Le▶ seul espoir (juin 1938)a
◀La▶ mission historique ◀de▶ notre Confédération, c’est ◀de▶ garder libres pour tous, ◀les▶ cols du centre ◀de▶ ◀l’▶Europe ; mission pratique et symbolique.
Au cours des derniers mois, il semble bien que nous ◀l’▶ayions redécouverte. Liehburg ◀l’▶a décrite dans ses drames. ◀Les▶ personnalistes romands ◀l’▶ont exaltée dans une récente publication (un numéro spécial ◀de▶ ◀la▶ revue Esprit dont ◀le▶ retentissement a été grand). Enfin M. Motta lui-même ◀l’▶a définie en quelques phrases lapidaires dans sa dernière déclaration aux chambres fédérales.
Il se peut que ◀l’▶aspect pratique ◀de▶ cette mission ait perdu ◀de▶ son importance par suite des très profondes transformations intervenues depuis ◀le▶ Moyen Âge dans ◀le▶ système des communications européennes. Il est probable que ◀le▶ Gothard ne jouera plus jamais ◀le▶ rôle unique et décisif qu’il jouait au temps du Saint-Empire. Mais alors ◀l’▶aspect symbolique ◀de▶ ◀la▶ mission confédérale se dégage et doit être dégagé avec une évidence, une force, une conviction profondément renouvelées.
◀Le▶ signe physique ◀de▶ notre mission, c’était ◀la▶ défense des cols, cœur physique ◀de▶ ◀l’▶Europe médiévale. Désormais, il nous appartient ◀de▶ proclamer ◀la▶ signification spirituelle ◀de▶ cette même et unique mission : c’est ◀la▶ défense du cœur spirituel ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀la▶ garde montée autour de cette réalité qui définit ◀l’▶homme ◀d’▶Occident : ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ personne et des institutions fondées sur elle.
◀La▶ personne, ce n’est pas ◀l’▶individu enfermé dans ses droits égoïstes. Mais ce n’est pas non plus ◀le▶ « soldat politique » qui n’a plus en lui-même ◀de▶ principe ◀d’▶existence, et qui n’est rien qu’un rouage ◀de▶ ◀l’▶État. Enfin ◀la▶ personne n’est plus une simple idée. C’est ◀la▶ réalité paradoxale et dynamique ◀de▶ ◀l’▶homme qui a fait ◀la▶ civilisation et ◀la▶ grandeur réelle ◀de▶ ◀l’▶Occident : ◀l’▶homme libre, existant par soi-même et par ◀la▶ force ◀de▶ sa vocation unique, mais cependant relié à ◀la▶ communauté par ◀l’▶exercice ◀de▶ cette vocation.
◀L’▶homme libre et relié, c’est ◀le▶ chrétien des communautés primitives : c’est ◀le▶ chevalier des légendes médiévales ; c’est ◀l’▶artisan des guildes et des corporations au temps de ◀l’▶ascension bourgeoise ; c’est ◀le▶ citoyen responsable ◀de▶ nos démocraties modernes dans ◀la▶ mesure où ces démocraties méritent encore ◀de▶ porter ce nom, et ne sont pas ◀de▶ simples oligarchies ◀de▶ financiers et ◀de▶ démagogues. Tout ce qui s’est fait ◀de▶ réel et ◀de▶ valable en Occident fut ◀l’▶œuvre ◀de▶ ces hommes doublement responsables devant leur foi et devant leurs prochains.
Cette attitude « personnaliste » est ◀la▶ vraie tradition ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀la▶ voie royale ◀de▶ sa culture, ◀le▶ foyer ◀de▶ son rayonnement. Ce n’est pas, comme certains veulent ◀le▶ croire, un moyen terme entre anarchie et tyrannie, c’est au contraire ◀l’▶équilibre central et créateur dont ◀l’▶individualisme et ◀le▶ collectivisme ne représentent que ◀les▶ déviations et ◀les▶ maladies périodiques.
Or il se trouve que ◀la▶ devise antique ◀de▶ notre Confédération est précisément ◀la▶ devise du personnalisme véritable, ◀l’▶affirmation indivisible ◀de▶ ◀l’▶homme libre mais relié, ◀le▶ paradoxe vivant et vivifiant ◀de▶ l’un pour tous, tous pour un !
Ainsi, dès ◀l’▶origine, ◀la▶ Suisse s’affirme-t-elle comme ◀la▶ gardienne du secret ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ sa vraie force et des valeurs qui ◀l’▶ont créée. Gardienne des cols pour ◀les▶ nations, gardienne ◀de▶ ◀la▶ doctrine commune à tous ◀les▶ peuples, elle n’a pas ◀d’▶autre rôle ni ◀d’▶autre vocation. Elle n’est pas elle-même une nation, mais elle est davantage que cela : elle est ◀le▶ lieu et ◀la▶ formule du génie propre ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Et voilà pourquoi nous sommes neutres.
En aucune heure ◀de▶ notre histoire, nous n’avons éprouvé une telle nécessité ◀de▶ prendre ou ◀de▶ reprendre pleine conscience ◀de▶ cette mission qui est notre raison ◀d’▶être.
