La▶ vraie défense contre ◀l’▶esprit totalitaire (juillet 1938)a
◀L’▶esprit totalitaire est pour nous une menace1. ◀De▶ récents événements ◀l’▶auront fait voir aux plus naïfs. Mais il n’est pas seulement une menace. Il est aussi, et c’est beaucoup plus grave, une tentation. Il flatte au cœur ◀de▶ notre angoisse morale et matérielle ◀le▶ désir lâche ◀d’▶un « ordre » imposé par ◀la▶ force, ◀d’▶une « mise au pas » brutale qui nous dispense ◀de▶ nous sentir ◀les▶ responsables ◀de▶ ◀la▶ cité et ◀de▶ ◀l’▶État. D’autre part, il nous tente par ◀la▶ promesse ◀d’▶une communauté restaurée, ◀d’▶un coude-à-coude physique, ◀d’▶une grande camaraderie.
Et ce sont là ◀les▶ vraies raisons ◀de▶ sa puissance. C’est sur ce terrain-là — non sur des champs ◀de▶ bataille hypothétiques — que nous devons organiser nos résistances.
◀Le▶ totalitarisme a triomphé surtout pour deux raisons, me semble-t-il :
D’abord il a utilisé ◀le▶ défaut ◀de▶ civisme qui résultait ◀de▶ ◀la▶ destruction ◀de▶ toute commune mesure dans ◀la▶ cité (ou ◀d’▶un défaut total ◀d’▶éducation, comme en Russie).
Ensuite il a donné une réponse à ◀l’▶exigence religieuse des peuples, déçue par ◀les▶ Églises chrétiennes.
Défaut ◀de▶ civisme : j’en donnerai un seul exemple mais significatif.
En Italie, ◀de▶ 1920 à 1922, ◀le▶ parti socialiste était ◀le▶ plus important : 35 % des électeurs. ◀Les▶ fascistes n’étaient qu’une très petite minorité. Comment s’imposèrent-ils ? Par ◀la▶ terreur. Ils arrivaient dans un village, par petits groupes montés sur des camions mettaient ◀le▶ feu à ◀la▶ bourse du travail, extorquaient ◀la▶ démission du maire socialiste ou ◀le▶ tuaient, puis rentraient sans être inquiétés. Et cela, des centaines ◀de▶ fois. Comment ces crimes ont-ils pu se produire ? C’est que ◀la▶ police protégeait ◀les▶ fascistes contre ◀les▶ moindres réactions du peuple — réactions aussitôt qualifiées « ◀d’▶odieuses provocations marxistes ». Si ◀le▶ fascisme s’est imposé, c’est donc d’abord grâce à ◀la▶ protection ◀de▶ ◀la▶ police. Mais cela supposait ◀la▶ complicité des ministères libéraux qui dirigeaient cette police. Pour ne rien dire, naturellement, des grands bailleurs ◀de▶ fonds bourgeois, banquiers et dirigeants ◀de▶ trusts. C’est donc à une complicité quasi universelle que ◀le▶ fascisme a dû ◀de▶ s’emparer ◀de▶ ◀l’▶État. Un peu de civisme ◀l’▶eût arrêté. Sa force n’a été faite que ◀de▶ lâchetés accumulées, et ◀de▶ calculs dits « réalistes » ◀d’▶une bourgeoisie qui s’en repent peut-être aujourd’hui…2
Ne croyez pas que ce soit là une vue partiale et partisane ◀de▶ ◀l’▶histoire : c’est ◀la▶ version très officielle des historiens fascistes eux-mêmes. Une seule fois, nous apprennent-ils, ◀la▶ police s’opposa aux bandes armées des chemises noires. Ce fut à Sarzana, en juillet 1921. 500 fascistes avaient débarqué à ◀la▶ gare ◀de▶ cette petite ville. Ils s’y heurtèrent à 8 gendarmes et 3 soldats, qui pour une fois s’avisèrent ◀de▶ résister. Au premier coup de feu, ◀la▶ petite armée des chemises noires s’enfuit dans ◀les▶ campagnes. Cet épisode est symbolique, comme ◀le▶ prouve ◀le▶ rapport que fit à son sujet ◀le▶ chef fasciste ◀de▶ ◀l’▶expédition. Il écrit en effet à ◀la▶ Centrale du Parti : « ◀L’▶expédition ◀de▶ Sarzana n’est qu’un épisode normal : il devait survenir dès que ◀le▶ fascisme aurait trouvé des gens devant lui, disposés à tenir bon… » Rien n’est plus vrai : ◀le▶ totalitarisme ne saurait triompher « ◀de▶ gens disposés à tenir bon » selon ◀l’▶expression ◀de▶ ◀l’▶Italien. Or qu’est-ce qu’un homme décidé à tenir bon ? C’est un homme qui a conscience ◀de▶ ses raisons ◀de▶ vivre. Ce n’est pas ◀l’▶homme ◀le▶ mieux armé, mais celui dont ◀le▶ moral est ◀le▶ plus solide. Quand on lit ◀les▶ travaux historiques ◀les▶ plus sérieux sur ◀la▶ naissance des trois grandes dictatures, on constate ◀l’▶existence ◀d’▶une sorte ◀de▶ loi historique : ◀le▶ totalitarisme n’est fort que dans ◀la▶ mesure où ◀le▶ civisme est faible ; il est fort des lâchetés individuelles, répercutées dans ◀le▶ pouvoir établi ; et demain, s’il triomphe chez nous, sa puissance ne sera que ◀la▶ somme exacte ◀de▶ nos lâchetés particulières.
