qui, de toute évidence, en excluait ◀la▶ possibilité. Car quand ◀la▶ droite propose ◀l’▶union à condition que ◀la▶ gauche renonce à ses réformes, et quand ◀la▶ gauche propose ◀l’▶union à condition que ◀la▶ droite adopte son programme, c’est que, de part et d’autre, on est très fermement décidé à ne pas s’unir.
Cette double hypocrisie est sans doute un hommage que ◀l’▶esprit partisan rend à ◀l’▶union sacrée.
Mais ce qui m’apparaît ◀le▶ plus dangereux dans cette affaire, ce n’est pas ◀l’▶hypocrisie ni ◀l’▶esprit partisan, c’est ◀l’▶hommage et ◀l’▶union sacrée. ◀L’▶hypocrisie est trop grossière pour tromper, et ◀l’▶esprit partisan est comme déconcerté par ses propres excès. Mais cette fausse vertu qu’on honore, cette union sacrée qu’on invoque, craignons qu’à force de ◀l’▶invoquer ◀l’▶on finisse par ◀la▶ vouloir et par ◀la▶ faire.
Il est vrai qu’on n’en est encore qu’à s’en servir comme d’un prétexte pour légitimer des coups bas. Discours à part, que fait-on depuis un mois pour préparer ◀les▶ voies de ◀la▶ réconciliation ?
◀Les▶ socialistes du Populaire soulèvent leurs troupes contre ◀le▶ Sénat, provoquant une manifestation qu’ils interdisent en tant que ministres. ◀Le▶ Parti communiste fait crier : « À bas Blum ! » au Vélodrome d’Hiver, et ◀le▶ lendemain, fait publier par Ce Soir : « ◀Les▶ élus communistes exigent que Blum reste au pouvoir ! » ◀Le▶ Parti radical, à ◀la▶ Chambre, soutient un ministère qu’il renverse au Sénat. Et que font ces trois partis réunis dans ◀le▶ Front populaire ? Leurs gouvernements successifs qualifient l’un après l’autre d’illégales ◀les▶ occupations d’usines, et refusent l’un après l’autre d’intervenir pour appliquer ◀la▶ loi dont ils sont ◀les▶ auteurs. ◀L’▶habitude de ◀la▶ non-intervention se prend décidément très vite.
Quant à ◀la▶ droite, on renonce à résumer son jeu ; sans doute n’en sait-elle plus elle-même ◀les▶ règles. Patriote, elle exporte ses capitaux. Antisémite, elle oppose Mandel à Blum. Nationaliste, elle soutient Franco, agent d’Hitler, qui est un ennemi, et elle attaque Thorez, agent de Staline, qui est un allié.
Cet ensemble de faits pose une alternative : ou bien tout le monde est devenu fou, c’est-à-dire fait ◀le▶ contraire de ce qu’il veut faire ; ou bien personne, en réalité, ne veut ◀l’▶union qu’on dit vouloir, et alors tout s’explique aisément.
Or, ce qui est ◀le▶ plus à redouter, ce n’est pas tant qu’on triche sous prétexte d’union, mais bien que las de ces tricheries, et d’autre part dupé par ce grand mot dont on lui rebat ◀les▶ oreilles, ◀le▶ peuple de France, un beau jour, ne se décide à jouer sérieusement, — à jouer ◀le▶ jeu de ◀l’▶union sacrée.
Ce qui est grave, ce qu’il faut redouter, c’est que ◀le▶ désir de riposter au coup d’Hitler n’amène ◀les▶ droites et ◀les▶ gauches en même temps à ne plus concevoir leur union que sous ◀la▶ forme d’un Anschluss, d’une mutuelle annexion. Il ne manque pas de Seiss-Inquart, dans ◀les▶ deux camps, pour appeler au secours ◀les▶ troupes adverses et ◀les▶ prier de venir rétablir ◀l’▶ordre. Il ne manque pas de fascistes inconscients pour confondre ordre et mise au pas. Il ne manque pas d’intellectuels de droite et de gauche pour proclamer qu’en présence du danger, ◀l’▶exercice de ◀la▶ pensée libre, ou simplement de ◀l’▶intelligence, équivaut à une trahison… Enfin, il ne manque pas de politiciens pour estimer que leur programme d’union est celui qui supprime ◀les▶ problèmes au lieu d’essayer de ◀les▶ résoudre, et fait converger des refus au lieu de composer des efforts. Programme de M. Daladier (selon ◀le▶ Journal du 10 avril) : exclusion des communistes ; non-intervention en Espagne ; expulsion des indésirables ; évacuation des usines. C’est tout. Il est vrai que ces quatre négations couvrent une implicite affirmation, qui est celle du réarmement à outrance, et même au-delà. Mais ◀la▶ presse n’en parlera pas, cela va de soi, c’est ◀le▶ seul but commun à tous ◀les▶ partis existants. On peut se payer ◀l’▶élégance de ◀le▶ taire.