À ◀la▶ période ◀de▶ déviation dans ◀le▶ sens individualiste que représentent ◀les▶ deux derniers siècles, succède depuis ◀la▶ guerre — qui fut une guerre des masses — une ère ◀de▶ déviation dans ◀le▶ sens collectiviste. Cette maladie du sentiment occidental se révèle beaucoup plus dangereuse pour notre État que ◀l’▶anarchie ancienne. Elle tend à nier notre mission. Elle tend à nier ◀l’▶existence ◀de▶ tout ce qui ne serait pas une grande nation monolithique, fondée sur ◀l’▶unité — toute théorique d’ailleurs — ◀de▶ ◀la▶ race, ◀de▶ ◀la▶ langue et ◀de▶ ◀la▶ force militaire. Par là même, elle s’attaque à ◀la▶ tradition créatrice ◀de▶ ◀l’▶Occident, — et elle menace en premier lieu sa garde neutre. ◀L’▶esprit totalitaire est une puissante négation du seul principe qui tienne rassemblés nos cantons, et ◀de▶ ◀l’▶idéal commun qui nous a fédérés. Jamais, depuis ◀le▶ xiiie siècle, nous n’avons encouru un tel péril. Jamais ◀la▶ conscience impérieuse des raisons ◀d’▶être ◀de▶ ◀la▶ Suisse n’a été, comme elle ◀l’▶est aujourd’hui, une condition vitale ◀de▶ notre existence même.
Je vois un peu partout des signes ◀de▶ réveil. J’en ai relevé trois au début ◀de▶ cet article, bien minimes il est vrai, mais assez nets et assez neufs. Il y en a d’autres, très typiques, dans ◀l’▶attitude ◀de▶ nos syndicats, qui tendent de plus en plus à développer ◀la▶ conscience démocratique au sens suisse ◀de▶ leurs adhérents : on revient au fédéralisme tel que nous sommes chargés ◀de▶ ◀le▶ défendre, et qui s’oppose autant au particularisme étroit qu’à cette forme antisuisse ◀de▶ centralisation qui s’appelle ◀le▶ nationalisme. Mais ◀le▶ plus gros effort s’esquisse à peine. Ce sera ◀la▶ tâche ◀de▶ ◀la▶ nouvelle génération que ◀de▶ ◀le▶ mener à chef dans ◀le▶ plus court délai. Car il y va ◀de▶ ◀l’▶existence même ◀de▶ notre État, et au-delà : ◀de▶ ◀l’▶espoir ◀d’▶une Europe recréée selon son génie.
◀De▶ cette action urgente, je ne puis ici qu’indiquer ◀la▶ ligne générale.
Notre force, à nous Suisses fédérés, n’est pas dans ◀le▶ nationalisme ! Nous ne sommes pas une nation ; ni trois nations ; ni même vingt-deux petites nations. Nous sommes une Confédération ◀de▶ communautés régionales. C’est dans ◀la▶ mesure où nous voulons rester cela, et ◀le▶ devenir ◀de▶ mieux en mieux, que nous serons grands devant ◀l’▶Europe, parce que nous serons ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Si, pour faire face à ◀la▶ menace totalitaire, nous essayons plus ou moins sérieusement ◀de▶ devenir nous aussi une nation, notre compte sera vite réglé. Car :
1° nous perdrons notre raison ◀d’▶être, et il n’est pas ◀d’▶exemple dans ◀l’▶Histoire qu’un État qui a perdu sa raison ◀d’▶être y survive plus ◀de▶ quelques années. ◀L’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶Autriche est éclatant ; il ◀l’▶est même trop pour que j’insiste…
2° nous ne pouvons devenir qu’une des plus petites nations ◀de▶ ◀l’▶Europe, et une nation divisée contre elle-même en trois races et trois langues, si ce n’est quatre. Dès lors, quelle force opposerons-nous aux grandes nations qui nous entourent ? Nous serons dépecés en trois Anschluss.
Ce n’est donc pas un « idéal fumeux » que j’oppose à ◀la▶ tentation ◀d’▶un nationalisme helvétique. Je lui oppose ◀la▶ condition même ◀de▶ notre droit à ◀l’▶existence.
Notre seule force est dans notre idéal personnaliste, et donc fédéraliste. Notre seule force sérieuse est ◀d’▶ordre spirituel. ◀Les▶ « réalistes » qui voudraient ◀le▶ nier trahissent et ruinent notre grandeur et notre espoir. ◀La▶ Suisse n’a pas ◀de▶ pires ennemis. Ce n’est pas une armée motorisée qui nous sauvera ◀de▶ ◀l’▶attaque ◀de▶ nos voisins, même si nous ruinons ◀le▶ pays pour ◀la▶ perfectionner au maximum. Ce qui sauvera ◀la▶ Suisse, c’est ◀la▶ conscience ◀de▶ son destin européen. C’est notre effort pour nous élever au niveau de cette destinée. Et c’est ◀l’▶affirmation tenace et convaincue ◀de▶ ◀l’▶avenir que nous incarnons aux yeux des peuples ◀d’▶Occident.
Notre seul espoir, à nous Suisses, c’est ◀de▶ rester et ◀de▶ devenir ◀de▶ mieux en mieux ◀le▶ seul espoir ◀de▶ ◀l’▶Europe déchirée.