◀L’▶exemple ◀de▶ Sarzana nous ◀le▶ prouve fortement : ce n’est pas ◀le▶ nombre et ◀l’▶armement qui ont triomphé ce jour-là, mais ◀la▶ bonne conscience civique. Or une telle bonne conscience ne saurait exister que là où existe ◀l’▶autorité morale. ◀Les▶ fascistes ont été arrêtés à Sarzana, mais ils ◀l’▶ont emporté partout ailleurs, parce qu’ils représentaient une espérance. Je rejoins ici ma seconde thèse : ◀le▶ totalitarisme a triomphé parce qu’il fut le premier à donner une réponse très grossière, mais enfin une réponse, à ◀l’▶appel religieux du peuple. C’est parce que ◀les▶ fascistes avaient une mystique, tandis que ◀les▶ autres n’en avaient plus, que ◀les▶ fascistes n’ont pas rencontré ◀de▶ résistance sérieuse.
◀De▶ ces deux causes du succès totalitaire, déduisons maintenant nos principes ◀de▶ conduite :
1° Il nous faut restaurer ◀l’▶esprit ◀de▶ résistance civique. Et cela suppose que nous reprenions conscience ◀de▶ nos raisons ◀de▶ vivre dans ◀la▶ communauté, et des devoirs qu’impliquent nos libertés actuelles. Je ◀le▶ répète : ◀la▶ puissance du totalitarisme ne sera jamais que ◀la▶ somme exacte ◀de▶ nos lâchetés individuelles, c’est-à-dire ◀de▶ nos égoïsmes.
2° Il nous faut refaire une commune mesure vivante. Si nous ne ◀la▶ faisons pas, d’autres s’en chargeront, ◀l’▶appel existe, et c’est le premier qui saura lui répondre qui vaincra. Soyons donc les premiers chez nous, répondons ◀d’▶une manière plus humaine que ◀les▶ totalitaires, plus vraie aussi, et plus réellement totale. Mais c’est là une question religieuse, nous ◀l’▶avons vu, et seule une religion plus vraie que leurs mystiques saura nous indiquer ◀les▶ vraies fins ◀de▶ ◀la▶ lutte.
Conscience civique et conscience religieuse. J’illustrerai le premier point par notre situation comme Suisses. Et le second, par notre situation comme chrétiens.
◀L’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ Suisse me tient à cœur à double titre : c’est ma patrie, et d’autre part, il se trouve que sa tradition politique est ◀la▶ plus proche du personnalisme. C’est donc à propos de ◀la▶ Suisse que je pourrai ◀le▶ mieux faire saisir ◀la▶ portée immédiate ◀de▶ ce que j’entends quand je parle ◀de▶ conscience civique.
Lorsque ◀l’▶Allemagne totalitaire envahit ◀l’▶Autriche, nous fûmes saisis ◀d’▶une angoisse soudaine : pour la première fois, depuis des siècles, nous concevions ◀la▶ possibilité, même théorique, ◀d’▶un démembrement ◀de▶ notre État.