Toutes ◀les▶ unions sacrées se font ainsi. Pour éviter de mourir, cessons de vivre et armons-nous. Abdiquons toutes nos raisons d’être, et armons-nous pour sauver ◀le▶ reste. Hitler menace ◀la▶ paix de ◀l’▶Europe ? Qu’à cela ne tienne, décrétons ◀l’▶état de guerre et c’est Hitler qui sera bien attrapé ! Trois dictatures menacent nos libertés démocratiques ? Eh bien ! cessons de ◀les▶ exercer, ces libertés, et comme cela ◀les▶ dictateurs n’auront plus rien à supprimer chez nous !
◀Les▶ primitifs s’accordent à tenir pour sacrée ◀l’▶absence totale de raison chez un être doté d’une apparence humaine. Est-ce en vertu de cette coutume qu’on nous somme de cesser de penser, sous prétexte d’union « sacrée » ?
Concevoir ◀l’▶union comme ◀l’▶annexion d’une moitié de ◀la▶ France par l’autre, c’est ◀la▶ rendre irréalisable, dans l’état actuel des choses. J’en conclus que personne ne ◀la▶ veut sérieusement. Mais comme tout le monde en parle, et non sans émotion, j’en conclus que beaucoup y rêvent. C’est ce rêve qui peut tourner au cauchemar.
Car seule ◀la▶ force brutale peut opérer une union de ce type, qui n’est qu’une unification. Dans ◀la▶ mesure où on ◀la▶ voudra, on voudra donc ◀la▶ force brutale. On voudra donc ◀la▶ fin des libertés françaises. Et pour sauver ◀la▶ France, on perdra ◀les▶ meilleures raisons de ◀la▶ défendre. Disons plus : on perdra ses meilleures forces.
◀L’▶union qui se fait par ◀la▶ force n’est pas ◀l’▶union qui fait ◀la▶ force. Ou alors, cessons de critiquer Hitler, Staline, Mussolini. ◀La▶ force de ◀la▶ France n’est pas dans son union.
Elle est dans sa capacité unique au monde de supporter ◀les▶ désunions, ou pour mieux dire : ◀le▶ libre jeu des plus franches oppositions. ◀La▶ force de ◀la▶ France est dans ◀la▶ création, et non pas dans ◀la▶ discipline ; dans ◀l’▶invention, non dans ◀la▶ marche en rangs. Un peuple qui accepte une dictature se décerne un certificat d’incapacité politique. Ne croyons pas surtout qu’il en soit aussi fier qu’il ◀le▶ paraît, et aussi satisfait qu’il ◀le▶ proclame. Ne croyons pas qu’il considère sans envie notre périlleuse liberté, dont sa presse raille ◀les▶ abus, mais dont il espère en secret que sortira sa propre délivrance. Ce que ◀le▶ monde attend de ◀la▶ France, en vérité, ce n’est pas un Führer de plus, mais au contraire, c’est ◀la▶ solution des problèmes que d’autres, n’ayant pu résoudre, ont essayé de supprimer en se donnant à un Führer. Ce que ◀le▶ monde attend de ◀la▶ France, c’est une audace libératrice. ◀L’▶audace d’assumer tous ◀les▶ risques de ◀la▶ liberté politique, ◀l’▶audace de pousser ◀les▶ conflits jusqu’à leur pleine maturation, jusqu’à leur solution réelle. ◀L’▶audace de faire passer cette mission créatrice avant ◀l’▶intérêt « national » au sens matérialiste et militaire que prend ce terme dans ◀l’▶Europe fascisée.
On ne défend bien que ce qui vaut d’être défendu. Et ◀la▶ plus forte armée du monde n’est rien, si ◀le▶ pays qu’elle entend protéger abdique ses raisons de vivre avant même qu’on ◀l’▶attaque, sous prétexte de mieux se défendre.
Avec vingt ans de retard, Hitler vient de gagner ◀la▶ guerre à Vienne. Avec vingt ans d’avance sur Hitler, ◀la▶ France va-t-elle enfin gagner sa paix ?
Ce n’est point sans raisons que je termine sur une question. S’opposer à ◀l’▶union sacrée, ce n’est pas faire ◀l’▶éloge du désordre présent, du désordre honteux de lui-même, et que ses excès conduisent à rêver d’un fascisme. Mais il s’agit de savoir si ◀la▶ France, réellement, saura retrouver ◀l’▶usage concret et positif des libertés qu’elle s’est conquises. Il s’agit de savoir si ◀le▶ désordre va devenir ◀la▶ seule expression de nos libertés dégénérées, ou si nous saurons retrouver un but commun, en avant de nos luttes, une commune mesure spirituelle qui ne soit pas ◀les▶ armements, qui ne soit pas ◀la▶ défense nationale mais d’abord ◀l’▶idéal national. Il n’en faudrait pas davantage — ni moins — pour transformer notre apparent désordre en quelque chose d’incomparablement plus beau et fort que ◀l’▶ordre apparent des fascismes.
Enfin, toute ◀la▶ question est là : — ◀la▶ liberté fait-elle plus peur qu’envie ? Ne sait-on plus en voir que ◀les▶ revers ? Ou prendrons-nous enfin conscience de ◀l’▶écrasante supériorité qu’elle peut signifier dans ◀l’▶avenir, si nous cessons de nous énerver, si nous osons vivre ◀la▶ paix ?