La première réaction ◀de▶ notre opinion fut aussi ◀la▶ plus naturelle et ◀la▶ plus instinctive : « Au signal du danger, armons-nous ! » ◀L’▶instinct ancestral ◀de▶ ◀l’▶homme, c’est ◀de▶ parer à ◀la▶ violence par une violence du même ordre. Cette solution est ◀la▶ plus naturelle parce qu’elle n’est en somme qu’un réflexe. Elle ne suppose aucun effort ◀de▶ ◀l’▶esprit, aucune espèce ◀d’▶imagination. Et c’est aussi pourquoi elle est ◀de▶ beaucoup ◀la▶ plus fréquente et ◀la▶ plus populaire. J’ai à cœur cependant ◀de▶ montrer son danger pour nous Suisses. Et je voudrais, à titre personnel évidemment, présenter quelques remarques sur ◀la▶ question des armements. J’y vois ◀le▶ piège ◀le▶ plus dangereux que nous tendent ◀les▶ totalitaires.
Plaçons-nous tout d’abord dans ◀l’▶hypothèse que seule ◀la▶ force matérielle peut résister à une menace totalitaire. ◀La▶ conséquence qui en découle immédiatement, c’est qu’il faut nous armer jusqu’aux dents. Mais sommes-nous sûrs que ◀le▶ réarmement massif profite aux nations pacifiques ? Sommes-nous même sûrs qu’il soit un avantage certain pour ◀les▶ nations qui glorifient ◀la▶ guerre ? ◀La▶ vraie raison ◀de▶ ◀la▶ course aux armements, c’est ◀l’▶incapacité où se trouvent ◀les▶ États, capitalistes ou soviétique d’ailleurs, ◀d’▶occuper leurs chômeurs autrement qu’en leur faisant fabriquer des obus. Beaucoup de personnes prétendent que ◀le▶ désarmement créerait un chômage effrayant. Raisonnement bien curieux, si ◀l’▶on y réfléchit. Quand il y a trop ◀de▶ médecins dans un pays, et donc chômage dans ◀la▶ profession médicale, personne n’a jamais eu ◀l’▶idée ◀de▶ proposer qu’on donne ◀la▶ peste à toute ◀la▶ nation. Or c’est à peu près cela qu’on nous propose : faire vivre ◀le▶ peuple avec ce qui doit ◀le▶ faire mourir. C’est ◀la▶ politique ◀de▶ Gribouille : pour éviter ◀la▶ pluie, on se jette à ◀l’▶eau.
Autre danger : si ◀l’▶on accepte ◀de▶ jouer ◀le▶ jeu des armements, ◀l’▶effrénée concurrence conduit ◀l’▶État qui veut se maintenir à peu près au niveau du voisin, à perdre ◀la▶ mesure ◀de▶ ce qu’il peut dépenser sans s’affaiblir. ◀Les▶ armements deviennent trop lourds pour lui : ils ◀le▶ gêneront bientôt plus qu’ils ne ◀le▶ protégeront. Un officier français résumait l’autre jour ce processus par une image un peu grosse, mais frappante : « Un 75 est plus puissant qu’un revolver, disait-il, c’est entendu. Mais donnez-moi un revolver, vous m’armez ! Donnez-moi un 75, vous me laissez sans défense : c’est trop lourd pour moi. » Exemple à retenir, pour un petit pays comme le nôtre.
Mais supposez que cette question soit résolue au mieux ◀de▶ nos possibilités ◀de▶ vie normale. Il s’agira maintenant ◀d’▶utiliser ◀les▶ armes. Nul n’ignore que ◀la▶ guerre moderne est devenue ◀la▶ guerre totale. C’est dire qu’il n’y a plus ◀de▶ distinction entre civils et militaires, selon ◀la▶ doctrine officielle dite ◀de▶ ◀la▶ nation armée.
Mussolini ◀l’▶a très bien dit : « ◀La▶ discipline militaire implique ◀la▶ discipline politique ». Qu’est-ce que cela signifie pratiquement ? Cela signifie que pour faire bloc contre ◀le▶ fascisme, sur le plan où il veut nous mettre, ◀les▶ démocraties seront contraintes ◀d’▶adopter peu à peu un régime politique qui ◀les▶ transformera automatiquement en puissances totalitaires. Avec cette différence que n’ayant pas vécu ◀la▶ révolution religieuse que représente ◀le▶ fascisme, elles auront moins ◀de▶ dynamisme. Ainsi, sous prétexte de vivre, elles perdront leurs raisons ◀de▶ vivre. Voici donc ◀le▶ dilemme que nous pose ce mimétisme totalitaire : ou bien ◀la▶ démocratie ne réussit pas à faire bloc à ◀la▶ manière fasciste, et alors elle est battue dans ◀la▶ « guerre totale » ; ou bien ◀la▶ démocratie réussit à faire bloc, mais alors ◀la▶ guerre est moralement perdue avant ◀d’▶être livrée, puisque ◀la▶ conception totalitaire s’est déjà installée chez nous, sous prétexte de défense nationale.
Or je crois que ◀l’▶erreur qui aboutit à ce dilemme est ◀la▶ plus grave que nous puissions commettre en tant que Suisses, car elle menace ◀l’▶existence même ◀de▶ notre État. Réagir à ◀la▶ menace totalitaire sur le plan ◀de▶ ◀la▶ défense armée, et tout subordonner à cela, c’est introduire chez nous ◀le▶ cheval ◀de▶ Troie.
◀La▶ guerre totale en effet suppose ◀l’▶unification totalitaire ◀d’▶un pays. Ou sinon, c’est qu’elle est très mal préparée. Or ce processus est radicalement contraire à ◀la▶ tradition fédérale, tradition qui est ◀la▶ seule raison ◀d’▶être ◀de▶ notre État. Se placer sur le plan ◀de▶ ◀la▶ guerre totale et ◀de▶ sa préparation civile en temps ◀de▶ paix, cela équivaut pratiquement à faire du nationalisme. Et il est aisé ◀de▶ voir que ◀le▶ nationalisme, en Suisse, signifierait bientôt ◀le▶ partage ◀de▶ notre État en trois nations. Ce serait ◀la▶ négation ◀la▶ plus radicale des bases mêmes ◀de▶ ◀la▶ Confédération.
Souvenons-nous du sort ◀de▶ ◀l’▶Autriche ! Si ce pays a succombé, ce n’est point tant qu’il ait cédé à ◀la▶ menace militaire, d’ailleurs réelle ; c’est surtout, c’est essentiellement parce qu’il doutait ◀de▶ sa valeur propre et autonome, parce qu’il doutait ◀de▶ sa vocation, ◀de▶ sa raison ◀d’▶être comme État ; parce qu’il était miné par une intime tentation ◀de▶ suicide totalitaire. Leçon capitale pour ◀la▶ Suisse !
Un État qui ne croit plus à sa valeur spirituelle, ou ne prouve plus qu’il y croit, puisqu’il se met à copier ◀le▶ voisin, un tel État ne peut pas compter sur ◀l’▶aide ◀d’▶autrui. Nous ne pouvons compter sur cette aide que dans ◀la▶ mesure où nous sommes pour ◀l’▶Europe quelque chose dont elle a besoin ; cette chose unique, irremplaçable : un État qui n’est pas national, mais qui est au contraire fédéral. Un État dont ◀les▶ bases historiques et ◀la▶ tradition ancestrale sont ◀la▶ négation même du totalitarisme. Un État qui représente et qui incarne ◀le▶ seul avenir possible ◀d’▶une Europe pacifique. Si nous restons cela, si nous prenons conscience tout à nouveau ◀de▶ ◀la▶ grandeur ◀d’▶une pareille vocation, on nous laissera tranquilles, parce qu’on saura là-bas que nous ne sommes pas assimilables. Voilà ◀la▶ résistance civique et toute civile dont je vous parlais, et voilà ◀la▶ conscience ◀de▶ notre force véritable. Si nous avons ◀le▶ droit et ◀le▶ devoir ◀de▶ rester neutres, ce n’est pas comme on ◀le▶ dit trop souvent en vertu de nos intérêts matériels, certes légitimes à nos yeux, mais dont nos grands voisins n’ont pas ◀de▶ raisons ◀de▶ tenir ◀le▶ moindre compte. Si nous avons ◀le▶ droit ◀d’▶être neutres, ce n’est pas en vertu d’un privilège divin, mais ◀d’▶une mission bien définie dont nous sommes responsables devant ◀l’▶Europe.
Et alors, va-t-on dire, vous êtes contre ◀l’▶armée ? Je serais contre elle si je croyais que dès maintenant nous sommes assez forts moralement devant ◀l’▶Europe, pour pouvoir nous passer ◀d’▶une armée. Ce n’est pas ◀le▶ cas. Mais il n’en reste pas moins que notre tâche est ◀de▶ tout mettre en œuvre pour échapper au cercle ◀de▶ ◀la▶ guerre totale. Je crois que ◀le▶ seul moyen sérieux ◀de▶ résister à ◀l’▶emprise totalitaire sur le plan ◀de▶ ◀la▶ lutte directe, c’est ◀d’▶inventer des formes ◀de▶ défense non militaires, donc non totalitaires. Je ne dis pas que je ◀les▶ ai trouvées. Je dis que ◀le▶ salut serait ◀de▶ ◀les▶ trouver. ◀La▶ force des totalitaires c’est ◀d’▶entraîner ◀les▶ démocrates sur un terrain où ils se renient eux-mêmes. Il est donc vital pour nous ◀de▶ refuser ce défi, ◀de▶ déjouer ce calcul, et ◀de▶ ne pas opposer à ◀la▶ violence une violence du même ordre, mais forcément plus faible, où ◀les▶ totalitaires puiseraient tout simplement une énergie renouvelée. Essayons ◀d’▶inventer autre chose. Ne jouons pas ◀le▶ jeu. Imitons ◀les▶ paysans du Morgarten : ils n’avaient pas ◀d’▶armures ni ◀de▶ lances : ils trichèrent donc au jeu où ◀l’▶adversaire devait gagner, et se défendirent avec leurs moyens propres : des quartiers ◀de▶ roche. Je ne veux pas dire, évidemment, que nous devions nous défendre aujourd’hui encore avec des quartiers ◀de▶ roche ; je veux dire que ◀la▶ force du faible, c’est ◀de▶ refuser ◀le▶ jeu du fort, et ◀de▶ ◀le▶ déconcerter par ce refus.
Je lis dans un ouvrage anglais quelques phrases qui pourraient orienter nos recherches à cet égard :
◀La▶ non-violence ◀de▶ ◀la▶ victime, écrit ◀l’▶auteur, agit comme ◀le▶ manque ◀d’▶opposition physique dans ◀le▶ jiu-jitsu : elle fait perdre son équilibre à ◀l’▶assaillant. Elle lui fait perdre ◀le▶ soutien que lui donnerait ◀l’▶opposition violente à laquelle il s’attend. Il se trouve comme précipité dans un nouveau monde ◀de▶ valeurs, où il ne sait comment agir, et il y perd son assurance. Représentons-nous cela : deux hommes se battent. Ils sont apparemment en divergence absolue ; en réalité, ils se battent sur ◀la▶ base ◀d’▶un accord fondamental : ◀la▶ croyance à ◀la▶ validité ◀de▶ ◀la▶ violence. Si tout ◀d’▶un coup l’un des lutteurs supprime cet accord fondamental et prouve par ses actes qu’il abandonne ◀la▶ méthode ◀de▶ lutte ancestrale, il n’est pas étonnant que l’autre soit déconcerté, parce que ses instincts animaux ne lui dictent plus ◀de▶ conduite immédiate. Il vacille devant ◀l’▶inconnu…
Pour ma part, je ne suis pas adversaire ◀de▶ ◀la▶ violence en soi, mais bien ◀de▶ cette forme mécanique qu’elle revêt dans ◀la▶ guerre moderne. Aussi bien, ◀la▶ page que je viens de citer ne propose-t-elle pas ◀la▶ non-résistance, mais au contraire une forme ◀de▶ lutte nouvelle. C’est à cette sorte ◀de▶ jiu-jitsu moral que nous devrions nous exercer. Si ◀l’▶on y déployait ◀le▶ quart ◀de▶ ◀l’▶énergie et ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ sacrifice qu’on met ordinairement dans ◀le▶ métier des armes, il est certain qu’on obtiendrait des résultats considérables. Il faut chercher.
Et je ne vous dis pas cela seulement comme personnaliste, adversaire du stalinisme et du fascisme ; je ne vous ◀le▶ dis pas seulement comme Suisse, convaincu ◀de▶ ◀la▶ mission fédéraliste ◀de▶ son pays ; je vous ◀le▶ dis aussi comme chrétien.
Refuser ◀le▶ jeu ◀de▶ ◀l’▶agresseur violent, c’est le premier devoir du chrétien. Déconcerter ◀le▶ mal en lui opposant ◀le▶ bien, c’est toute ◀la▶ tactique des apôtres. Et pour qu’on n’aille pas penser que je préconise je ne sais quelle veule démission ou quel défaitisme utopique, je traduirai ◀la▶ même idée en d’autres termes : à ◀la▶ brutalité, ◀le▶ chrétien n’oppose pas ◀la▶ brutalité, mais ◀la▶ violence spirituelle, qui est ◀la▶ véritable charité.
Violence contre nous-mêmes d’abord. Aucune doctrine ne peut être chrétienne si elle ne se fonde pas sur ◀la▶ repentance, qui est une violence faite à notre orgueil. Reconnaissons, Églises et fidèles, que si ◀la▶ pseudo-religion totalitaire triomphe aujourd’hui en Europe, c’est que nous avons laissé ◀les▶ peuples sans commune mesure spirituelle. Nous avons tous trahi ◀le▶ grand devoir communautaire ◀de▶ ◀l’▶Église, parce que nous avons transformé ◀le▶ christianisme en quelque chose ◀de▶ rassurant, ◀de▶ distingué, ◀de▶ commode et même ◀de▶ bourgeois. Alors ◀les▶ païens russes et ◀les▶ païens racistes ont fait ce que nous refusions ◀de▶ faire. Ils ◀l’▶ont fait mal, et contre nous. Ils représentent notre châtiment, comme ◀l’▶a magnifiquement montré Nicolas Berdiaev. Ce n’est pas à ◀la▶ méchanceté supposée ◀d’▶un Hitler ou ◀d’▶un Staline que nous devons attribuer tout ◀le▶ mal, mais aussi bien à ◀la▶ carence des chrétiens.
Ceci dit, il nous faut agir. Or agir, ce n’est pas haïr. Je ne veux, sous aucun prétexte pieux, exciter ◀de▶ ◀la▶ haine contre ceux qui adorent ◀l’▶idole totalitaire. Je veux démasquer cette idole, et ◀les▶ raisons profondes du culte qu’on lui rend. Or je distingue dans ces raisons plus ◀d’▶angoisse que ◀de▶ méchanceté.
J’ai reçu cet hiver, ◀d’▶un jeune nazi, une lettre significative, et à certains égards, fort émouvante.
◀La▶ raison profonde ◀d’▶un mouvement comme le nôtre — m’écrivait-il — est irrationnelle. Nous voulions croire à quelque chose. Nous voulions vivre pour quelque chose. Nous avons été reconnaissants à celui qui nous apportait cette possibilité. ◀Le▶ christianisme, probablement par ◀la▶ faute de ses ministres, ne satisfaisait plus depuis bien longtemps au besoin ◀de▶ croire ◀de▶ ◀la▶ majorité du peuple. Nous voulons croire à ◀la▶ mission du peuple allemand, nous voulons croire à son immortalité, […] et peut-être réussirons-nous à y croire.
Ne sentez-vous pas une angoisse dans ce peut-être ? Et dans cette volonté ◀de▶ croire à n’importe quoi et à tout prix, fût-ce à quelque chose ◀d’▶aussi peu croyable que ◀l’▶immortalité ◀d’▶un peuple ?… Or ◀l’▶angoisse n’appelle pas ◀la▶ haine, mais au contraire ◀la▶ compassion, bien qu’elle ◀l’▶appelle à son insu. Il faut savoir ◀la▶ deviner sous ◀les▶ rodomontades officielles et sous ◀les▶ vantardises effrénées ◀de▶ ◀la▶ propagande totalitaire. Tout cela n’exprime qu’un sentiment ◀d’▶infériorité collective, un manque ◀de▶ foi réelle qui se déguise en défi, par désespoir.
Mais là encore, je ne parle pas ◀d’▶une compassion sentimentale. Je parle ◀d’▶une attitude virile et décidée, ◀d’▶une volonté ◀de▶ libérer ces peuples en leur donnant ◀l’▶exemple, dans nos pays, ◀d’▶une meilleure solution ◀de▶ leur problème.
Contre ◀les▶ excès agaçants ◀de▶ ◀la▶ propagande soviétique et fasciste, toute espèce ◀de▶ tolérance polie serait déjà une complicité. Ce n’est pas ainsi que je conçois ◀la▶ charité. Quand ◀les▶ Romains adoraient leur empereur, ◀les▶ chrétiens ne craignaient pas ◀de▶ passer pour athées : ils refusaient ◀le▶ culte ◀de▶ ◀l’▶idole et s’en moquaient. Nous aussi nous devons rire des idoles colossales qu’on nous vante. Quand je vois ◀les▶ trois dictateurs qui font ◀les▶ gros yeux à ◀l’▶Europe, se proclament tous ◀les▶ trois infaillibles, je ne crois pas manquer au devoir ◀de▶ charité en jugeant parfaitement grotesque leur impossible prétention. Au fanatisme, il convient ◀d’▶opposer une certaine douceur amusée. Voltaire nous conte là-dessus une anecdote dont j’aime assez ◀l’▶impertinence. Il imagine un certain oncle à lui, qu’il appelle ◀l’▶abbé Bazin. « Cet abbé mourut, nous dit-il, persuadé que tous ◀les▶ savants peuvent se tromper et reconnaissant que ◀l’▶Église romaine est infaillible. ◀L’▶Église grecque lui en sut très mauvais gré et lui en fit ◀de▶ vifs reproches à ses derniers moments. Mon oncle en fut affligé, et pour mourir en paix, il dit à ◀l’▶archevêque ◀d’▶Astracan : « Allez, ne vous attristez pas. Ne voyez-vous pas que je vous crois infaillible vous aussi ? »
Toutefois ◀le▶ scepticisme n’est pas toujours, hélas, une réponse suffisante. ◀La▶ seule réponse décisive à cette immense question religieuse des peuples, ◀d’▶où sont issus ◀les▶ trois mouvements totalitaires, c’est ◀la▶ réponse vraiment totale ◀de▶ notre foi.
◀La▶ foi chrétienne, pour ◀les▶ mystiques idolâtres, c’est un adversaire plus sérieux que ◀les▶ canons et que ◀les▶ railleries. C’est ◀le▶ seul adversaire irréductible, — et pourtant charitable. Car nous ne condamnons pas des peuples, encore une fois. Ce que nous condamnons, ce sont des solutions et des doctrines au nom desquelles on veut réglementer ◀le▶ tout ◀de▶ ◀l’▶homme, quand il s’agit en vérité des solutions et des doctrines ◀d’▶un seul parti, ◀d’▶une seule tendance, et ◀la▶ plus animale ◀de▶ ◀l’▶homme. Seule a ◀le▶ droit ◀d’▶être totalitaire ◀la▶ vérité totale, qui n’appartient qu’à Dieu. C’est dans ◀la▶ mesure où nous ordonnerons nos vies à cette vérité-là, à elle d’abord, que nous pourrons prétendre apporter une réponse qui satisfasse aux vrais besoins du citoyen ou du soldat, ou ◀de▶ ◀l’▶ouvrier, ou ◀de▶ ◀l’▶aryen blond. C’est par cette seule mesure que nous pourrons devenir des personnes libres et responsables. Libres pour obéir à ce qu’elles ont accepté pour vocation, et responsables ◀de▶ cette vocation devant ◀la▶ cité qui ◀les▶ protège.
Je ne vous appellerai pas, en terminant, à une croisade antifasciste ou antimarxiste, mais à une tâche constructive, qui se situe ◀d’▶une manière très précise dans ◀le▶ mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire occidentale.
Trois siècles ◀d’▶individualisme, ◀de▶ divinisation ◀de▶ ◀l’▶homme, nous ont conduits à une dissolution presque totale ◀de▶ ◀la▶ société. Nous ne sommes plus qu’une poussière ◀de▶ petits individus, impuissants, isolés, anxieux. Allons-nous retomber dans une folie inverse, encore plus grave, ◀la▶ religion collectiviste ? ◀Le▶ péril est immense. Mais notre chance devant ◀l’▶Histoire ne ◀l’▶est pas moins. Il dépend en partie ◀de▶ nous que nous trouvions ◀la▶ solution ◀de▶ ◀l’▶éternel problème individu-communauté. Il dépend en partie ◀de▶ nous ◀de▶ refaire une société vivable, une commune mesure vivante sur ◀le▶ fondement ◀de▶ ◀la▶ personne, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶individu à la fois libre et engagé, autonome et pourtant solidaire. Celui que j’appelle ◀l’▶homme total.
Je ne sais si nous réussirons, mais nous aurons du moins sauvé ◀l’▶honneur ◀de▶ cette génération anxieuse. Et pour tout dire, je ne suis pas sans espoir. ◀Les▶ faux dieux ne font pas ◀de▶ miracles. Je ne me lasserai jamais ◀de▶ ◀le▶ répéter — c’est mon delenda Carthago : Là où ◀l’▶homme veut être total, ◀l’▶État ne sera jamais totalitaire.